L’impossible greffe. Réforme liturgique conciliaire et inculturation occidentale
Y a‑t-il ici la position outrée de quelques progressistes, justifiant leur position par une conception de l’Eglise, telle qu’ils pensent la trouver dans le concile Vatican II ? Sans doute en partie, mais si l’on revient à l’allocution de Mgr Boudon de 1965, on ne peut que noter une proximité de pensée. Car il apparaît dans son discours que la nécessité d’ancrer la langue liturgique dans le langage de tous les jours trouve son fondement dans le parallèle qui est établi entre l’Eglise et le monde avec ses diverses communautés. La première citation est ainsi structurée autour des deux expressions suivantes : « membres d’une communauté humaine … membres du même peuple de Dieu ». C’est une conception semblable, plus théorisée, que l’on trouve dans le champ propre de l’inculturation, c’est-à-dire de l’adaptation de la foi et de la liturgie à des cultures où la foi chrétienne n’a pas une histoire pluriséculaire. Ainsi, à propos de ce que l’on appelle par raccourci le rite zaïrois : « La ratio ultima de l’inculturation en Afrique est de fonder théologiquement la notion d’église locale en partant non point de l’Eglise universelle et d’une ecclésiologie centrée sur le sommet mais plutôt de l’idée de Peuple de Dieu incarné c’est-à-dire de la base, de l’église locale célébrant la liturgie » ((. Abbé Wenceslas Daleb Mpassy, « Quelques thèses fondamentales sur l’inculturation en Afrique : Nouveaux concepts d’interprétation des faits », http://daleb-mpassi2.over-blog. com/article-25837533.html. Ce texte semble être l’introduction d’une thèse de doctorat sur le rite zaïrois.)) . L’auteur, à ce propos, note qu’il se place résolument dans la pensée du cardinal Kasper, plus que dans celle du cardinal Ratzinger, dans un débat qui prit explicitement place au début des années 1990. Pour le premier, la catholicité de l’Eglise est présente dans l’église locale prise en elle-même, dont la communion avec les autres églises dans l’Eglise universelle est signifiée par la collégialité épiscopale. Pour le second, la précédente opinion porte en elle un risque de balkanisation de l’Eglise, et il plaide pour une priorité ontologique et historique de l’Eglise universelle sur les églises locales ; le Siège de Pierre en est le signe et l’instrument.
S’il faut mettre à jour l’expansion assez grande de cette conception de la liturgie émanant – de droit et non par concession – de la « base » et de sa vie, on peut encore citer l’expérience des synodes. Dans son ouvrage La paroisse en mouvement, le père Dominique Barnérias a étudié les synodes diocésains français au cours des deux dernières décennies ((. Dominique Barnérias, La paroisse en mouvement. L’apport des synodes diocésains français de 1983 à 2004, coll. « Théologie à l’université », Desclée de Brouwer, 2011, 510 p., 35 €.)) . Il y montre la présence récurrente d’un certain nombre d’éléments que nous avons déjà mentionnés et qui commencent de former une figure de l’inculturation de la liturgie : les synodes s’inscrivent dans, et amplifient un mouvement de mise en valeur de l’Eglise comme communion de communautés, où le niveau inférieur s’approprie ce qui lui vient d’au-dessus, en fonction de ce qu’il est et vit, dans un processus de co-responsabilité et de synodalité, qui va du synode des évêques aux conseils pastoraux des paroisses, en passant par les synodes diocésains ; le rassemblement dominical est un temps privilégié de convivialité, même s’il n’est pas que cela ; et les messes dominicales, comme d’autres célébrations (mariages, baptêmes, obsèques), se doivent d’opérer une interaction forte avec la vie. Sur ce fond, on peut lire une déclaration du premier synode d’Evreux (de 1987 à 1990), dont le P. Barnérias considère qu’elle exprime une position équilibrée, représentative de la démarche synodale en France : « Partir de la vie de l’homme, des événements, en nous “autocélébrant” sans discerner le mystère spirituel de cette “vie des hommes” risquerait de désacraliser nos liturgies et d’aboutir à un bavardage vide de sens, à un discours idéologique, voire partisan. Inversement, se référer au sacré pour refuser au cours de nos célébrations toute expression de la vie des hommes dans ses aspects les plus concrets, toute référence à la mission dans ses urgences quotidiennes, toute communication explicite au sein de la communauté semble couper la liturgie de ses racines, car Dieu est présent dans l’histoire des hommes et nous avons à la célébrer tous les jours et pas seulement le dimanche. Il s’agit donc dans la liturgie de “transposer” la vie des hommes, de l’élever à son niveau réellement sacré, en en dégageant le sens profond, en Dieu. Dans cette mesure, la liturgie effectue une sorte de rupture avec la vie quotidienne (comme toute fête) pour mieux en dire le sens. Ceci s’exprime dans les rites qu’il ne faut pas “absolutiser”, mais qu’il s’agit de respecter et d’expliquer. Il faut relier explicitement les rites à la vie, c’est-à-dire à l’existence personnelle et collective, aux relations vécues avec les autres, aux événements vécus à la lumière de la Foi » ((. Op.cit., pp. 104–105.)) .
On l’aura remarqué : ce dont il s’agit, en évitant l’autocélébration, mais en se méfiant du sacré, c’est de manifester « le mystère spirituel de cette vie des hommes », d’en « dégag[er] le sens profond », d’en « dire le sens ». De cela, les rites sont un support – qu’on ne manquera pas d’expliquer, voire de modifier –, et la Foi un éclairage.
A la fin du concile, le théologien Edward Schillebeeckx était parvenu à la conclusion suivante : du fait de la nota praevia de Paul VI, les affirmations sur le Peuple de Dieu et la collégialité des évêques, dans la constitution sur l’Eglise, perdaient de leur force, elles qui pouvaient entre autres garantir une profonde réforme de la liturgie ; dès lors, c’était du côté de la constitution sur l’Eglise dans le monde, Gaudium et spes, qu’il fallait se tourner, elle qui affirmait la présence cachée de Dieu dans le monde, que l’Eglise avait pour tâche de rendre explicite ((. Cf. Karim Schelkens (éd.), The council notes of Edward Schillebeeckx. 1962–1963, Mauritz Sabbebibliotheek, Faculteit Godgeleerdheid, Peeeters, Leuven, 2011, 77 p. Sur la relation entre ecclésiologie et réforme de liturgie, on trouve ceci, en date du 22 octobre 1962 (traduction par nos soins) : « Un renouveau universel est impossible parce que les besoins diffèrent d’un pays à l’autre […] Solution : accorder une compétence primordiale aux conférences épiscopales ! » (p. 8).)) . La position assez répandue que nous avons dégagée réalise en fait la synthèse entre les deux pôles que le célèbre théologien n’était parvenu à concilier, trop marqué qu’il était par la force déclarative de la nota praevia.
Nous sommes partis de la définition des rites dans le Code canonique des Eglises orientales, afin d’aborder la question des deux missels coexistant dans le rite romain, non dans une comparaison terme à terme des cérémonies et des paroles qu’ils contiennent – ce qui apporte des enseignements intéressants –, mais à partir de ce qu’on appelle l’inculturation. De cette inculturation, on n’a pas discuté la possibilité qu’elle se déroule aujourd’hui, selon le critère général que l’on a relevé dans le document de la Congrégation pour le Culte divin sur ce sujet, et dans une ampleur semblable au processus qui a donné naissance, aux époques apostolique et patristique, aux traditions rituelles latines et orientales. On ne voit pas ce qui l’exclurait a priori et de façon absolue. A propos de la langue latine, Romano Amerio déclarait : « L’usage de la langue latine est connaturel à l’Eglise catholique, non métaphysiquement mais historiquement » ((. Romano Amerio, Iota unum, Etude des variations de l’Eglise catholique au XXème siècle, Nouvelles Editions Latines, 1985, p. 55.)) . L’exclusion d’un processus actuel ne pourrait donc se justifier que si l’on établissait, d’un côté, que la rencontre de la foi avec certaines cultures avait une cause providentielle, au sens fort de l’expression, et, d’un autre côté, qu’il est possible de déterminer une clôture de cette rencontre. Sur le premier point, on connaît ce que Benoît XVI déclara lors du désormais fameux discours de Ratisbonne : « La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n’était pas un simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s’étaient fermées les routes de l’Asie et qui, en rêve, vit un Macédonien et entendit son appel : “Passe en Macédoine, viens à notre secours !” (cf. Ac 16, 6–10) – cette vision peut être interprétée comme un “raccourci” de la nécessité intrinsèque d’un rapprochement entre la foi biblique et la manière grecque de s’interroger » ((. Benoît XVI, Rencontre avec les représentants du monde scientifique au grand amphithéâtre de l’université de Ratisbonne, 12 septembre 2006.)) . Jusqu’où étendre cette affirmation ? Quant au second point, peut-on avancer un effet particulier de la Providence divine qui rendrait immuables des pans entiers des traditions liturgiques ? Il faudrait sans doute avancer un critère analogue à ce que, dans le domaine doctrinal, on qualifie de consensus des Pères : une doctrine appartient au contenu de la Révélation si elle a fait l’objet d’un consensus de la part des Pères, évêques et théologiens remarquables de la période patristique, quand bien même elle ne serait pas formulée explicitement dans la Sainte Ecriture. Ce fut, par exemple, cet élément que Pie IX avança pour authentifier et promulguer la doctrine de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie comme dogme de foi.
Si ce n’est au niveau des cérémonies – les différences entre rites sont trop importantes –, c’est sans doute du côté d’un fonds commun de l’ars celebrandi qu’on peut trouver les éléments immuables de la liturgie chrétienne. C’est l’idée que sous-tend l’article de Didier Rance, déjà mentionné (note 3). Dans une thèse sur un aspect de ce sujet ((. Serge Simard, La musique et l’inculturation de la liturgie au Québec contemporain, Université de Montréal, juin 2002. On peut en télécharger le texte intégral : http://constellation.uqac.ca/820/.)) , l’auteur établit ce qu’il appelle une « norme de réserve », selon lui indubitable, qui caractérise la musique liturgique selon les Pères : rejet de la lascivité et de la théâtralité, componction alliant démarche pénitentielle et regard sur la miséricorde divine, ineffabilité divine. Mais, la société contemporaine étant ce qu’elle est, il entend montrer que la musique liturgique est passée à une « norme de familiarité », et ce avec raison. Autre exemple de ce qu’on a essayé de manifester…
Quoi qu’il en soit de ce champ d’étude, ce qui a été décrit dans le corps de cette analyse n’y entre pas. La réforme liturgique, envisagée sous l’angle de l’adaptation « aux nécessités de notre époque », ne le peut, tout d’abord parce qu’elle s’inscrit dans un contexte culturel qui ne permet pas l’inculturation, au sens où l’Eglise l’envisage, puisque ce contexte n’est pas irrigué par des valeurs religieuses, au contraire ; sauf à considérer – et c’est malheureusement le cas – que l’homme et la société d’aujourd’hui portent en eux-mêmes un sens spirituel, une valeur sacrée, que l’Eglise a pour mission de rendre explicite. Mais voilà qui est justement une seconde raison de regarder avec prudence, si ce n’est recul et désaccord, les dernières décennies : on veut parler de l’intention des promoteurs de la réforme, jusqu’à aujourd’hui dans les synodes. On en a dégagé deux présupposés théologiques : une conception de l’Eglise comme communion d’églises locales ; un élargissement de la révélation et de l’histoire du salut, à une présence diffuse, mais réelle, permanente et efficace, de Dieu dans le monde. Ces deux conceptions, unies et orientant certains pans de la réforme liturgique et de son appropriation par les communautés, donnent naissance, non pas à une inculturation, mais à ce qui, à bien des égards, est une immanentisation de la foi.