Revue de réflexion politique et religieuse.

L’impossible greffe. Réforme litur­gique conci­liaire et incul­tu­ra­tion occi­den­tale

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Y a‑t-il ici la posi­tion outrée de quelques pro­gres­sistes, jus­ti­fiant leur posi­tion par une concep­tion de l’Eglise, telle qu’ils pensent la trou­ver dans le concile Vati­can II ? Sans doute en par­tie, mais si l’on revient à l’allocution de Mgr Bou­don de 1965, on ne peut que noter une proxi­mi­té de pen­sée. Car il appa­raît dans son dis­cours que la néces­si­té d’ancrer la langue litur­gique dans le lan­gage de tous les jours trouve son fon­de­ment dans le paral­lèle qui est éta­bli entre l’Eglise et le monde avec ses diverses com­mu­nau­tés. La pre­mière cita­tion est ain­si struc­tu­rée autour des deux expres­sions sui­vantes : « membres d’une com­mu­nau­té humaine … membres du même peuple de Dieu ». C’est une concep­tion sem­blable, plus théo­ri­sée, que l’on trouve dans le champ propre de l’inculturation, c’est-à-dire de l’adaptation de la foi et de la litur­gie à des cultures où la foi chré­tienne n’a pas une his­toire plu­ri­sé­cu­laire. Ain­si, à pro­pos de ce que l’on appelle par rac­cour­ci le rite zaï­rois : « La ratio ulti­ma de l’inculturation en Afrique est de fon­der théo­lo­gi­que­ment la notion d’église locale en par­tant non point de l’Eglise uni­ver­selle et d’une ecclé­sio­lo­gie cen­trée sur le som­met mais plu­tôt de l’idée de Peuple de Dieu incar­né c’est-à-dire de la base, de l’église locale célé­brant la litur­gie » ((. Abbé Wen­ces­las Daleb Mpas­sy, « Quelques thèses fon­da­men­tales sur l’inculturation en Afrique : Nou­veaux concepts d’interprétation des faits », http://daleb-mpassi2.over-blog. com/article-25837533.html. Ce texte semble être l’introduction d’une thèse de doc­to­rat sur le rite zaï­rois.)) . L’auteur, à ce pro­pos, note qu’il se place réso­lu­ment dans la pen­sée du car­di­nal Kas­per, plus que dans celle du car­di­nal Rat­zin­ger, dans un débat qui prit expli­ci­te­ment place au début des années 1990. Pour le pre­mier, la catho­li­ci­té de l’Eglise est pré­sente dans l’église locale prise en elle-même, dont la com­mu­nion avec les autres églises dans l’Eglise uni­ver­selle est signi­fiée par la col­lé­gia­li­té épis­co­pale. Pour le second, la pré­cé­dente opi­nion porte en elle un risque de bal­ka­ni­sa­tion de l’Eglise, et il plaide pour une prio­ri­té onto­lo­gique et his­to­rique de l’Eglise uni­ver­selle sur les églises locales ; le Siège de Pierre en est le signe et l’instrument.
S’il faut mettre à jour l’expansion assez grande de cette concep­tion de la litur­gie éma­nant – de droit et non par conces­sion – de la « base » et de sa vie, on peut encore citer l’expérience des synodes. Dans son ouvrage La paroisse en mou­ve­ment, le père Domi­nique Bar­né­rias a étu­dié les synodes dio­cé­sains fran­çais au cours des deux der­nières décen­nies ((. Domi­nique Bar­né­rias, La paroisse en mou­ve­ment. L’apport des synodes dio­cé­sains fran­çais de 1983 à 2004, coll. « Théo­lo­gie à l’université », Des­clée de Brou­wer, 2011, 510 p., 35 €.)) . Il y montre la pré­sence récur­rente d’un cer­tain nombre d’éléments que nous avons déjà men­tion­nés et qui com­mencent de for­mer une figure de l’inculturation de la litur­gie : les synodes s’inscrivent dans, et ampli­fient un mou­ve­ment de mise en valeur de l’Eglise comme com­mu­nion de com­mu­nau­tés, où le niveau infé­rieur s’approprie ce qui lui vient d’au-dessus, en fonc­tion de ce qu’il est et vit, dans un pro­ces­sus de co-res­pon­sa­bi­li­té et de syno­da­li­té, qui va du synode des évêques aux conseils pas­to­raux des paroisses, en pas­sant par les synodes dio­cé­sains ; le ras­sem­ble­ment domi­ni­cal est un temps pri­vi­lé­gié de convi­via­li­té, même s’il n’est pas que cela ; et les messes domi­ni­cales, comme d’autres célé­bra­tions (mariages, bap­têmes, obsèques), se doivent d’opérer une inter­ac­tion forte avec la vie. Sur ce fond, on peut lire une décla­ra­tion du pre­mier synode d’Evreux (de 1987 à 1990), dont le P. Bar­né­rias consi­dère qu’elle exprime une posi­tion équi­li­brée, repré­sen­ta­tive de la démarche syno­dale en France : « Par­tir de la vie de l’homme, des évé­ne­ments, en nous “auto­cé­lé­brant” sans dis­cer­ner le mys­tère spi­ri­tuel de cette “vie des hommes” ris­que­rait de désa­cra­li­ser nos litur­gies et d’aboutir à un bavar­dage vide de sens, à un dis­cours idéo­lo­gique, voire par­ti­san. Inver­se­ment, se réfé­rer au sacré pour refu­ser au cours de nos célé­bra­tions toute expres­sion de la vie des hommes dans ses aspects les plus concrets, toute réfé­rence à la mis­sion dans ses urgences quo­ti­diennes, toute com­mu­ni­ca­tion expli­cite au sein de la com­mu­nau­té semble cou­per la litur­gie de ses racines, car Dieu est pré­sent dans l’histoire des hommes et nous avons à la célé­brer tous les jours et pas seule­ment le dimanche. Il s’agit donc dans la litur­gie de “trans­po­ser” la vie des hommes, de l’élever à son niveau réel­le­ment sacré, en en déga­geant le sens pro­fond, en Dieu. Dans cette mesure, la litur­gie effec­tue une sorte de rup­ture avec la vie quo­ti­dienne (comme toute fête) pour mieux en dire le sens. Ceci s’exprime dans les rites qu’il ne faut pas “abso­lu­ti­ser”, mais qu’il s’agit de res­pec­ter et d’expliquer. Il faut relier expli­ci­te­ment les rites à la vie, c’est-à-dire à l’existence per­son­nelle et col­lec­tive, aux rela­tions vécues avec les autres, aux évé­ne­ments vécus à la lumière de la Foi » ((. Op.cit., pp. 104–105.)) .
On l’aura remar­qué : ce dont il s’agit, en évi­tant l’autocélébration, mais en se méfiant du sacré, c’est de mani­fes­ter « le mys­tère spi­ri­tuel de cette vie des hommes », d’en « dégag[er] le sens pro­fond », d’en « dire le sens ». De cela, les rites sont un sup­port – qu’on ne man­que­ra pas d’expliquer, voire de modi­fier –, et la Foi un éclai­rage.
A la fin du concile, le théo­lo­gien Edward Schil­le­bee­ckx était par­ve­nu à la conclu­sion sui­vante : du fait de la nota prae­via de Paul VI, les affir­ma­tions sur le Peuple de Dieu et la col­lé­gia­li­té des évêques, dans la consti­tu­tion sur l’Eglise, per­daient de leur force, elles qui pou­vaient entre autres garan­tir une pro­fonde réforme de la litur­gie ; dès lors, c’était du côté de la consti­tu­tion sur l’Eglise dans le monde, Gau­dium et spes, qu’il fal­lait se tour­ner, elle qui affir­mait la pré­sence cachée de Dieu dans le monde, que l’Eglise avait pour tâche de rendre expli­cite ((. Cf. Karim Schel­kens (éd.), The coun­cil notes of Edward Schil­le­bee­ckx. 1962–1963, Mau­ritz Sab­be­bi­blio­theek, Facul­teit God­ge­leerd­heid, Peee­ters, Leu­ven, 2011, 77 p. Sur la rela­tion entre ecclé­sio­lo­gie et réforme de litur­gie, on trouve ceci, en date du 22 octobre 1962 (tra­duc­tion par nos soins) : « Un renou­veau uni­ver­sel est impos­sible parce que les besoins dif­fèrent d’un pays à l’autre […] Solu­tion : accor­der une com­pé­tence pri­mor­diale aux confé­rences épis­co­pales ! » (p. 8).)) . La posi­tion assez répan­due que nous avons déga­gée réa­lise en fait la syn­thèse entre les deux pôles que le célèbre théo­lo­gien n’était par­ve­nu à conci­lier, trop mar­qué qu’il était par la force décla­ra­tive de la nota prae­via.
Nous sommes par­tis de la défi­ni­tion des rites dans le Code cano­nique des Eglises orien­tales, afin d’aborder la ques­tion des deux mis­sels coexis­tant dans le rite romain, non dans une com­pa­rai­son terme à terme des céré­mo­nies et des paroles qu’ils contiennent – ce qui apporte des ensei­gne­ments inté­res­sants –, mais à par­tir de ce qu’on appelle l’inculturation. De cette incul­tu­ra­tion, on n’a pas dis­cu­té la pos­si­bi­li­té qu’elle se déroule aujourd’hui, selon le cri­tère géné­ral que l’on a rele­vé dans le docu­ment de la Congré­ga­tion pour le Culte divin sur ce sujet, et dans une ampleur sem­blable au pro­ces­sus qui a don­né nais­sance, aux époques apos­to­lique et patris­tique, aux tra­di­tions rituelles latines et orien­tales. On ne voit pas ce qui l’exclurait a prio­ri et de façon abso­lue. A pro­pos de la langue latine, Roma­no Ame­rio décla­rait : « L’usage de la langue latine est conna­tu­rel à l’Eglise catho­lique, non méta­phy­si­que­ment mais his­to­ri­que­ment » ((. Roma­no Ame­rio, Iota unum, Etude des varia­tions de l’Eglise catho­lique au XXème siècle, Nou­velles Edi­tions Latines, 1985, p. 55.))  . L’exclusion d’un pro­ces­sus actuel ne pour­rait donc se jus­ti­fier que si l’on éta­blis­sait, d’un côté, que la ren­contre de la foi avec cer­taines cultures avait une cause pro­vi­den­tielle, au sens fort de l’expression, et, d’un autre côté, qu’il est pos­sible de déter­mi­ner une clô­ture de cette ren­contre. Sur le pre­mier point, on connaît ce que Benoît XVI décla­ra lors du désor­mais fameux dis­cours de Ratis­bonne : « La ren­contre entre le mes­sage biblique et la pen­sée grecque n’était pas un simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s’étaient fer­mées les routes de l’Asie et qui, en rêve, vit un Macé­do­nien et enten­dit son appel : “Passe en Macé­doine, viens à notre secours !” (cf. Ac 16, 6–10) – cette vision peut être inter­pré­tée comme un “rac­cour­ci” de la néces­si­té intrin­sèque d’un rap­pro­che­ment entre la foi biblique et la manière grecque de s’interroger » ((. Benoît XVI, Ren­contre avec les repré­sen­tants du monde scien­ti­fique au grand amphi­théâtre de l’université de Ratis­bonne, 12 sep­tembre 2006.)) . Jusqu’où étendre cette affir­ma­tion ? Quant au second point, peut-on avan­cer un effet par­ti­cu­lier de la Pro­vi­dence divine qui ren­drait immuables des pans entiers des tra­di­tions litur­giques ? Il fau­drait sans doute avan­cer un cri­tère ana­logue à ce que, dans le domaine doc­tri­nal, on qua­li­fie de consen­sus des Pères : une doc­trine appar­tient au conte­nu de la Révé­la­tion si elle a fait l’objet d’un consen­sus de la part des Pères, évêques et théo­lo­giens remar­quables de la période patris­tique, quand bien même elle ne serait pas for­mu­lée expli­ci­te­ment dans la Sainte Ecri­ture. Ce fut, par exemple, cet élé­ment que Pie IX avan­ça pour authen­ti­fier et pro­mul­guer la doc­trine de l’Immaculée Concep­tion de la Vierge Marie comme dogme de foi.
Si ce n’est au niveau des céré­mo­nies – les dif­fé­rences entre rites sont trop impor­tantes –, c’est sans doute du côté d’un fonds com­mun de l’ars cele­bran­di qu’on peut trou­ver les élé­ments immuables de la litur­gie chré­tienne. C’est l’idée que sous-tend l’article de Didier Rance, déjà men­tion­né (note 3). Dans une thèse sur un aspect de ce sujet ((. Serge Simard, La musique et l’inculturation de la litur­gie au Qué­bec contem­po­rain, Uni­ver­si­té de Mont­réal, juin 2002. On peut en télé­char­ger le texte inté­gral : http://constellation.uqac.ca/820/.)) , l’auteur éta­blit ce qu’il appelle une « norme de réserve », selon lui indu­bi­table, qui carac­té­rise la musique litur­gique selon les Pères : rejet de la las­ci­vi­té et de la théâ­tra­li­té, com­ponc­tion alliant démarche péni­ten­tielle et regard sur la misé­ri­corde divine, inef­fa­bi­li­té divine. Mais, la socié­té contem­po­raine étant ce qu’elle est, il entend mon­trer que la musique litur­gique est pas­sée à une « norme de fami­lia­ri­té », et ce avec rai­son. Autre exemple de ce qu’on a essayé de mani­fes­ter…
Quoi qu’il en soit de ce champ d’étude, ce qui a été décrit dans le corps de cette ana­lyse n’y entre pas. La réforme litur­gique, envi­sa­gée sous l’angle de l’adaptation « aux néces­si­tés de notre époque », ne le peut, tout d’abord parce qu’elle s’inscrit dans un contexte cultu­rel qui ne per­met pas l’inculturation, au sens où l’Eglise l’envisage, puisque ce contexte n’est pas irri­gué par des valeurs reli­gieuses, au contraire ; sauf à consi­dé­rer – et c’est mal­heu­reu­se­ment le cas – que l’homme et la socié­té d’aujourd’hui portent en eux-mêmes un sens spi­ri­tuel, une valeur sacrée, que l’Eglise a pour mis­sion de rendre expli­cite. Mais voi­là qui est jus­te­ment une seconde rai­son de regar­der avec pru­dence, si ce n’est recul et désac­cord, les der­nières décen­nies : on veut par­ler de l’intention des pro­mo­teurs de la réforme, jusqu’à aujourd’hui dans les synodes. On en a déga­gé deux pré­sup­po­sés théo­lo­giques : une concep­tion de l’Eglise comme com­mu­nion d’églises locales ; un élar­gis­se­ment de la révé­la­tion et de l’histoire du salut, à une pré­sence dif­fuse, mais réelle, per­ma­nente et effi­cace, de Dieu dans le monde. Ces deux concep­tions, unies et orien­tant cer­tains pans de la réforme litur­gique et de son appro­pria­tion par les com­mu­nau­tés, donnent nais­sance, non pas à une incul­tu­ra­tion, mais à ce qui, à bien des égards, est une imma­nen­ti­sa­tion de la foi.

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