Revue de réflexion politique et religieuse.

De la gnose à l’u­to­pie

Article publié le 5 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Or il est non moins cer­tain que l’évolution du monde occi­den­tal favo­ri­sa, sur­tout à par­tir du XIVe siècle, la sécu­la­ri­sa­tion de la pen­sée dans les domaines de la poli­tique, des sciences, des lois et même de l’Eglise. Cette évo­lu­tion est décrite avec de riches détails dans l’ouvrage de G. de Lagarde, La nais­sance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge (cinq vol., Lou­vain, 1934), dans celui de Gor­don Leff, de Gil­son et d’autres auteurs. La consé­quence en était, entre autres, que l’Eglise ces­sa d’être l’unique cible du gnos­ti­cisme réno­vé, la cible nou­velle en devint la socié­té idéale, entiè­re­ment désa­cra­li­sée, laï­ci­sée, qui se prê­ta mieux aux « réformes ». Expli­quons-nous.
Aus­si long­temps que l’Eglise blo­qua l’horizon de la réflexion et qu’elle fut consi­dé­rée comme la socié­té idéale, celle du Christ, du cler­gé, du corps mys­tique, les mécon­tents — pour des rai­sons déjà exa­mi­nées — se retour­naient contre elle en pré­ten­dant vou­loir la per­fec­tion­ner. En quel sens ? Dans le sens de la gnose : fusion de toutes les étin­celles spi­ri­tuelles, divines et humaines, et donc abou­tis­se­ment et rédemp­tion de l’histoire. Jusqu’au XVIIe siècle, chez les sec­taires anglais loin­tains dis­ciples de Wyclef, les fidèles et leurs porte-parole exi­gèrent la démis­sion du roi et des juges car « seul le Christ » était roi et juge, et que, à défaut de la pré­sence du Christ, c’est le peuple una­nime qui devait les élire par accla­ma­tion. (Les Puri­tains, les Congré­ga­tio­na­listes tel­le­ment actifs encore aujourd’hui aux Etats-Unis sont les des­cen­dants de cette gnose retra­vaillée). Puis, au seuil des temps modernes, l’Eglise fut consi­dé­rée comme ayant joué son rôle et ce fut désor­mais la socié­té, et son porte-parole, l’Etat, qui devinrent la cible de la pen­sée gnos­tique, elle-même se trans­muant en pro­jet uto­pien.
A par­tir du XVe siècle et sur­tout du XVIe siècle, nous sommes en effet témoins d’une pous­sée lit­té­raire en direc­tion de l’utopie. L’unité de l’humanité (Pic de la Miran­dole — voir l’ouvrage du P. de Lubac), la cité idéale (Tho­mas More, Erasme, l’Abbaye de Thé­lème, Gior­da­no Bru­no, Tom­ma­so Cam­pa­nel­la, la ville rebelle de Tho­mas Mün­zer), la paix per­pé­tuelle, l’égalité abso­lue des citoyens, la science au ser­vice du bon­heur, sont quelques-uns des thèmes majeurs où l’idéal est défi­ni comme une espèce de vic­toire finale sur les obs­tacles maté­riels, vic­toire rem­por­tée par une élite en pos­ses­sion de la clé de l’histoire. A mesure que les évé­ne­ments et les inven­tions apportent de nou­veaux tour­nants, la pen­sée uto­pienne s’adapte, mais l’axe du pro­jet reste iden­tique. Il ne s’agit plus d’un deus otio­sus vain­cu par le Démiurge ni d’étincelles divines enfouies dans quelques esprits humains, mais le sché­ma gnos­tique reste entiè­re­ment valable. Un idéal humain, l’humanité sau­vée et heu­reuse, prend la place de Dieu ; le Démiurge cède sa place et son rang de Prince des ténèbres à la conspi­ra­tion des prêtres, des réac­tion­naires, des pos­sé­dants, des sei­gneurs féo­daux ou des capi­ta­listes ; les étin­celles deviennent la grande com­pré­hen­sion du méca­nisme his­to­rique qu’on doit encore par­faire et dont il faut accé­lé­rer la matu­ri­té ; la matière, pour­tant utile à la science et au bien-être, reste le prince du mal en ce sens qu’elle repré­sente le conser­va­tisme, l’inertie oppo­sée au pro­grès, les inté­rêts maté­riels des classes diri­geantes, le blo­cage de la culture et de la conscien­ti­sa­tion des classes ouvrières, des colo­ni­sés et autres exploi­tés.
Peut-on dire, pour autant, que les élites modernes sont « gnos­tiques » ? La classe intel­lec­tuelle, au moins depuis le XVIIIe siècle, se conduit en effet comme si elle était dotée d’un savoir extra­or­di­naire, d’une sub­stance secrète : la « lumière » de phi­lo­sophes comme Dide­rot, Condor­cet ou D’Holbach ; le savoir abso­lu de Hegel, confé­ré par le Zeit­geist ; le dieu réab­sor­bé dans l’humanité chez Feuer­bach ; le maté­ria­lisme dia­lec­tique chez Marx ; la struc­ture véri­table de l’histoire, divi­sée en trois étapes, chez Auguste Comte ; le rem­pla­ce­ment, chez Nietzsche, de l’être par le deve­nir ; sans par­ler du menu fre­tin de l’intelligentsia — Mar­cuse, Freud, Lacan — qui pré­tend pos­sé­der non pas la réponse à un pro­blème par­tiel, mais la clé de l’histoire, de la struc­ture de l’être ou du bon­heur uni­ver­sel. Les « ordres mon­diaux » sont à la bouche des poli­ti­ciens comme jadis une réfor­mette pro­vi­soire et aux pro­por­tions modestes. Il est à noter que deux pen­seurs aus­si éloi­gnés l’un de l’autre que le P. de Lubac (dans son Drame de l’humanisme athée) et Eric Voe­ge­lin (dans Science, Poli­tique et Gnos­ti­cisme) en arrivent à men­tion­ner les mêmes phi­lo­sophes comme des « sur­hommes » (Über­men­schen, sor­ciers, magi­ciens) qua­si­ment auto-divi­ni­sés et dont l’oeuvre sert à la des­truc­tion gigan­tesque d’une par­tie de l’humanité. Il est vrai que les gnos­tiques du début étaient absor­bés par l’idée d’un salut escha­to­lo­gique et qu’ils n’avaient pas comme objet de réflexion l’histoire et ses étapes vers la socié­té idéale, ni les détails d’un pro­gramme uni­ver­sel­le­ment valable. Cepen­dant les néo-gnos­tiques ont trans­for­mé les don­nées de la pen­sée gnos­tique en un pro­grammme méta-poli­tique où ils fonc­tionnent à la fois en tant que dieu, son pro­phète et son exé­cu­teur acti­viste. C’est ain­si que ce siècle a pro­duit non pas des tyrans et des des­potes, mais, la tech­no­lo­gie et la science aidant, des tor­tion­naires et des assas­sins de dizaines de mil­lions d’autres hommes, en pro­por­tion du sta­tut supra-humain dont ils se réclament.
Le Grand Mana­ger de l’utopie porte la gnose (savoir abso­lu, divin) comme un tré­sor secret qu’il déballe au moment oppor­tun. Cela signi­fie qu’en dépit de son inhu­ma­ni­té (au-delà de l’humain), l’utopien a une psy­cho­lo­gie sui gene­ris, à rap­pro­cher, quoique moins élo­quente, de celle de Nietzsche et située comme chez le phi­lo­sophe alle­mand, par-delà le bien et le mal. Ima­gi­nons par exemple l’étudiant Pol Pot qui, à Paris, devient dis­ciple de Sartre. Il entend par­ler de la « sol­li­ci­tude mor­telle » du maître, consi­dé­rée par celui-ci comme un nou­vel impé­ra­tif caté­go­rique. Chez Kant, c’était le devoir inné en l’homme qui se rap­por­tait encore, assez obs­cu­ré­ment, au com­man­de­ment divin. Chez Sartre, c’est le devoir du mili­tant exis­ten­tia­lo-mar­xiste que de tuer son meilleur ami s’il ne suit pas le che­min poli­ti­que­ment cor­rect qu’il lui montre. Pol Pot revient au Cam­bodge et exé­cute des mil­lions de ses com­pa­triotes afin d’en réduire le nombre à une poi­gnée de purs et de durs. Entre Sartre et Pol Pot ce n’est plus la com­pli­ci­té d’Ivan et Dimi­tri Kara­ma­zov, l’un pous­sant l’autre à l’action, mais le champ his­to­ri­co-reli­gieux du gnos­ti­cisme où l’action revêt les dimen­sions de l’humanité. Telle est la dis­tance entre l’action immo­rale et celle com­mise sous l’inspiration de la gnose. Et la psy­cho­lo­gie, dans tout cela ? Un bref pas­sage en revue de Comte, de Marx, de Nietzsche en offre les linéa­ments : décou­verte de la gnose ; jubi­la­tion et en même temps impa­tience d’en réa­li­ser les indi­ca­tions, de la par­ta­ger avec ceux qui s’en montrent dignes ; nou­velle décou­verte que les temps sont mûrs, aujourd’hui même, pour opé­rer la trans­for­ma­tion (pour­quoi aujourd’hui ? parce que tout dépend de moi !) ; mise en mou­ve­ment, éli­mi­na­tion des obs­tacles ; domi­na­tion, fusion avec l’histoire.
Il y a lieu de diag­nos­ti­quer l’utopisme comme une péda­go­gie à l’échelle supra-his­to­rique et la cité uto­pienne elle-même comme la cris­tal­li­sa­tion de cette péda­go­gie. Regar­dant en arrière, nous consta­tons que les archi­tectes ita­liens du XVe siècle pla­ni­fièrent les villes en vue d’en faire un signe, une sorte de talis­man édu­ca­tif. Cam­pa­nel­la, qui était pour­tant prêtre domi­ni­cain, écri­vit la Civi­tas Soli dans le même esprit, à savoir comme un plan d’urbanisme avec des effets magiques.
Les astres et les dieux peints sur les rem­parts allaient faire plus que de pro­té­ger les habi­tants ; ils sym­bo­li­saient l’unité de l’univers dont la ville était cen­sée être la réplique en plus petit, le micro­cosme.
Deux ques­tions res­tent à poser. La pre­mière est celle de la vali­di­té de l’assertion selon laquelle la dua­li­té gnose/utopie ne pou­vait s’épanouir que dans une civi­li­sa­tion chré­tienne. La seconde celle de savoir si l’utopisme actuel et son appa­reillage idéo­lo­gique portent tou­jours les marques de la gnose.
Un ensei­gne­ment caché a exis­té de tout temps, mais ce n’est pré­ci­sé­ment pas le cas de la reli­gion chré­tienne où la doc­trine a tou­jours été acces­sible dans sa tota­li­té. C’est le propre de la gnose d’exclure comme pro­fanes la majo­ri­té des « fidèles ». Cepen­dant l’élément uto­pique (déte­nir la clé de la trans­for­ma­tion du monde) est davan­tage propre à la reli­gion du Christ, étant don­né que la ten­ta­tion de sécu­la­ri­ser le royaume de Dieu est dif­fi­cile à écar­ter. Le Christ étant Dieu et homme, il est rela­ti­ve­ment facile d’accentuer le deuxième terme de cette équa­tion et ensuite d’élaborer un pro­gramme en vue d’établir la per­fec­tion sur terre. C’est, bien enten­du, sans prê­ter atten­tion à Dieu ; mais voi­là le secret de l’utopie : Dieu éli­mi­né, l’humanité en fusion avec elle-même prend sa place et ren­force ain­si la ver­sion laïque du Royaume. Ce sera dans l’avenir ; or, pour les autres reli­gions, l’utopie, l’âge d’or, se situe dans le pas­sé : c’est la plé­ni­tude cos­mique et non pas la socié­té idéale.
En second lieu, nos idéo­lo­gies sont-elles tou­jours moti­vées par la gnose ? Mir­cea Eliade se gausse, dans ses Mémoires, de Voe­ge­lin : il ne l’a ren­con­tré qu’en une seule occa­sion et le phi­lo­sophe alle­mand l’ennuya en attri­buant tout le mal de l’époque aux gnos­tiques. Et en effet, n’y aurait-il pas une ou plu­sieurs autres rai­sons à notre mal ? Mais la ques­tion ini­tiale est peut-être mal posée. Par exemple, l’augmentation des popu­la­tions entraîne l’extension des solu­tions tech­no­lo­giques, et celles-ci, à leur tour, créent une classe de tech­no­crates, d’experts et de spé­cia­listes. Devant les dimen­sions nou­velles de leurs tâches, ces experts se donnent le beau rôle et déve­loppent des pers­pec­tives au-delà de toute mesure. Le suf­fixe « crate » ajou­té à « tech­no » en fait une élite qua­si­ment gnos­tique, en pos­ses­sion de connais­sances pour « ini­tiés », connais­sances acquises par un tra­vail assi­du dont les règles sont à la dis­po­si­tion de n’importe qui.
L’arrogance éven­tuelle des tech­no­crates appar­tient quant à elle encore à l’humain. Le propre du gnos­ti­cisme est de pos­tu­ler la pré­des­ti­na­tion à une place onto­lo­gique supé­rieure, à être le repré­sen­tant d’une enti­té trans­cen­dante, par exemple l’histoire, à par­ta­ger sa sub­stance. Il n’est pas, par consé­quent, impos­sible de déce­ler l’inspiration gnos­tique ou les pro­jets uto­piques de modi­fier le sta­tus crea­tu­rae, la struc­ture de fonc­tion­ne­ment de l’homme et de la socié­té dans laquelle il vit.
Dans les siècles pas­sés cette usur­pa­tion a été réa­li­sée par les héré­sies qui, à la manière de la gnose, leur com­mune réfé­rence, vou­laient non pas réfor­mer l’Eglise mais sau­ver Dieu de ses propres imper­fec­tions (lan­gage et ambi­tion gnos­tiques) et de celles de ses des­ser­vants. De nos jours, l’usurpation est le fait des idéo­lo­gies uto­piennes, ver­sions sécu­la­ri­sées de la gnose, qui veulent chan­ger la nature humaine en vue de l’humanité, de l’histoire ou de l’avenir. Leur pro­jet s’étale devant nous dans ses grandes lignes et ses mille détails : déman­te­ler la famille, deux hommes ou deux femmes comme « parents » ; léga­li­sa­tion des « mères por­teuses » ; avor­te­ment et eutha­na­sie ; culture de l’étalage de l’abject, de l’informe ou de l’obscène ; morale du déver­gon­dage sys­té­ma­tique ; phi­lo­so­phie de la liqui­da­tion du juge­ment ; etc. Sans par­ler de la méca­ni­sa­tion de la socié­té, du dépis­tage de tous les mys­tères, des efforts de contre­car­rer par la loi les mou­ve­ments légi­times de l’âme. Ce ne sont pas là faits d’un quel­conque sys­tème tota­li­taire, mais ceux de la socié­té libé­rale qui nous entoure et qui s’enfonce dans l’utopie.

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