Revue de réflexion politique et religieuse.

L’être sans fon­de­ment

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les meilleurs diag­nos­tics de la vacui­té de notre époque sont d’habitude éta­blis par les pen­seurs qui, peu ou prou, contri­buent eux-mêmes à ce vide onto­lo­gique : Hei­deg­ger, les décons­truc­tion­nistes comme Der­ri­da, cer­tains logi­co-posi­ti­vistes de l’école de Witt­gen­stein, les bio­lo­gistes qui cor­rigent les thèses de Jacques Monod, les struc­tu­ra­listes à la suite de Lévi-Strauss. C’est un phé­no­mène assez com­pré­hen­sible car si Socrate a rai­son et si l’approfondissement de la réflexion va paral­lè­le­ment avec la per­cep­tion du Bien, le pen­seur qui a des vel­léi­tés d’honnête homme et un carac­tère intègre est for­cé­ment ame­né à recon­naître les lacunes et même la mal­fai­sance de ses idées. Voi­ci quelques cas inté­res­sants où le bien et le mal col­la­borent là où l’on s’y atten­drait le moins.
Un auteur amé­ri­cain, David Walsh, a écrit dans un nou­veau livre dont l’erreur est dans le titre, After ideo­lo­gy — « Après l’idéologie » : il est évident au contraire que nous y sommes jusqu’au cou — mais qui par ailleurs mobi­lise quelques idées justes, que nous ne pou­vons plus accep­ter le fon­de­ment de la moder­ni­té, à savoir que les hommes créent leur propre ordre moral et social. « La notion que la socié­té laïque existe sans réfé­rence à une source qui la trans­cende […] n’est plus admis­sible. La liber­té et l’ordre exigent un fon­de­ment spi­ri­tuel ». De là Walsh conclut, selon l’habitude des pen­seurs qui sautent sans pré­pa­ra­tion dans un monde idéal, que nous devrons à l’avenir recons­truire notre vie et notre socié­té sur les bases d’un chris­tia­nisme phi­lo­so­phique.
C’est plus facile à dire qu’à réa­li­ser, aus­si sommes-nous mieux gui­dés par les pen­seurs qui nient la trans­cen­dance mais res­tent nos­tal­giques d’un pays qu’ils entre­voient de temps à autre, à tra­vers les inter­stices invo­lon­taires de leur réflexion. Roger Caillois qui connais­sait les insuf­fi­sances de sa vision du monde mais n’en était pas moins un cher­cheur pro­fond, le disait en 1942 dans une lettre à Ber­na­nos : « Ces lignes demandent aus­si des saints et n’espèrent qu’en eux pour le salut de ce monde. Je pen­sais que l’intelligence suf­fi­sait à tout ; j’ai été mal à l’aise de consta­ter par mon propre et vain effort son inef­fi­ca­ci­té. Et je me suis trou­vé res­pon­sable. Voi­là tout ». Edgar Morin va tout aus­si loin que Caillois mais sans se rendre à l’évidence de celui-ci. qui appar­te­nait à l’univers de ceux (Ovide, saint Paul, Sénèque, saint Augus­tin) qui per­çoivent le bien, vou­draient le suivre et s’y confor­mer, mais font le mal qu’ils ne vou­draient pas. Dans l’immense majo­ri­té, nous sommes dans la même caté­go­rie.
Aus­si est-il inté­res­sant, utile et ins­truc­tif d’examiner la pro­blé­ma­tique d’E. Morin, qui est celle, pré­ci­sons-le, des agnos­tiques, des amou­reux du doute, des arro­gants qui aiment les poses dans les salons et les bureaux de rédac­tion. Pro­blé­ma­tique aus­si de ceux qui font deux fois la même erreur, c’est-à-dire qui constatent, le mal-fon­dé de leur uni­vers intel­lec­tuel et moral, mais au lieu d’en rec­ti­fier les pré­misses, cherchent dans le mau­vais fon­de­ment une rai­son pour le trou­ver solide quand même. C’est le pro­me­neur qui s’enfonce à chaque pas dans un ter­rain maré­ca­geux, mais qui affirme que plus il fait d’effort mus­cu­laire, plus le ter­rain devien­dra dur sous ses pieds. Que dit Morin ? « Nous sommes livrés à un défi : la conscience moderne de l’absence de fon­de­ment pre­mier et abso­lu de toute cer­ti­tude. Or je crois qu’on peut fon­der une pen­sée sans fon­de­ment ((  Cita­tion que je tire, comme les sui­vantes, d’un entre­tien par dans le Le Monde du 26 novembre 1991, au cours duquel Edgar Morin livrait les clés de sa « pen­sée de la com­plexi­té ».))  ». Depuis que Hume et Kant ont pri­vé le juge­ment de vali­di­té et l’ont plan­té dans le sable mou­vant du juge­ment sans racine dans le réel, nous sommes habi­tués aux réflexions de ce type. L’histoire, écrit Morin, n’est pas la phy­sique qui est par­ve­nue à la der­nière étape de son déve­lop­pe­ment (qu’en sait-il ?), l’histoire conti­nue, et dépasse à pré­sent ceux — les mar­xistes et les adeptes de Freud — qui croyaient avoir réso­lu les pro­blèmes de l’individu et des col­lec­ti­vi­tés. Or, l’histoire est une chose ouverte, elle est pro­messe, contrai­re­ment aux sciences phy­siques qui ont abou­ti.

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