Revue de réflexion politique et religieuse.

Mon­dia­li­sa­tion et déshu­ma­ni­sa­tion

Article publié le 13 Nov 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Mais il y a quelque chose de plus : la sélec­tion des cri­tères en fonc­tion des­quels on pro­cé­de­ra à ces quan­ti­fi­ca­tions. Depuis quelque temps déjà, cer­tains semblent évi­dents. Comme les sta­tis­tiques dérivent en grande par­tie du recen­se­ment, ceux qui font réfé­rence aux êtres humains, au sexe, à l’âge, au degré d’instruction semblent évi­dents et fon­da­men­taux. Désor­mais à tra­vers eux, il est ques­tion de favo­ri­ser cer­tains « aspects », dont pas for­cé­ment des aspects essen­tiels, et de par­ve­nir de cette manière à des « pro­fils » qui déforment la réa­li­té et sont dan­ge­reux pour elle. Par exemple, comme le natio­nal-socia­lisme a pu le faire en Alle­magne, en divi­sant les popu­la­tions en aryens et non-aryens, ou ayant des dents en or ou non. Sans par­ve­nir à ces excès, les sta­tis­tiques — exi­gées par la mon­dia­li­sa­tion — s’intéressent main­te­nant à la capa­ci­té éco­no­mique, aux ten­dances du mar­ché, qui, sous cou­vert de réfé­rence à l’essence de l’homme, atteignent en réa­li­té des traits acci­den­tels qu’on fait deve­nir fon­da­men­taux.
On consi­dère qu’avec la quan­ti­fi­ca­tion on est par­ve­nu à une rigueur plus grande dans la capa­ci­té à sai­sir concep­tuel­le­ment la réa­li­té. Il en ira ain­si tant qu’on tien­dra l’exactitude des mathé­ma­tiques pour plus rigou­reuse que celle de la pen­sée qu’on main­tient en dehors d’elle (est-ce si évident ? Mais ce n’est pas le lieu d’entrer dans ce pro­blème logique). En tout cas, cette sup­po­sée rigueur s’obtient en échange d’un appau­vris­se­ment concep­tuel et d’une défor­ma­tion de la manière de per­ce­voir la réa­li­té. (Ces quelques mots ne veulent pas mettre en doute l’utilité d’une méthode, mais bien plu­tôt dénon­cer la pré­ten­tion de ses adeptes à l’excellence scien­ti­fique et à leur capa­ci­té à sai­sir la sub­stance de la réa­li­té.)
La quan­ti­fi­ca­tion réduit ce qui est reflé­té — dans l’optique de la sta­tis­tique — à son terme moyen, le trans­for­mant en sujet — en sub­stance — des êtres aux­quels il fait réfé­rence, et sur lequel se construisent les pré­vi­sions du futur. De ce moyen terme, construit par l’abstraction et donc au-delà du sen­sible empi­rique, mais qu’on mani­pule comme s’il était à la base même de celui-ci, résulte ain­si une méta­réa­li­té. Dans ses déve­lop­pe­ments ultimes, aux­quels nous sommes par­ve­nus avec la glo­ba­li­sa­tion, la sta­tis­tique pré­co­nise — et consti­tue — une nou­velle méta­phy­sique.
Une méta­phy­sique trom­peuse, il faut le dire, puisque son sujet est une fic­tion… qui peut être utile comme hypo­thèse de tra­vail mais qui est éga­le­ment capable de nous conduire aux plus graves erreurs. Que le moyen terme (point d’appui et clé de l’économie mon­dia­li­sée) soit fic­tif et ne puisse pas cor­res­pondre à la réa­li­té s’apprécie en un seul exemple. Dans un ensemble d’hommes, la moi­tié a vingt ans, l’autre moi­tié qua­rante. La moyenne est de 30 ans… et dans l’ensemble consi­dé­ré per­sonne n’a cet âge. Et cet homme hypo­thé­tique — cet être de rai­son — sert de point de départ pour connaître, juger et faire des pro­jec­tions sur la réa­li­té !
La moyenne réside dans la sphère de la médio­cri­té. Elle dépré­cie les carac­té­ris­tiques propres de cha­cun, ignore les excep­tions, efface les excel­lences et les défi­ciences sous les com­po­santes du groupe. La sta­tis­tique trans­forme l’homme médiocre ((. Cet homme a été excel­lem­ment décrit en son temps par l’essayiste argen­tin des débuts du XXe siècle José Inge­nie­ros, connu dans toute l’Amérique latine pour son ouvrage El hombre mediocre [l’Homme médiocre].))  en prince, en para­digme et en idéal. Et avec cela nous arri­vons au nivel­le­ment, à l’anonymat abso­lu : l’être humain n’a pas un nom qui  puisse le dis­tin­guer des autres ; bien plus il fait par­tie de la masse qui, dans l’échelle consti­tuée selon un cri­tère arbi­traire, géné­ra­le­ment éco­no­mique, se situe plus haut ou plus bas, sans rela­tion la plu­part du temps avec les valeurs intrin­sèques de la per­sonne humaine.
En défi­ni­tive tout paraît régi par les lois sta­tis­tiques, non seule­ment la socié­té et ses élé­ments mais jusqu’à la phy­sique et au com­por­te­ment des atomes. Par leur nature, les sta­tis­tiques sont le domaine de l’incertitude, puisque la pro­ba­bi­li­té n’est pas la néces­si­té. Les pro­jec­tions d’une ligne ascen­dante peuvent se voir bri­sées par des impon­dé­rables, ou sim­ple­ment souf­frir d’une erreur de pers­pec­tive. Il semble bien que la futu­ro­lo­gie, si en vogue depuis quelques années — s’imposant comme science pro­di­gieuse et indis­pen­sable — ait sous-esti­mé cette com­po­sante de son ins­tru­ment logique. Qui ne s’est pas exta­sié devant les pré­vi­sions du Club de Rome ? Il est aujourd’hui de bon ton chez les intel­lec­tuels de se moquer de tant de suf­fi­sance, l’expérience ayant mon­tré qu’elles avaient été pour le moins faillibles. La réac­tion face à ces ava­tars est variable : elle va de ceux qui affirment en sou­riant que « la futu­ro­lo­gie heu­reu­se­ment se trompe tou­jours » et que « les sta­tis­tiques peuvent prou­ver tout men­songe », à ceux qui croient allè­gre­ment qu’on obtien­dra en affi­nant les méthodes — et grâce aux ordi­na­teurs les plus coû­teux — des résul­tats plus rigou­reux et plus cer­tains.
Au total, Moloch, le point culmi­nant de cette évo­lu­tion, nous ampute de notre his­to­ri­ci­té et nous immerge dans la froide intem­po­ra­li­té des choses inani­mées — qui manquent de durée —, des vir­tua­li­tés catho­diques et des abs­trac­tions mathé­ma­tiques, et avec cela nous vole notre par­celle d’éternité.
En contraste total avec la situa­tion dans laquelle nous vivons ain­si, on pour­rait faire men­tion ici de deux visions qui montrent tant d’autres pos­si­bi­li­tés d’existence et dans les­quelles l’homme s’affirme dans son huma­ni­té : l’une est la concep­tion de « la pau­vre­té comme richesse des peuples », d’Albert Tevoed­j­ré ((. Pour une théo­lo­gie afri­caine, coll. théol. CLE, Yaoun­dé, 1969.))  ; l’autre, la « révo­lu­tion de la gra­tui­té » de Car­los Moya­no Lle­re­na ((. Otro estillo de vida, éd. Suda­me­ri­ca­na, Bue­nos Aires, 1982.)) . Elles seraient immé­dia­te­ment taxées d’irréelles par les experts. Curieuse objec­tion venant pour par­tie de ceux qui approuvent un sys­tème de vie se diri­geant tou­jours plus vers un monde vir­tuel où, comme sur le petit écran, tendent à confondre le spec­ta­teur et l’image, la fic­tion avec la vie, l’homme avec l’illusion sug­gé­rée par la machine !
Peut-être pour­rait-on sur­tout, dans ce contexte, consi­dé­rer comme oppor­tune la ques­tion de savoir sur quoi débouche tout cela, et où nous allons. Pour y répondre rapi­de­ment, il est cer­tain que nous nous trou­vons à un car­re­four, devant lequel il semble que s’ouvrent deux pos­si­bi­li­tés irré­con­ci­liables et extrêmes : ou se diri­ger vers la catas­trophe sociale, éco­lo­gique et poli­tique, qui est la réponse pes­si­miste, et cer­tains futu­ro­logues et les nécro­man­ciens ne se gênent pas pour pen­cher pour cette solu­tion, ou s’embarquer avec enthou­siasme dans la « véri­té offi­cielle » de la « pen­sée unique », vais­seau qui nous pro­met par la voie de la mon­dia­li­sa­tion crois­sante un pro­grès conti­nu et tou­jours plus grand.
D’autres pers­pec­tives d’optimisme plus modé­ré se pré­sentent. L’une vou­drait recon­qué­rir de l’intérieur les fon­de­ments d’où tout ce pro­ces­sus s’est échap­pé, ce qui vou­drait dire le retour, conscient, aux valeurs occi­den­tales que le chris­tia­nisme a ins­pi­rées. L’autre consi­dère que la crise s’aggravant, de la situa­tion actuelle naî­tra quelque chose de nou­veau, que nous ne pou­vons pas pré­voir mais dif­fé­rent de ce que nous connais­sons. Ces deux der­nières visions de l’avenir ne sont pas oppo­sées entre elles, et peut-être pour­rions-nous trou­ver dans leur union une réponse d’espérance.

-->