Valeurs non négociables et fuite du politique
Parallèlement, l’élision de la mention du bien commun, au profit des « valeurs » (et tout spécialement la « défense de la vie », la famille, la liberté scolaire), renforce le sentiment de décalage entre le sérieux porté au processus électoral, qui « engage en conscience », et ce qui est attendu de ce que produit cet acte, à savoir l’appareil d’Etat. En réalité, cette dichotomie prolonge l’une des traditions du catholicisme social : la défiance instinctive à l’égard de l’Etat, compris comme les organes chargés de l’autorité politique. Cette défiance, lorsque le jeu électoral conjugué au déclin sociologique du catholicisme fait perdre toute illusion de conquête des responsabilités politiques par ce biais, peut se transformer en fuite, heureuse en un sens, du terrain « démocratique », au profit du « témoignage éthique » ou d’une « résistance spirituelle », sous la forme d’une menace d’abstention justifiée ((. P. Jean-Miguel Garrigues, « Présidentielles : pour voter en conscience », Famille Chrétienne, n. 1519, 24 février 2007.)) . Si cette attitude peut sembler pleinement cohérente, elle recèle cependant une ambiguïté. Le refus de participer au processus électoral n’est ainsi que conjoncturel : lorsque, dans le cadre d’une élection, il ne se trouve aucun candidat qui respecte les points non négociables, il faut envisager de ne pas participer à l’élection ; mais le fait que soit élu un candidat qui ne respecte pas les points en cause (ou que ne puisse être élu qu’un tel candidat) n’amène pas directement à s’interroger sur la pertinence de collaborer à l’institution qu’il représente, ni sur les caractéristiques intrinsèques d’une institution qui ne permet, par ses mécanismes propres, que la désignation d’individus ne manifestant, au mieux, qu’un intérêt très relatif pour les « valeurs non négociables ». En revanche, cette dernière situation se traduira par ce qu’il faut bien caractériser comme une forme poussée de libéralisme, par la conjonction de deux comportements : l’affirmation d’un respect de principe des institutions en cause, et de leurs représentants en particulier ; la défiance systématique et a priori à l’égard de ce que ces institutions produisent : une aptitude revendiquée à la désobéissance à des institutions que l’on s’acharne à présenter comme politiques.
Ainsi le scepticisme à l’égard des bienfaits des processus électoraux n’est pas porteur d’une remise en cause de ces processus, ou des institutions dites démocratiques, mais d’une défiance à l’égard de ce que ces institutions sont censées représenter (et qu’en réalité elles incarnent bien peu) : l’autorité politique.
Cette défiance serait évidemment justifiée si elle reposait sur une analyse préalable de ce qu’est la forme moderne de cette autorité politique, c’est-à-dire l’Etat. Certes, le langage est ici comme souvent miné. On sait en effet que le terme même est né au moment où s’affirmait une souveraineté conçue comme absolue ((. J.-P. Brancourt, « Des “estats” à l’Etat : évolutions d’un mot », Archives de philosophie du droit, t. 21, 1976, pp. 39–54. Jean-Pierre Brancourt fait remonter au XVIe siècle l’usage du terme Etat dans son sens moderne d’appareil politique souverain. D’autres auteurs font désormais remonter cet emploi à une période plus reculée. Voir par ex. S. Soleil, « Le “modèle juridique français” : recherches sur l’origine d’un discours », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n. 38, 2003, pp. 83–95.)) : en un sens, tout Etat est ainsi nécessairement un Etat moderne ((. O. Beaud, La Puissance de l’Etat, PUF, coll. Léviathan, p. 35.)) . En réalité, dans cette acception moderne, c’est bien « la souveraineté qui spécifie l’Etat », et constitue « le concept grâce auquel on peut distinguer l’ère anté-étatique de l’ère étatique » ((. Op. cit., p. 36.)) .
Que l’Etat moderne se soit constitué comme souverain absolu ne peut guère être discuté ; en ce sens, on peut dire qu’en tant que forme moderne d’organisation politique, il est caractérisé par la souveraineté, c’est-à-dire par sa capacité à édicter, en vertu de sa seule volonté, des normes juridiques qui s’imposent à tous : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle positivisme institutionnel et positivisme juridique sont extrêmement proches, trouvant leur conjonction chez Kelsen, pour lequel Etat et droit sont deux termes qui désignent une seule et même chose ((. Voir à ce sujet M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, PUF, 1994, coll. Léviathan, p. 20.)) .
Il est pourtant évident que la défiance à l’égard des institutions politiques, manifestée lors du processus électoral, n’est pas porteuse d’une critique contre le volontarisme absolu caractéristique de l’Etat moderne. En outre, cette critique intervient à un moment où nul ne conteste que ce dernier n’est plus souverain, dans la mesure où il ne dispose plus de la capacité à mettre en œuvre la volonté qu’il prétend toujours posséder.
Tout se passe donc comme si le nouvel adversaire dont il faut se défier n’était pas l’Etat moderne, mais ce que celui-ci était censé représenter, c’est-à-dire l’autorité politique nationale, si l’on veut échapper à une distinction peut-être artificielle entre Etat et Etat moderne. Et ce, à un moment où ces institutions ne sont plus maîtresses de leur destin, ce qui, même dans un cadre non absolutiste, leur retire leur caractère politique.
La fonction propre de l’autorité politique est en effet de choisir, c’est-à-dire d’exercer la vertu de prudence pour opter pour telle ou telle manière d’atteindre le bien commun. C’est ce que rappelait il y a plus de quarante ans Jacques Ellul : « Pour qu’il y ait politique, il faut qu’il y ait choix effectif entre une pluralité de solutions […]. Il faut que ce choix porte sur des solutions qui existent effectivement, c’est-à-dire pour qu’il y ait choix (cette fonction éminente du politique), il faut qu’il y ait réellement plusieurs solutions entre qui choisir […] ». Or cette condition, dit J. Ellul, n’existe pratiquement plus : « Il y a dans notre société des choix qui s’effectuent, mais qui n’appartiennent plus aux instances politiques. Il y a des continuités qui s’affermissent, mais qui ne sont plus une prise juridico-politique sur l’avenir. Au contraire, ce sont des continuités nouvelles qui évacuent le politique véritable. Celui-ci se trouve le plus souvent dans une situation de compétence liée, ne pouvant modifier le donné qui fut autrefois la riche étoffe de ses interventions. Le seul domaine dans lequel il soit encore possible d’intervenir c’est le domaine de l’actualité, c’est l’éphémère, le fluctuant, et l’on perd de ce fait le sens du sérieux de la décision politique » ((. J. Ellul, L’Illusion politique, Robert Laffont, 1965, p. 33 et 34 (l’ouvrage a été réédité à La Table Ronde, coll. Petite vermillon, 2004).)) . Il y a ainsi un paradoxe à opter pour une position de retrait, présentée comme politique, à l’égard d’institutions qui n’ont de fait plus grand chose de politique : les « points non négociables » et, plus largement, la question de la participation ou non à des institutions de la part des catholiques présuppose en effet leur caractère politique.
Pratiquement, ce n’est donc pas de l’Etat moderne, devenu impuissant, que les catholiques sont invités à se séparer ; c’est, à travers lui, de la politique, ou plus exactement de l’autorité politique. Ce que devraient vouloir les catholiques, c’est que faute de poursuivre le bien commun, l’Etat au moins n’empiète pas sur les appartenances qui leur sont propres, ou dans lesquelles ils se reconnaissent en propre ; mais sans pour autant, et de façon à vrai dire totalement incohérente, que le caractère politique des institutions étatiques ne soit contesté. Au contraire : il faudrait, d’une part, préserver la famille, l’école, la religion des interférences du politique, et rechercher d’autres voies d’action, notamment culturelles, dont, par rayonnement, la transformation des structures politiques pourrait ultérieurement découler. De la sorte, les catholiques qui acceptent ces vues font leur la distinction entre sphère publique et privée, dont la schizophrénie constitutive est pourtant caractéristique du libéralisme. Il s’agit là de l’un des risques majeurs de l’accent exclusivement porté sur les points non négociables : à travers la défense de « la vie sous toutes ses formes », de la famille, de l’école, c’est-à-dire des appartenances personnelles, contre l’Etat, est sous-jacent le risque d’un passage pur et simple au libéralisme politique. Comme le souligne Chantal Delsol, l’affirmation que l’homme précède l’Etat, fondement d’une conception subsidiaire de la politique, vise toujours à « dénier à l’Etat le rôle de serviteur d’une transcendance ou d’un système rationnel, ce qui au fond revient finalement au même » ((. C. Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l’Etat : le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, PUF, 1992, coll. Léviathan, p. 224. Voir également les développements que cet auteur consacre à « l’idée de bien commun dans la société individualiste » (op. cit., pp. 169ss.), où est montré le lien entre le développement du principe de subsidiarité et la conception personnaliste du bien commun.)) . En affirmant d’une part que les institutions politiques contemporaines sont bien toujours l’autorité politique, mais de l’autre qu’il faut tout faire pour que ces institutions, néfastes de par l’orientation de ceux qui les incarnent, n’empiètent pas sur le domaine personnel, un premier passage au libéralisme est opéré. Et ce passage est renforcé par la prise de conscience toute récente de l’impossibilité de changer, par les voies démocratiques, le personnel de ces institutions : étant pris enfin acte de l’inutilité du combat électoral, c’est l’action politique dans son ensemble qui risque d’être désertée au profit d’une affirmation identitaire, personnelle ou familiale, mais dont la dimension sociale (et non politique) se réduit à la défense de ce qui reste de culture catholique ((. L’ambiguïté de cette action culturelle catholique était déjà soulignée par un texte du cardinal Biffi explicitant la Note Ratzinger. Cf. card. G. Biffi, « Cultura cattolica per un vero umanesimo », Congrégation pour la doctrine de la foi, 16 janvier 2003. Trad. Fr. : « Culture catholique, priorité politique », Liberté politique, n. 22, avril-mai 2003.)) .
Dans un ouvrage paru récemment, Marcel Gauchet soulignait la proximité existant, contre toute apparence, entre les sociétés primitives et nos sociétés contemporaines, postmodernes ((. Marcel Gauchet, La Condition politique, Gallimard, Tel, 2005, spéc. le chap. intitulé « Politique et société : la leçon des sauvages », pp. 91ss., qui constitue la reprise d’un commentaire ancien (1972) sur un ouvrage de l’anthropologue Pierre Clastres.)) . Le détour par des recherches, au demeurant datées et produites dans un contexte de contestation interne au marxisme, pourra apparaître étrange : il est cependant éclairant. Dans les sociétés primitives, donc, « l’Etat » n’existe pas, parce que la fonction politique « se trouve exclue du groupe, et même exclusive de lui : c’est donc dans la relation négative entretenue avec le groupe que s’enracine l’impuissance de la fonction politique ; le rejet de celle-ci à l’extérieur de la société est le moyen même de la réduire à l’impuissance » ((. Pierre Clastres, La Société contre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique, Les éditions de minuit, 1974, p. 38. « Tout se passe, en effet », poursuit P. Clastres, « comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d’une intuition qui leur tiendrait lieu de règle : à savoir que le pouvoir est en son essence coercition ; que l’activité unificatrice de la fonction politique s’exercerait, non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d’un au-delà incontrôlable et contre elle ; que le pouvoir en sa nature n’est qu’alibi furtif de la nature en son pouvoir ».)) . Les sociétés primitives sont donc constituées contre l’Etat, et elles se dotent d’un « chef » qui est en réalité le plus impuissant des membres de la société, parce qu’il n’est institué que pour garantir qu’aucun d’entre eux ne recherchera de pouvoir.
Bien évidemment, et pour autant que la description de ces « sociétés contre l’Etat » ait une quelconque réalité, les références ne sont pas comparables. Il n’en demeure pas moins que la méfiance à l’égard de l’autorité politique qui les caractérise se retrouve peu ou prou dans la défiance à l’égard des institutions politiques, et conjointement dans la disparition de la puissance de ces institutions, qui caractérise les sociétés postmodernes occidentales. Or ces sociétés primitives sont également caractérisées par un contrôle social total qui vise à empêcher toute émergence d’une autorité, et par le refus de la différence, pourtant institutive du politique ((. A ceci près, mais la distinction est fondamentale, que les sociétés primitives rejetaient toute différence à l’extérieur de la société (ce sont les dieux qui étaient autres), et que les sociétés post-modernes ne rejettent pas la différence, mais la nient.)) . C’est en cela surtout que nous leur ressemblons : la société sans autorité politique, c’est une société dans laquelle tous les membres du corps social sont égaux, et contrôlent en permanence et collectivement que cette égalité est respectée, au besoin en déléguant le respect de cette égalité à une institution spéciale. L’Etat impuissant, c’est-à-dire l’Etat des sociétés modernes avancées, remplit cette fonction avec bonheur. Il est donc le garant paradoxal de ce que l’Etat moderne ne peut exister : mais alors, pourquoi ne pas participer aux élections, puisque ce système politique dont on rêve existe déjà ?