La théologie en mode mineur
Une manière de procéder
Le P. Theobald accorde une place très importante à la théologie spirituelle, avec, on le comprendra, une attention toute particulière pour les Exercices de saint Ignace de Loyola. Que le théologien ait à s’intéresser à l’expérience mystique, c’est une évidence. De même la rupture entre théologie spéculative et théologie spirituelle est certainement un des grands drames de l’histoire de la pensée occidentale chrétienne. Mais ici la mystique est comme instrumentalisée contre l’« objectivité aliénante » (p. 394) que peut revêtir la dogmatique. Ainsi l’Eglise ne doit plus invoquer sa propre existence comme preuve de la crédibilité du christianisme (Constitution Dei Filius de Vatican I) mais plutôt la capacité qu’elle a aujourd’hui de critiquer ses propres tentatives de repli sur soi (cf. p. 409). Comment effectivement ne pas se laisser éblouir par le spectacle d’une Eglise se repentant d’être ce qu’elle est et demandant pardon à tous pour le caractère surnaturel de sa mission !
La difficulté est que le Concile Vatican II a cherché à exprimer ces vérités nouvelles en utilisant un genre littéraire (celui du magistère) dépassé et même dangereux (car il contribue à renforcer les structures doctrinales). Mais s’appuyant sur ce qu’il appelle « un retour sans précédent de l’Evangile » en notre temps, l’auteur invite à passer tout l’héritage théologique de l’Eglise au crible de la narratologie, c’est-à-dire à la considération du texte évangélique tel qu’il se présente comme récit de salut. Au lieu d’admettre et d’interpréter une pluralité de genres littéraires quant à la transmission de la Révélation chrétienne, on cherche en fait à tout réduire à un seul style, considéré comme le plus acceptable par nos contemporains. Le théologien se doit donc de placer au centre de sa réflexion l’Ecriture sainte.
Lire les Ecritures en théologien
C’est ici le dernier volet de la partie proprement fondamentale de l’ouvrage. Nous sommes entrés dans l’âge herméneutique. Mais la postmodernité a vu naître l’apparition d’« herméneutiques régionales », conséquence de la présence d’une pluralité de perspectives. C’est en considérant ce point d’aboutissement que l’auteur reprend l’histoire de l’exégèse catholique. Celle-ci a renoncé à « la démonstration d’Esprit et de puissance » dont parle saint Paul (1 Co 2, 4) et sur lequel revient longtemps Origène, qui en fait une réalité essentielle de son exégèse. Mais pour Chr. Theobald, il s’agit d’éviter que le corps ecclésial justifiât son existence à partir de l’Ecriture car ce serait aller contre le message radical d’altérité transmis par cette même Ecriture : « La théologie est véritablement biblique dans la mesure où elle ne cesse de se reconstituer en dehors des frontières culturelles de la Bible » (p. 533, italiques dans le texte).
Le rapide parcours que donne l’auteur lui permet de montrer comment la méthode historique a exclu définitivement le principe dogmatique en exégèse, d’où le changement paradigmatique et ses conséquences en théologie. La constitution du canon des Ecritures saintes (liste des livres reconnus par l’Eglise comme inspirés et donc normatifs pour la foi) est expliquée de façon purement immanente. Du coup, la conception de l’inspiration est d’une grande pauvreté : « Ce n’est pas le livre en lui-même qui est inspiré, mais la relation de réception que nous pouvons engager avec lui ; il est inspiré dans la mesure où il ne cesse de nous inspirer » (p. 643).
Toutes ces pages, on l’aura repéré aux quelques indices que nous avons cités, sont traversées par un sentiment de grande défiance à l’égard de l’Eglise institutionnelle, c’est-à-dire de l’Eglise qui enseigne et qui gouverne. Celle-ci semble une réalité dangereuse, indispensable cependant, mais dont il faudrait absolument chercher à limiter l’influence, voire la présence. On reconnaîtra sans peine, avec les transpositions d’usage, les grands thèmes de la philosophie libérale dans sa lutte contre l’Etat ou contre toute autorité régulatrice. L’auteur propose une exégèse de l’épître aux Hébreux assez surprenante. Ainsi, la présence massive dans ses premiers versets du pronom personnel nous ainsi qu’au chapitre 12 est comme menacée par les relectures qu’en a faites la tradition de l’Eglise. D’où la conclusion un rien paranoïaque : « La définition, la position d’une norme et la légitimation de la régulation ecclésiale de la foi sont des procédures de sélection qui risquent de rétrécir la position du « nous » de la lettre ou de lui imposer, par une violence secrète [c’est nous qui soulignons], une structure hiérarchique » (p. 657). Bien entendu, il s’agit bien d’une lecture nouvelle qui libère la Lettre des habitudes de pensée « où l’a enfermée la théologie officielle du deuxième millénaire latin » (p. 691), alors qu’elle constitue en fait la charte d’émancipation des fidèles. On ne soulignera jamais assez ce que les auteurs inspirés doivent aux théologiens contemporains. Grâce à eux, le sens de ce qu’ils ont écrit est enfin révélé au Peuple de Dieu.
On comprendra dès lors que la réaction des papes face au monde moderne soit jugée plutôt négativement. Les Pontifes romains sont accusés d’avoir recours à un style apocalyptique pour décrire la situation présente, sous prétexte que l’homme aurait voulu prendre la place de Dieu. Mais, pas une seule fois, le P. Theobald ne se demande si ces craintes, formulées dès la fin du XIXe siècle, ne se sont pas réalisées effectivement au siècle suivant. Il est étonnant qu’il ne cherche jamais à interpréter vraiment les grandes tragédies humanitaires et culturelles du XXe siècle. De même, l’auteur devrait s’interroger sur le poids réel face à la Barbarie d’une Eglise réduite à n’inspirer qu’une certaine manière d’être au monde. Il faudrait tout de même opposer quelque chose de plus substantiel aux vagues déferlantes de déshumanisation. Le témoignage des saints et des martyrs, la parole et l’autorité des saints pontifes sont à l’évidence d’un autre poids, d’une autre portée. Toutes ces considérations n’empêcheront pas notre auteur de nous présenter à nouveaux frais la profession de foi chrétienne.
Le christianisme comme style
Après sept cents pages de prolégomènes, le P. Theobald peut enfin nous exposer l’essentiel de son travail, à savoir une reformulation de la foi de Nicée-Constantinople afin de rendre celle-ci compréhensible par notre culture postmoderne, marquée par la laïcité et le pluralisme religieux. Dans sa démarche apologétique (si l’on peut dire), l’auteur va donc traduire les grands énoncés de la foi. Ainsi du mystère trinitaire, qui devient une invitation pour l’homme à construire son identité, comme « unique en relation avec un autre, avec beaucoup d’autres uniques » (p. 720). C’est ce nouveau type de relations que le Christ a voulu inaugurer en venant sur la terre. Il est donc venu nous apporter un supplément d’être. Dans une pareille perspective la catégorie classique du salut et de la rédemption, même comprise dans son sens plénier (non seulement pardon des péchés mais aussi participation à la vie même de Dieu par la grâce) disparaît complètement. Il s’agit donc de penser Dieu en postmodernité, c’est-à-dire confronté à trois limites : « Le silence de Dieu, l’expérience du mal radical et d’une fraternité non subvertie, la clôture d’un espace qui semblait illimité et la conscience que l’unique monde et l’unicité de chacun, peuple et individu, nous sont confiés » (p. 714). Parce que la Trinité est le dogme de la communication, ce mystère paraît particulièrement en phase avec le monde moderne, tandis que l’Esprit manifeste le caractère indéterminable et non maîtrisable du lien social. Puis le P. Theobald aborde la rencontre des trois polythéismes, la christologie, l’ecclésiologie, l’expérience de la présence du saint-Esprit, le messianisme chrétien comme manière de vivre le processus de mondialisation, la création, la lutte contre le mal et la sainteté chrétienne comme expérience ultime de la solitude. Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que de la fable du monde moderne racontée en termes chrétiens. La tradition catholique donne ses mots à un mouvement général de décomposition de la culture et de la civilisation. La nouveauté de la grâce, le caractère surnaturel de la Révélation, la transcendance divine qui se manifeste à travers les gestes et les paroles du Nazaréen, sa présence salvifique dans l’Eglise, et par là dans le monde et dans le cœur des hommes, la foi théologale comme intelligence renouvelée sur toute la réalité, la présence de Dieu qui transfigure une existence humaine, le fait que l’économie sacramentelle nous fasse vraiment appartenir au Christ et participer à ce qu’Il est, tout cela ne semble plus avoir aucune signification puisque la Révélation chrétienne n’est que la parabole du monde merveilleux et inquiétant qui est en train de surgir.
Dès lors, on imagine sans peine mais avec effroi ce que pourrait donner l’action des chrétiens, et spécialement des pasteurs, si elle devait s’inspirer de pareils principes. On pourrait sans peine leur appliquer la sentence lucide de Charles Péguy : « C’est aller au-devant de la défaite, c’est vouloir délibérément la défaite et la capitulation que de mettre ou de laisser aux plus hauts postes de commandement, aux plus hautes situations de gouvernement des hommes qui ont dans la moelle même le goût et l’instinct et l’habitude invétérée de la défaite et de la capitulation » ((. L’Argent. Suite, avril 1913.)) .