Les premiers chrétiens et l’ordre politique
Pourtant, cette posture d’instance critique ne peut plus être adoptée dans la période post-constantinienne, dans la mesure où le pouvoir peut difficilement être considéré comme illégitime. Le mode chrétien de penser le politique a‑t-il alors réellement changé ?
Le problème de l’obéissance, de l’acquiescement à un pouvoir se trouve posé d’une façon qui paraît claire dans l’Epître aux Romains, mais dont les premiers commentateurs vont souligner, dès le IIe siècle, les difficultés d’interprétation. La question sera au cœur des débats sous Constantin. En effet, il ne faut pas s’imaginer que toutes les décisions de cet empereur seront acceptées parce que émanant d’un pouvoir chrétien ou en voie de christianisation. Il s’agit d’une question de rapport à la loi. Les premiers chrétiens ne se situent pas par rapport à la loi de l’Etat, mais par rapport à la loi de l’Evangile. L’Evangile contient peu de règles, mais est porteur d’exigences en quelque sorte absolues. Ce rapport à l’Evangile est premier et immédiat. Dans un premier stade, les chrétiens sont tournés vers l’Evangile, lui obéissent, la loi de l’Evangile s’impose sans intermédiaire.
Puis, au fur et à mesure que les communautés chrétiennes se constituent, une série d’organisations, d’institutions, de règles apparaissent, que l’on pourrait placer sous le signe d’une discipline d’église. Les chrétiens, tout en continuant à se référer à la Loi de l’Evangile, se trouvent confrontés à des règles religieuses de plus en plus humaines, qui empruntent beaucoup au droit romain. Ce stade intermédiaire constitue un sas. Il change la nature de la référence à la loi, assurant d’une certaine manière la transition avec la loi nouvelle du politique.
Les chrétiens ont enfin pris conscience qu’ils ne pouvaient pas vivre durablement et uniquement sous la simple loi de l’Evangile, car elle ne contenait pas assez de préceptes immédiatement utilisables pour une existence quotidienne s’installant dans la durée, non seulement individuellement, mais également et surtout communautairement. Dans cette histoire progressive, on observe une combinaison de choses divines et humaines, dont le politique se nourrira et à partir duquel il se construira. La constitution de l’Eglise apparaît à cet égard comme un stade indispensable. Dans la formation de la conscience chrétienne, ce quant-à-soi intérieur, cette instance de résistance n’aurait pas pu être durable et efficace sans cet espace de construction normatif, si hésitant et complexe qu’il soit à ses débuts. L’Eglise, ce modèle, cette construction humaine et divine, est absolument indispensable. Elle est l’instance de référence, au plan individuel et collectif. L’hérésie part de là.
Les institutions de l’Eglise joueraient donc un rôle important dans l’atténuation de la défiance à l’égard du pouvoir politique, dans la mesure où les chrétiens s’habituent progressivement à ne pas être une instance critique par rapport à l’autorité temporelle de l’Eglise.
Dans la construction de cette instance critique, certains seront désignés comme garants de la légitimité et de la véracité de l’instance. Même s’ils prennent appui sur les Pères de l’Eglise ou des auteurs chrétiens, les évêques seront chargés de guider, d’être des juges, des apôtres pour les fidèles de plus en plus nombreux. Ils auront la fonction de faire émerger et de constituer des instances suffisamment fortes pour que la conscience politique chrétienne ait une efficacité. Il n’est pas possible de fonder cette efficacité sur une résistance intérieure purement individuelle. Au début de la période constantinienne, l’épiscopat est ainsi un lieu de résistance et de rappel à l’ordre, à la loi évangélique en particulier, pour l’instance politique. La primauté pontificale l’illustre tout particulièrement, et bien plus tôt qu’on ne le pense généralement.
Dans le post-constantinisme, à partir du moment où une certaine harmonie règne entre Eglise et pouvoir politique et où la fonction critique est assumée par la hiérarchie, elle serait donc en quelque sorte abandonnée, perdue de vue par le peuple chrétien.
L’harmonie doit être placée au plus haut niveau ; certains parleraient de symbiose ou de synchronie. La légitimité de l’architecture du pouvoir, de l’instance politique, cherche à se constituer en harmonie avec les exigences de la foi. Pour autant, les disharmonies dans les résultats sont constantes. Il en fut de même pour les rois très-chrétiens, dont l’action politique put être critiquée par l’instance religieuse, alors même que celle-ci occupait une place de conseil. La période constantinienne inaugure une certaine proximité des deux pouvoirs. Les conseillers des princes et empereurs étaient ainsi des clercs, qui occupaient également une fonction de critique et de rappel à l’ordre, parfois extrêmement sévères.
Cette fonction appartient à la hiérarchie et non à la communauté chrétienne.
A cet égard, le livre présente peut-être une ambiguïté. La construction de la citoyenneté chrétienne que j’évoque est fort éloignée de la version démocratique actuelle, caractérisée par l’émergence d’un citoyen doté de droits et de capacités d’intervention comme le vote. Elle renvoie davantage à un phénomène plus global et progressif, qui correspond à l’émergence d’une certaine personnalité chrétienne, prenant des formes communautaires, par l’intermédiaire d’instances non issues d’une délégation populaire au sens moderne. Pour autant, cette période initiale du christianisme voit l’apparition d’un certain nombre d’éléments favorisant la formation de la conscience humaine, qui s’apparente à la notion de citoyenneté, comprise comme l’attention de l’être humain vis-à-vis du politique, pour un certain nombre tout du moins. J’attache une grande importance à la conception de la conscience comme un nouveau lieu. De surcroît, cette histoire aboutit pour l’Occident à une fabrication de la conscience individuelle et à l’émergence de l’individu. Pour certains historiens, dont je partage l’opinion, l’Occident a été le lieu de l’émergence la plus précoce de la conscience individuelle, ne serait-ce que par le biais d’une culpabilité dans la démarche de confession, qui implique une réflexion sur soi, sur les fautes individuelles, comme sur la participation au péché de la communauté. Une invention chrétienne. Le droit pénal occidental en est un héritier direct.
Pouvez-vous revenir sur l’actualité de l’une des tentations des premières communautés chrétiennes, consistant à vivre un « apartheid volontaire » ?
Cette question rejoint les vifs débats actuels sur le communautarisme, dont j’aurais tendance à relativiser l’importance. A l’heure actuelle, il me semble plus judicieux de privilégier le collectif. Nous ne devons pas d’abord — sauf choix monastique évidemment — nous réfugier hors de la société. Et si nous le faisons, notre refuge doit d’abord être un refus de l’inconscience au profit d’une attitude soucieuse d’avoir une pleine connaissance de la nocivité de nos univers politiques, sociaux, économiques. Le refuge permet de s’établir dans une liberté intérieure. Toutefois, cette attitude ne doit pas déboucher sur la fuite. Où d’ailleurs irait-on fuir ? Les premiers chrétiens ont certes imaginé de fuir le monde romain, qui en définitive n’était pas réellement universel. En revanche, l’universalité et le monde global sont aujourd’hui réels. Il n’existe plus de lieux refuges et je suis de ceux qui le regrettent. J’ai toujours pensé que le criminel avait droit à un lieu de refuge ; la notion d’asile m’apparaît ainsi essentielle à notre liberté, parce que nos jugements ne sont que des jugements humains, souvent dictés par des circonstances ; le pécheur aujourd’hui ne l’est peut-être pas aux yeux de Dieu et même parfois aux yeux de l’histoire des hommes.
Plutôt que de chercher refuge dans des communautarismes exclusifs, il importe de privilégier ce qui nous rassemble, au sens le plus fort et le plus complet possible. Cependant, les petits communautarismes, non pas au sens politique du terme, mais à l’instar des associations, instances de débat, voire communautés de vie, me semblent bénéfiques, s’ils n’occupent pas la place du politique dans son ensemble. Une réduction dommageable s’ensuivrait, laquelle ne pourrait d’ailleurs se révéler légitime que dans le cas de persécutions mettant en danger la vie humaine des membres. N’oublions pas que même dans les premiers siècles, les chrétiens n’ont jamais recherché la destruction de leurs communautés en demeurant dans un univers qui les persécutait, sous prétexte de mourir en martyrs. Ils ont essayé de se protéger en recherchant le compromis, sans lequel on ne vit pas. Saint Cyprien a ainsi fui son église, jugeant plus utile de rester en vie, ce qui ne l’a pas empêché d’y revenir et de mourir en martyr.
Toutefois, l’élaboration de systèmes humains détachés de tout politiquement, de manière constitutive et durable, ne me semble ni bonne, ni possible. Il est nécessaire de procéder par étapes successives, jusqu’à un dernier seuil infranchissable, le premier correspondant à la liberté de la conscience. La construction de cette conscience est déjà extrêmement difficile, impliquant le refus de la culture, des loisirs, de tout ce qui disperse l’esprit et grignote petit à petit toutes nos forces de résistance, dont on apprend avec l’âge qu’elles sont fort limitées. Il est nécessaire de se protéger et en particulier de protéger les plus jeunes, à travers des instances de protection, la plus puissante et la plus naturelle étant la famille. A ce sujet, les premières communautés chrétiennes étaient de grandes familles, des communautés de familles, avec une dimension protectrice, mais néanmoins ouvertes sur l’extérieur, sans quoi il n’est pas possible de vivre, ne serait-ce que s’agissant des besoins élémentaires comme l’alimentation.
La réponse me semble devoir être celle que les chrétiens ont finalement adoptée, peut-être par stratégie, dans la concomitance, la coexistence de ceux qui refusent et de ceux qui se compromettent. Les limites du refus et du compromis sont naturellement au cœur de la réflexion, mais l’on s’aperçoit qu’elles changent peu au cours de l’histoire. Un refus absolu doit ainsi être opposé à certaines dérives, qui conduiraient à des fautes trop graves, comme l’illustre clairement la notion de « structures de péché », dans lesquelles il est impossible de s’inscrire. Il ne s’agit pas pour autant d’un communautarisme quelconque.
Ce rejet global du communautarisme laisse cependant subsister des lieux nécessaires à la survie, mais aussi à l’expression et à la communication de la liberté acquise intérieurement par la conscience. A l’inverse, enfermée dans un cadre exclusif, la conscience risque de se figer et de s’appauvrir, car elle se nourrit également d’apports extérieurs. Nous avons besoin d’échanges humains. Les premiers chrétiens ont intensément vécu cet échange, avec l’aide de la Providence, comme je l’indique au début de mon ouvrage. J’ai d’emblée précisé que je ne pourrais pas la juger, mais que celle-ci avait fait son œuvre et elle continue de la faire.
Nous devons nous inscrire dans cet abandon à la Providence, mais aussi dans ce travail qui doit être le nôtre, loin de la construction de murs qui nous isoleraient complètement.