Revue de réflexion politique et religieuse.

Les pre­miers chré­tiens et l’ordre poli­tique

Article publié le 13 Jan 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pour­tant, cette pos­ture d’instance cri­tique ne peut plus être adop­tée dans la période post-constan­ti­nienne, dans la mesure où le pou­voir peut dif­fi­ci­le­ment être consi­dé­ré comme illé­gi­time. Le mode chré­tien de pen­ser le poli­tique a‑t-il alors réel­le­ment chan­gé ?
Le pro­blème de l’obéissance, de l’acquiescement à un pou­voir se trouve posé d’une façon qui paraît claire dans l’Epître aux Romains, mais dont les pre­miers com­men­ta­teurs vont sou­li­gner, dès le IIe siècle, les dif­fi­cul­tés d’interprétation. La ques­tion sera au cœur des débats sous Constan­tin. En effet, il ne faut pas s’imaginer que toutes les déci­sions de cet empe­reur seront accep­tées parce que éma­nant d’un pou­voir chré­tien ou en voie de chris­tia­ni­sa­tion. Il s’agit d’une ques­tion de rap­port à la loi. Les pre­miers chré­tiens ne se situent pas par rap­port à la loi de l’Etat, mais par rap­port à la loi de l’Evangile. L’Evangile contient peu de règles, mais est por­teur d’exigences en quelque sorte abso­lues. Ce rap­port à l’Evangile est pre­mier et immé­diat. Dans un pre­mier stade, les chré­tiens sont tour­nés vers l’Evangile, lui obéissent, la loi de l’Evangile s’impose sans inter­mé­diaire.
Puis, au fur et à mesure que les com­mu­nau­tés chré­tiennes se consti­tuent, une série d’organisations, d’institutions, de règles appa­raissent, que l’on pour­rait pla­cer sous le signe d’une dis­ci­pline d’église. Les chré­tiens, tout en conti­nuant à se réfé­rer à la Loi de l’Evangile, se trouvent confron­tés à des règles reli­gieuses de plus en plus humaines, qui empruntent beau­coup au droit romain. Ce stade inter­mé­diaire consti­tue un sas. Il change la nature de la réfé­rence à la loi, assu­rant d’une cer­taine manière la tran­si­tion avec la loi nou­velle du poli­tique.
Les chré­tiens ont enfin pris conscience qu’ils ne pou­vaient pas vivre dura­ble­ment et uni­que­ment sous la simple loi de l’Evangile, car elle ne conte­nait pas assez de pré­ceptes immé­dia­te­ment uti­li­sables pour une exis­tence quo­ti­dienne s’installant dans la durée, non seule­ment indi­vi­duel­le­ment, mais éga­le­ment et sur­tout com­mu­nau­tai­re­ment. Dans cette his­toire pro­gres­sive, on observe une com­bi­nai­son de choses divines et humaines, dont le poli­tique se nour­ri­ra et à par­tir duquel il se construi­ra. La consti­tu­tion de l’Eglise appa­raît à cet égard comme un stade indis­pen­sable. Dans la for­ma­tion de la conscience chré­tienne, ce quant-à-soi inté­rieur, cette ins­tance de résis­tance n’aurait pas pu être durable et effi­cace sans cet espace de construc­tion nor­ma­tif, si hési­tant et com­plexe qu’il soit à ses débuts. L’Eglise, ce modèle, cette construc­tion humaine et divine, est abso­lu­ment indis­pen­sable. Elle est l’instance de réfé­rence, au plan indi­vi­duel et col­lec­tif. L’hérésie part de là.

Les ins­ti­tu­tions de l’Eglise joue­raient donc un rôle impor­tant dans l’atténuation de la défiance à l’égard du pou­voir poli­tique, dans la mesure où les chré­tiens s’habituent pro­gres­si­ve­ment à ne pas être une ins­tance cri­tique par rap­port à l’autorité tem­po­relle de l’Eglise.
Dans la construc­tion de cette ins­tance cri­tique, cer­tains seront dési­gnés comme garants de la légi­ti­mi­té et de la véra­ci­té de l’instance. Même s’ils prennent appui sur les Pères de l’Eglise ou des auteurs chré­tiens, les évêques seront char­gés de gui­der, d’être des juges, des apôtres pour les fidèles de plus en plus nom­breux. Ils auront la fonc­tion de faire émer­ger et de consti­tuer des ins­tances suf­fi­sam­ment fortes pour que la conscience poli­tique chré­tienne ait une effi­ca­ci­té. Il n’est pas pos­sible de fon­der cette effi­ca­ci­té sur une résis­tance inté­rieure pure­ment indi­vi­duelle. Au début de la période constan­ti­nienne, l’épiscopat est ain­si un lieu de résis­tance et de rap­pel à l’ordre, à la loi évan­gé­lique en par­ti­cu­lier, pour l’instance poli­tique. La pri­mau­té pon­ti­fi­cale l’illustre tout par­ti­cu­liè­re­ment, et bien plus tôt qu’on ne le pense géné­ra­le­ment.

Dans le post-constan­ti­nisme, à par­tir du moment où une cer­taine har­mo­nie règne entre Eglise et pou­voir poli­tique et où la fonc­tion cri­tique est assu­mée par la hié­rar­chie, elle serait donc en quelque sorte aban­don­née, per­due de vue par le peuple chré­tien.
L’harmonie doit être pla­cée au plus haut niveau ; cer­tains par­le­raient de sym­biose ou de syn­chro­nie. La légi­ti­mi­té de l’architecture du pou­voir, de l’instance poli­tique, cherche à se consti­tuer en har­mo­nie avec les exi­gences de la foi. Pour autant, les dis­har­mo­nies dans les résul­tats sont constantes. Il en fut de même pour les rois très-chré­tiens, dont l’action poli­tique put être cri­ti­quée par l’instance reli­gieuse, alors même que celle-ci occu­pait une place de conseil. La période constan­ti­nienne inau­gure une cer­taine proxi­mi­té des deux pou­voirs. Les conseillers des princes et empe­reurs étaient ain­si des clercs, qui occu­paient éga­le­ment une fonc­tion de cri­tique et de rap­pel à l’ordre, par­fois extrê­me­ment sévères.

Cette fonc­tion appar­tient à la hié­rar­chie et non à la com­mu­nau­té chré­tienne.
A cet égard, le livre pré­sente peut-être une ambi­guï­té. La construc­tion de la citoyen­ne­té chré­tienne que j’évoque est fort éloi­gnée de la ver­sion démo­cra­tique actuelle, carac­té­ri­sée par l’émergence d’un citoyen doté de droits et de capa­ci­tés d’intervention comme le vote. Elle ren­voie davan­tage à un phé­no­mène plus glo­bal et pro­gres­sif, qui cor­res­pond à l’émergence d’une cer­taine per­son­na­li­té chré­tienne, pre­nant des formes com­mu­nau­taires, par l’intermédiaire d’instances non issues d’une délé­ga­tion popu­laire au sens moderne. Pour autant, cette période ini­tiale du chris­tia­nisme voit l’apparition d’un cer­tain nombre d’éléments favo­ri­sant la for­ma­tion de la conscience humaine, qui s’apparente à la notion de citoyen­ne­té, com­prise comme l’attention de l’être humain vis-à-vis du poli­tique, pour un cer­tain nombre tout du moins. J’attache une grande impor­tance à la concep­tion de la conscience comme un nou­veau lieu. De sur­croît, cette his­toire abou­tit pour l’Occident à une fabri­ca­tion de la conscience indi­vi­duelle et à l’émergence de l’individu. Pour cer­tains his­to­riens, dont je par­tage l’opinion, l’Occident a été le lieu de l’émergence la plus pré­coce de la conscience indi­vi­duelle, ne serait-ce que par le biais d’une culpa­bi­li­té dans la démarche de confes­sion, qui implique une réflexion sur soi, sur les fautes indi­vi­duelles, comme sur la par­ti­ci­pa­tion au péché de la com­mu­nau­té. Une inven­tion chré­tienne. Le droit pénal occi­den­tal en est un héri­tier direct.

Pou­vez-vous reve­nir sur l’actualité de l’une des ten­ta­tions des pre­mières com­mu­nau­tés chré­tiennes, consis­tant à vivre un « apar­theid volon­taire » ?
Cette ques­tion rejoint les vifs débats actuels sur le com­mu­nau­ta­risme, dont j’aurais ten­dance à rela­ti­vi­ser l’importance. A l’heure actuelle, il me semble plus judi­cieux de pri­vi­lé­gier le col­lec­tif. Nous ne devons pas d’abord — sauf choix monas­tique évi­dem­ment — nous réfu­gier hors de la socié­té. Et si nous le fai­sons, notre refuge doit d’abord être un refus de l’inconscience au pro­fit d’une atti­tude sou­cieuse d’avoir une pleine connais­sance de la noci­vi­té de nos uni­vers poli­tiques, sociaux, éco­no­miques. Le refuge per­met de s’établir dans une liber­té inté­rieure. Tou­te­fois, cette atti­tude ne doit pas débou­cher sur la fuite. Où d’ailleurs irait-on fuir ? Les pre­miers chré­tiens ont certes ima­gi­né de fuir le monde romain, qui en défi­ni­tive n’était pas réel­le­ment uni­ver­sel. En revanche, l’universalité et le monde glo­bal sont aujourd’hui réels. Il n’existe plus de lieux refuges et je suis de ceux qui le regrettent. J’ai tou­jours pen­sé que le cri­mi­nel avait droit à un lieu de refuge ; la notion d’asile m’apparaît ain­si essen­tielle à notre liber­té, parce que nos juge­ments ne sont que des juge­ments humains, sou­vent dic­tés par des cir­cons­tances ; le pécheur aujourd’hui ne l’est peut-être pas aux yeux de Dieu et même par­fois aux yeux de l’histoire des hommes.
Plu­tôt que de cher­cher refuge dans des com­mu­nau­ta­rismes exclu­sifs, il importe de pri­vi­lé­gier ce qui nous ras­semble, au sens le plus fort et le plus com­plet pos­sible. Cepen­dant, les petits com­mu­nau­ta­rismes, non pas au sens poli­tique du terme, mais à l’instar des asso­cia­tions, ins­tances de débat, voire com­mu­nau­tés de vie, me semblent béné­fiques, s’ils n’occupent pas la place du poli­tique dans son ensemble. Une réduc­tion dom­ma­geable s’ensuivrait, laquelle ne pour­rait d’ailleurs se révé­ler légi­time que dans le cas de per­sé­cu­tions met­tant en dan­ger la vie humaine des membres. N’oublions pas que même dans les pre­miers siècles, les chré­tiens n’ont jamais recher­ché la des­truc­tion de leurs com­mu­nau­tés en demeu­rant dans un uni­vers qui les per­sé­cu­tait, sous pré­texte de mou­rir en mar­tyrs. Ils ont essayé de se pro­té­ger en recher­chant le com­pro­mis, sans lequel on ne vit pas. Saint Cyprien a ain­si fui son église, jugeant plus utile de res­ter en vie, ce qui ne l’a pas empê­ché d’y reve­nir et de mou­rir en mar­tyr.
Tou­te­fois, l’élaboration de sys­tèmes humains déta­chés de tout poli­ti­que­ment, de manière consti­tu­tive et durable, ne me semble ni bonne, ni pos­sible. Il est néces­saire de pro­cé­der par étapes suc­ces­sives, jusqu’à un der­nier seuil infran­chis­sable, le pre­mier cor­res­pon­dant à la liber­té de la conscience. La construc­tion de cette conscience est déjà extrê­me­ment dif­fi­cile, impli­quant le refus de la culture, des loi­sirs, de tout ce qui dis­perse l’esprit et gri­gnote petit à petit toutes nos forces de résis­tance, dont on apprend avec l’âge qu’elles sont fort limi­tées. Il est néces­saire de se pro­té­ger et en par­ti­cu­lier de pro­té­ger les plus jeunes, à tra­vers des ins­tances de pro­tec­tion, la plus puis­sante et la plus natu­relle étant la famille. A ce sujet, les pre­mières com­mu­nau­tés chré­tiennes étaient de grandes familles, des com­mu­nau­tés de familles, avec une dimen­sion pro­tec­trice, mais néan­moins ouvertes sur l’extérieur, sans quoi il n’est pas pos­sible de vivre, ne serait-ce que s’agissant des besoins élé­men­taires comme l’alimentation.
La réponse me semble devoir être celle que les chré­tiens ont fina­le­ment adop­tée, peut-être par stra­té­gie, dans la conco­mi­tance, la coexis­tence de ceux qui refusent et de ceux qui se com­pro­mettent. Les limites du refus et du com­pro­mis sont natu­rel­le­ment au cœur de la réflexion, mais l’on s’aperçoit qu’elles changent peu au cours de l’histoire. Un refus abso­lu doit ain­si être oppo­sé à cer­taines dérives, qui condui­raient à des fautes trop graves, comme l’illustre clai­re­ment la notion de « struc­tures de péché », dans les­quelles il est impos­sible de s’inscrire. Il ne s’agit pas pour autant d’un com­mu­nau­ta­risme quel­conque.
Ce rejet glo­bal du com­mu­nau­ta­risme laisse cepen­dant sub­sis­ter des lieux néces­saires à la sur­vie, mais aus­si à l’expression et à la com­mu­ni­ca­tion de la liber­té acquise inté­rieu­re­ment par la conscience. A l’inverse, enfer­mée dans un cadre exclu­sif, la conscience risque de se figer et de s’appauvrir, car elle se nour­rit éga­le­ment d’apports exté­rieurs. Nous avons besoin d’échanges humains. Les pre­miers chré­tiens ont inten­sé­ment vécu cet échange, avec l’aide de la Pro­vi­dence, comme je l’indique au début de mon ouvrage. J’ai d’emblée pré­ci­sé que je ne pour­rais pas la juger, mais que celle-ci avait fait son œuvre et elle conti­nue de la faire.
Nous devons nous ins­crire dans cet aban­don à la Pro­vi­dence, mais aus­si dans ce tra­vail qui doit être le nôtre, loin de la construc­tion de murs qui nous iso­le­raient com­plè­te­ment.

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