[note : cet entretien a été publié dans le numéro 102 de catholica, pp. 9–19]
Confrontés à un Empire persécuteur, les premiers chrétiens ont appréhendé les institutions politiques avec une conscience tragique, en refusant de se soumettre à un pouvoir qui, selon les termes de saint Augustin, pouvait être assimilé à une « bande de brigands ». A leur égard, ils se sont regroupés sous la bannière de l’Eglise, progressivement considérée comme contre-ordre politique, non qu’elle vise à substituer un régime politique à un autre, mais parce que le témoignage de la foi, y compris et surtout par le martyre, était en lui-même politique, selon l’interprétation d’Erik Peterson, parce qu’il se dressait contre les prétentions de l’ordre politique à une souveraineté illimitée. Mais on oublie souvent que s’il est qualifié de bandes de brigands par saint Augustin, c’est que l’Empire est « sans la justice ». Autrement dit, le rejet du politique est dû au non-respect par les institutions de leur finalité propre, non à un rejet du politique en tant que tel. Une telle attitude aurait au demeurant été inexplicable, au regard de la parole du Christ demandant de rendre à César ce qui lui revient, qui suppose bien qu’il existe une dette à l’égard de l’ordre politique. Elle impliquerait également de mettre à l’écart l’Epître aux Romains (ch. 13), qui prescrit l’obéissance aux autorités parce que tout pouvoir leur vient de Dieu, obéissance qui est donc due en conscience et non seulement par crainte.
Il n’en reste pas moins que l’hostilité du monde païen à l’égard du christianisme a pu pousser les chrétiens à adopter une attitude critique et distante à l’égard de l’ordre politique, et à rechercher à faire du Royaume de Dieu une réalité tout entière incarnée dans l’appartenance à l’Eglise comme communauté, non pas physiquement mais spirituellement séparée d’un monde plongé dans le péché. Cette tendance, parfaitement compréhensible dans un contexte de persécution, traduit aussi une réalité profonde : les chrétiens ne sont pas du monde. Mais ils sont aussi, selon le commentaire classique de l’Epître à Diognète, dans le monde. La difficulté de cette double position a pu donner lieu à des mouvements opposés, dans les premiers siècles comme vers la fin du XXe siècle, soit d’insertion de plain pied dans un monde auquel il fallait s’ouvrir, voire se convertir, soit à l’inverse, éventuellement à cause de l’échec de l’optique précédente, de retrait total du domaine politique, en quelque sorte par peur d’une contamination par le monde ou d’une absorption définitive par ce dernier.
C’est à ces questions, vues sous l’angle des trois premiers siècles chrétiens, qu’est consacré le récent ouvrage de Gérard Guyon, professeur d’histoire du droit à l’Université de Bordeaux-IV, Le choix du Royaume. Il y évoque l’histoire des relations entre les chrétiens et l’ordre politique dans les premiers siècles, à une époque où il semble pratiquement difficile de penser des relations harmonieuses entre politique et christianisme.
CATHOLICA —Votre ouvrage évoque à titre principal les rapports que les chrétiens des premiers siècles entretenaient avec les institutions politiques, mais vous opérez régulièrement des rapprochements entre cette situation et les débats contemporains. Les périodes présentent-elles pour autant des points de comparaison ?
GÉRARD GUYON — La destination de ce livre n’étant pas strictement universitaire, je ne voulais pas me cantonner à cette période très éloignée. Même si l’on s’intéresse aux origines du christianisme, elle reste en effet largement étrangère au monde d’aujourd’hui. Mon intention était donc d’établir moi-même des ponts. Je voulais le faire en utilisant une grille d’analyse, certains mots, des thèmes spécifiques, de manière à pouvoir les définir sans donner prise à une éventuelle récupération.
En outre, les trois premiers siècles présentent une originalité absolue et incontestable. Il s’agit d’un ensemble doté d’une forte cohérence, tout d’abord chronologique, d’un siècle à l’autre. J’ai légèrement dépassé la période car le début du IVe siècle, en particulier l’amorce du tournant constantinien, constitue un événement absolument neuf, dont la majorité des travaux publiés à ce jour font une lecture trop idéologique, voyant dans le système constantinien le père de toutes les dérives contemporaines, en particulier des totalitarismes modernes, marqués par une théologie politique. C’est le cas évidemment de Carl Schmitt, auquel s’oppose très justement Erik Peterson. Pour moi, au contraire, cette organisation étrange, qui se crée pendant les trois premiers siècles, présente une originalité absolue, dont je n’ai pris conscience que par un lent travail de mon esprit, commencé au cours de discussions avec Jacques Ellul dans les années 80. Il a pris forme dans un premier article publié dans ses Mélanges. Nous parlions des premiers siècles, auxquels les catholiques aujourd’hui et les protestants depuis leur origine se réfèrent comme une période pure des dérives et transformations ultérieures. Alors même que je n’étais pas un spécialiste de l’Antiquité, au sens strict, j’ai entrepris d’étudier cette période, ne sachant d’ailleurs pas en quoi elle consistait véritablement, car les trois premiers siècles n’avaient jamais été isolés. J’ai été conforté dans cette approche par l’ouvrage de Roland Minnerath, Les Chrétiens et le monde (Gabalda, 1973), alors professeur à la faculté de théologie de Strasbourg, qui avait travaillé sur les deux premiers siècles. Celui-ci m’avait encouragé dans mes travaux sur une période dont il percevait l’originalité singulière, me reconnaissant une liberté d’autant plus grande que je n’étais pas théologien. Ma qualité d’historien du droit et des idées politiques me permettait d’avoir une approche particulière.
Dans le lent processus de la rédaction de ce livre, qui a pris la forme de publications de nombreux articles et de communications dans des colloques, j’ai commencé par la reconnaissance de cet élément fondateur que constitue l’eschatologie, le fait que les chrétiens s’inscrivent dans un temps, dans un futur, qui n’est d’ailleurs nullement celui dans lequel l’on construit aujourd’hui le Royaume. Aujourd’hui, les théologiens parlent du « déjà, pas encore », il s’agit d’un temps que nous créons, d’une éternité dans laquelle nous sommes. Dans les premiers siècles, le Royaume est vraiment un Au-delà qui se situe dans un temps futur mais proche. Cette notion de temps eschatologique enlève en définitive aux choses humaines leur caractère réel, les réalités sociale, politique, culturelle étant concernées au premier chef. Cette prise de conscience a constitué pour moi un choc, en dépit de ma connaissance des Evangiles. Je n’avais pas pleinement saisi la dimension sociale, institutionnelle, culturelle de ce phénomène.
En particulier, je n’avais pas pris conscience que les diverses communautés chrétiennes s’inscrivaient dans un nouveau comput historique, non comme dans un bloc intangible, mais dans une pluralité d’approches, selon qu’elles habitaient le monde grec ou le monde latin, avec une évolution dans le temps. Commençant par l’eschatologie, j’ai donc abouti à une grande diversité de réponses, partageant néanmoins cette conception fondamentale traduite par une phrase de Michel Villey qui figure dans ses Carnets : « L’homme est donc au-dessus de tout ordre perçu par notre intelligence, citoyen de la cité de Dieu qui n’a pas d’ordre juridique. Et les ordres juridiques sont de pauvres et fragiles produits historiques, aménagement de gîtes d’une nuit à travers la route ». Nous sommes dans une caravane, en route vers un terme que nous connaissons mais dont nous ne savons pas quand il interviendra. Nous ne pouvons pas faire autrement que de nous inscrire dans le provisoire, et même dans le provisoire institutionnel le plus fort. Le système politique lui-même, les grandes institutions de la société sont ainsi sans valeur.
Les chrétiens des premiers siècles, principalement à cause des persécutions, considéreraient donc que le politique leur est étranger ?
Le politique leur est plus qu’étranger, il est néfaste — au sens religieux traditionnel du monde antique. Leur distance vis-à-vis du politique découle de la conception du temps, mais s’appuie également sur cette conviction que le politique est mauvais.
Je ne suis pas certain que les persécutions constituent le point de départ de cette approche, qui se fonde davantage sur l’idée qu’il ne peut rien y avoir en dehors de la seigneurie de Dieu. Les persécutions réactivent et renforcent cette idée ; le pouvoir est alors perçu comme maléfique. Il est le résultat de l’orgueil de l’homme. Le point de départ reste la vision de royautés humaines intrinsèquement mauvaises, contre-créations ne servant à rien.
Au vu de la conception de la politique chez Aristote, et de la théologie chrétienne d’après le IVe siècle, la période que vous étudiez semble constituer une parenthèse temporelle, faisant abstraction des communautés humaines, notamment de la communauté politique, en tant qu’elles sont nécessaires à l’existence même de l’homme, au profit de la seule communauté valable, la communauté religieuse.
Les communautés chrétiennes ne se posent pas la question de cette façon. Elles s’inscrivent dans le provisoire et les choses humaines ne sont pas d’une nature suffisamment constituée et forte puisque le futur du Royaume est proche, cette parousie, qui enlève toute légitimité aux choses humaines. Dans le temps court qui reste, les charismes expriment à eux seuls la forme et la légitimité du pouvoir, dans l’Eglise elle-même.
En allant au bout du raisonnement et en synthétisant, on remplace la communauté politique par la communauté des saints.
Pendant longtemps, les chrétiens manifestent un certain exclusivisme envers les non-chrétiens, avec lesquels le petit noyau des chrétiens, les saints, n’a pas à composer. Cette vision des choses s’insère d’ailleurs davantage dans un héritage juif que dans un héritage grec, que l’on peut être porté à rendre trop prégnant à cette période. Philosophiquement, les trois premiers siècles constitueraient la période la moins grecque de ce point de vue. Mes recherches m’ont ainsi conduit à prendre conscience d’une certaine filiation juive, en particulier dans l’héritage apocalyptique, mais aussi dans l’idée d’un genre chrétien spécifique, considéré comme le troisième genre. Les grandes constructions aristotéliciennes dont nous vivons aujourd’hui ne me semblent pas s’appliquer ici parfaitement et je n’y accorde pas une grande importance dans mon ouvrage, tant dans l’étude de la période que dans mes projections dans le contemporain.
Le moment constantinien, que vous évoquez à la fin de votre ouvrage, est souvent présenté comme une parenthèse, ouverte par Constantin et refermée à la Révolution française. Nous serions ainsi aujourd’hui dans une période similaire à celle des trois premiers siècles, marquée par l’hostilité a priori de la politique à l’égard du christianisme. La prise en compte de la fonction spécifique du politique, au sens ultérieurement rappelé par saint Thomas d’Aquin par exemple, n’est-elle pas pourtant apparue à cette période ?
J’ai conçu cette fin comme un débordement des eaux qui allait se traduire par un fleuve majestueux dans la suite de l’histoire. Après mûre réflexion, il m’a semblé nécessaire de l’inclure dans le cadre d’un prolongement allant jusqu’à une réflexion contemporaine, mais j’ai souhaité en limiter la portée. Deux éléments m’ont paru intéressants. En premier lieu, ce que l’on a appelé la conversion de Constantin comporte une part d’inexplicable. Aujourd’hui, nous savons que Constantin, qu’il se soit converti ou non, a considéré que face à la déliquescence des autres religions traditionnelles qui soutenaient la légitimité du régime impérial, seul le christianisme permettait au pouvoir romain de survivre. Mais ce n’est pas le point le plus important.
En second lieu, on assiste à la construction d’un pouvoir et d’une légitimité d’un type totalement différent de leurs équivalents dans le passé. La construction romaine du pouvoir au cours des siècles a abouti à une réalité forte, avec la majesté impériale protégée par des lois, la conception de l’empereur institué maître absolu, devenu une sorte de dieu, ce qui expliquait l’animosité des chrétiens à son égard. Il s’agissait d’une puissante machine idéologique, dirions-nous aujourd’hui. Avec le christianisme, cet univers est abandonné. A mon sens, nous avons trop insisté sur le fait que le christianisme aurait apporté une nouvelle légitimité à l’antique puissance impériale, en lui assurant une continuité, par le truchement d’une substitution de religions. Car ce qui est essentiel, c’est que le contenu a radicalement changé. L’empereur n’est plus un empereur, il n’est plus cette sorte de demi-dieu, quasi deus, divinisé après sa mort, mais qui ne rendait de comptes à personne. Dorénavant, il doit tout. Les royautés ultérieures prolongeront cette idée avec la conception ministérielle de l’autorité, le roi comme vicaire, etc. Le changement essentiel réside dans la transformation du monarque en un comptable des choses humaines devant Dieu. Cette nouveauté apparaît parfois comme une surlégitimation du pouvoir, le souverain était le vicaire de Dieu, chargé d’agir à sa place sur la terre, mais cette perception me semble constituer un débordement, une dérive. Le monarque est avant tout comptable du salut de ses sujets. Il en est responsable et sera jugé là-dessus. Dans le droit pénal, c’est une donnée très importante que la miséricorde, la grâce royale. De manière élargie, le politique, les magistratures, les juges seront jugés. Cette nouveauté radicale n’a pas été suffisamment prise en compte. Je reviendrai d’ailleurs sur ce point dans un prochain ouvrage sur l’histoire de la justice.
S’agissant des méthodes employées par les premiers chrétiens, vous évoquez la religion chrétienne comme instance critique du pouvoir, idée largement développée aujourd’hui, non sans ambiguïté. Dans les trois premiers siècles, les chrétiens se trouvent face à un pouvoir fondamentalement hostile, dont ils ne contestent pourtant pas la légitimité.
Il convient de bien mesurer la nature de cette hostilité, qui repose de manière centrale sur la prétention du pouvoir romain à l’éternité. La Rome éternelle constitue un modèle d’une durée particulièrement longue, dans lequel le pouvoir politique œuvrait pour s’installer dans un continuum sans fin, prétendant avec beaucoup d’orgueil construire l’organisation politique la plus achevée qui soit. Cette prétention se heurte à la conception des chrétiens, et sur un plan universel qui nous interpelle aujourd’hui et devrait nous éclairer.
Un jugement d’incompatibilité radicale entre le politique et le christianisme est donc porté. Mais ce jugement équivaut en réalité à un non-jugement sur la légitimité du politique puisque les chrétiens ne raisonnent pas dans ces termes. Les chrétiens ne se posent pas la question car ils sont ailleurs, se situent sur un autre plan.
Ils ne se posent la question qu’au moment des persécutions, se demandant si les magistrats sont légitimes pour faire ce qu’ils font.
Pourtant, cette posture d’instance critique ne peut plus être adoptée dans la période post-constantinienne, dans la mesure où le pouvoir peut difficilement être considéré comme illégitime. Le mode chrétien de penser le politique a‑t-il alors réellement changé ?
Le problème de l’obéissance, de l’acquiescement à un pouvoir se trouve posé d’une façon qui paraît claire dans l’Epître aux Romains, mais dont les premiers commentateurs vont souligner, dès le IIe siècle, les difficultés d’interprétation. La question sera au cœur des débats sous Constantin. En effet, il ne faut pas s’imaginer que toutes les décisions de cet empereur seront acceptées parce que émanant d’un pouvoir chrétien ou en voie de christianisation. Il s’agit d’une question de rapport à la loi. Les premiers chrétiens ne se situent pas par rapport à la loi de l’Etat, mais par rapport à la loi de l’Evangile. L’Evangile contient peu de règles, mais est porteur d’exigences en quelque sorte absolues. Ce rapport à l’Evangile est premier et immédiat. Dans un premier stade, les chrétiens sont tournés vers l’Evangile, lui obéissent, la loi de l’Evangile s’impose sans intermédiaire.
Puis, au fur et à mesure que les communautés chrétiennes se constituent, une série d’organisations, d’institutions, de règles apparaissent, que l’on pourrait placer sous le signe d’une discipline d’église. Les chrétiens, tout en continuant à se référer à la Loi de l’Evangile, se trouvent confrontés à des règles religieuses de plus en plus humaines, qui empruntent beaucoup au droit romain. Ce stade intermédiaire constitue un sas. Il change la nature de la référence à la loi, assurant d’une certaine manière la transition avec la loi nouvelle du politique.
Les chrétiens ont enfin pris conscience qu’ils ne pouvaient pas vivre durablement et uniquement sous la simple loi de l’Evangile, car elle ne contenait pas assez de préceptes immédiatement utilisables pour une existence quotidienne s’installant dans la durée, non seulement individuellement, mais également et surtout communautairement. Dans cette histoire progressive, on observe une combinaison de choses divines et humaines, dont le politique se nourrira et à partir duquel il se construira. La constitution de l’Eglise apparaît à cet égard comme un stade indispensable. Dans la formation de la conscience chrétienne, ce quant-à-soi intérieur, cette instance de résistance n’aurait pas pu être durable et efficace sans cet espace de construction normatif, si hésitant et complexe qu’il soit à ses débuts. L’Eglise, ce modèle, cette construction humaine et divine, est absolument indispensable. Elle est l’instance de référence, au plan individuel et collectif. L’hérésie part de là.
Les institutions de l’Eglise joueraient donc un rôle important dans l’atténuation de la défiance à l’égard du pouvoir politique, dans la mesure où les chrétiens s’habituent progressivement à ne pas être une instance critique par rapport à l’autorité temporelle de l’Eglise.
Dans la construction de cette instance critique, certains seront désignés comme garants de la légitimité et de la véracité de l’instance. Même s’ils prennent appui sur les Pères de l’Eglise ou des auteurs chrétiens, les évêques seront chargés de guider, d’être des juges, des apôtres pour les fidèles de plus en plus nombreux. Ils auront la fonction de faire émerger et de constituer des instances suffisamment fortes pour que la conscience politique chrétienne ait une efficacité. Il n’est pas possible de fonder cette efficacité sur une résistance intérieure purement individuelle. Au début de la période constantinienne, l’épiscopat est ainsi un lieu de résistance et de rappel à l’ordre, à la loi évangélique en particulier, pour l’instance politique. La primauté pontificale l’illustre tout particulièrement, et bien plus tôt qu’on ne le pense généralement.
Dans le post-constantinisme, à partir du moment où une certaine harmonie règne entre Eglise et pouvoir politique et où la fonction critique est assumée par la hiérarchie, elle serait donc en quelque sorte abandonnée, perdue de vue par le peuple chrétien.
L’harmonie doit être placée au plus haut niveau ; certains parleraient de symbiose ou de synchronie. La légitimité de l’architecture du pouvoir, de l’instance politique, cherche à se constituer en harmonie avec les exigences de la foi. Pour autant, les disharmonies dans les résultats sont constantes. Il en fut de même pour les rois très-chrétiens, dont l’action politique put être critiquée par l’instance religieuse, alors même que celle-ci occupait une place de conseil. La période constantinienne inaugure une certaine proximité des deux pouvoirs. Les conseillers des princes et empereurs étaient ainsi des clercs, qui occupaient également une fonction de critique et de rappel à l’ordre, parfois extrêmement sévères.
Cette fonction appartient à la hiérarchie et non à la communauté chrétienne.
A cet égard, le livre présente peut-être une ambiguïté. La construction de la citoyenneté chrétienne que j’évoque est fort éloignée de la version démocratique actuelle, caractérisée par l’émergence d’un citoyen doté de droits et de capacités d’intervention comme le vote. Elle renvoie davantage à un phénomène plus global et progressif, qui correspond à l’émergence d’une certaine personnalité chrétienne, prenant des formes communautaires, par l’intermédiaire d’instances non issues d’une délégation populaire au sens moderne. Pour autant, cette période initiale du christianisme voit l’apparition d’un certain nombre d’éléments favorisant la formation de la conscience humaine, qui s’apparente à la notion de citoyenneté, comprise comme l’attention de l’être humain vis-à-vis du politique, pour un certain nombre tout du moins. J’attache une grande importance à la conception de la conscience comme un nouveau lieu. De surcroît, cette histoire aboutit pour l’Occident à une fabrication de la conscience individuelle et à l’émergence de l’individu. Pour certains historiens, dont je partage l’opinion, l’Occident a été le lieu de l’émergence la plus précoce de la conscience individuelle, ne serait-ce que par le biais d’une culpabilité dans la démarche de confession, qui implique une réflexion sur soi, sur les fautes individuelles, comme sur la participation au péché de la communauté. Une invention chrétienne. Le droit pénal occidental en est un héritier direct.
Pouvez-vous revenir sur l’actualité de l’une des tentations des premières communautés chrétiennes, consistant à vivre un « apartheid volontaire » ?
Cette question rejoint les vifs débats actuels sur le communautarisme, dont j’aurais tendance à relativiser l’importance. A l’heure actuelle, il me semble plus judicieux de privilégier le collectif. Nous ne devons pas d’abord — sauf choix monastique évidemment — nous réfugier hors de la société. Et si nous le faisons, notre refuge doit d’abord être un refus de l’inconscience au profit d’une attitude soucieuse d’avoir une pleine connaissance de la nocivité de nos univers politiques, sociaux, économiques. Le refuge permet de s’établir dans une liberté intérieure. Toutefois, cette attitude ne doit pas déboucher sur la fuite. Où d’ailleurs irait-on fuir ? Les premiers chrétiens ont certes imaginé de fuir le monde romain, qui en définitive n’était pas réellement universel. En revanche, l’universalité et le monde global sont aujourd’hui réels. Il n’existe plus de lieux refuges et je suis de ceux qui le regrettent. J’ai toujours pensé que le criminel avait droit à un lieu de refuge ; la notion d’asile m’apparaît ainsi essentielle à notre liberté, parce que nos jugements ne sont que des jugements humains, souvent dictés par des circonstances ; le pécheur aujourd’hui ne l’est peut-être pas aux yeux de Dieu et même parfois aux yeux de l’histoire des hommes.
Plutôt que de chercher refuge dans des communautarismes exclusifs, il importe de privilégier ce qui nous rassemble, au sens le plus fort et le plus complet possible. Cependant, les petits communautarismes, non pas au sens politique du terme, mais à l’instar des associations, instances de débat, voire communautés de vie, me semblent bénéfiques, s’ils n’occupent pas la place du politique dans son ensemble. Une réduction dommageable s’ensuivrait, laquelle ne pourrait d’ailleurs se révéler légitime que dans le cas de persécutions mettant en danger la vie humaine des membres. N’oublions pas que même dans les premiers siècles, les chrétiens n’ont jamais recherché la destruction de leurs communautés en demeurant dans un univers qui les persécutait, sous prétexte de mourir en martyrs. Ils ont essayé de se protéger en recherchant le compromis, sans lequel on ne vit pas. Saint Cyprien a ainsi fui son église, jugeant plus utile de rester en vie, ce qui ne l’a pas empêché d’y revenir et de mourir en martyr.
Toutefois, l’élaboration de systèmes humains détachés de tout politiquement, de manière constitutive et durable, ne me semble ni bonne, ni possible. Il est nécessaire de procéder par étapes successives, jusqu’à un dernier seuil infranchissable, le premier correspondant à la liberté de la conscience. La construction de cette conscience est déjà extrêmement difficile, impliquant le refus de la culture, des loisirs, de tout ce qui disperse l’esprit et grignote petit à petit toutes nos forces de résistance, dont on apprend avec l’âge qu’elles sont fort limitées. Il est nécessaire de se protéger et en particulier de protéger les plus jeunes, à travers des instances de protection, la plus puissante et la plus naturelle étant la famille. A ce sujet, les premières communautés chrétiennes étaient de grandes familles, des communautés de familles, avec une dimension protectrice, mais néanmoins ouvertes sur l’extérieur, sans quoi il n’est pas possible de vivre, ne serait-ce que s’agissant des besoins élémentaires comme l’alimentation.
La réponse me semble devoir être celle que les chrétiens ont finalement adoptée, peut-être par stratégie, dans la concomitance, la coexistence de ceux qui refusent et de ceux qui se compromettent. Les limites du refus et du compromis sont naturellement au cœur de la réflexion, mais l’on s’aperçoit qu’elles changent peu au cours de l’histoire. Un refus absolu doit ainsi être opposé à certaines dérives, qui conduiraient à des fautes trop graves, comme l’illustre clairement la notion de « structures de péché », dans lesquelles il est impossible de s’inscrire. Il ne s’agit pas pour autant d’un communautarisme quelconque.
Ce rejet global du communautarisme laisse cependant subsister des lieux nécessaires à la survie, mais aussi à l’expression et à la communication de la liberté acquise intérieurement par la conscience. A l’inverse, enfermée dans un cadre exclusif, la conscience risque de se figer et de s’appauvrir, car elle se nourrit également d’apports extérieurs. Nous avons besoin d’échanges humains. Les premiers chrétiens ont intensément vécu cet échange, avec l’aide de la Providence, comme je l’indique au début de mon ouvrage. J’ai d’emblée précisé que je ne pourrais pas la juger, mais que celle-ci avait fait son œuvre et elle continue de la faire.
Nous devons nous inscrire dans cet abandon à la Providence, mais aussi dans ce travail qui doit être le nôtre, loin de la construction de murs qui nous isoleraient complètement.