Le rite désacralisé
Ce n’est pas une moindre contradiction que cet usage de l’artifice au moment même où l’on désire libérer la spontanéité. La remarque pourrait s’appliquer à une certaine « pédagogie » en catéchèse qui ne fait rien d’autre que reprendre le projet manipulateur des théoriciens de la socialisation et de leurs pères fondateurs. La philosophie sous-jacente est celle du « bon sauvage » — alors que les « sauvages » sont en général beaucoup plus « civilisés » que les Occidentaux post-chrétiens puisque, à la différence de ces derniers, ils soumettent l’homme au sacré et n’envisagent rien en dehors des contraintes du rite. L’idéologie de la nature pure, non touchée par la société, est un individualisme absolu, où l’enfant ne doit rien à ses parents ni à quiconque pour être « bon ». Sous prétexte de liberté, qui en réalité ne peut être qu’un don de l’amour, on rejette de l’institution des enfants le fondement même de l’amour. Etrange imposture, bien souvent inconsciente, qui exalte la spontanéité et suscite les interventions « informelles » mais ne peut se passer un seul instant des techniques de groupe et des moyens de la manipulation idéologique !
Un autre rapprochement avec le totalitarisme politico-social peut être fait en ce qui nous semble résumer toute la tentative antichristique depuis les grands dogmes des premiers Conciles énoncés en réponse aux systèmes qui, niant l’incarnation, niaient en même temps de ce fait la destinée surnaturelle de l’homme et par là sa liberté, en passant par la stérilisation intellectuelle de la théologie au XIVe siècle pour aboutir au rationalisme abstrait du XVIe siècle, à l’individualisme désacralisant des Lumières, à l’idéalisme moralisateur et au scientisme de l’époque romantique jusqu’aux utopismes avilissants (issus du XVIIIe siècle) du XXe siècle, tandis que, du XIVe au XXIe siècle, court le fil rouge du système usurier proclamant les droits de l’homme et pratiquant impitoyablement la sélection soi-disant naturelle en démolissant l’organisme des communautés authentiquement naturelles.
Ce qui résume cette opposition forcenée à la Révélation du Dieu-Trinité, c’est-à-dire de l’Amour, et à sa manifestation dans l’Eglise une et catholique, c’est le refus de l’apophase. Dans la pensée, il est élimination du mystère. La dimension apophatique est traditionnelle depuis saint Jean Chrysostome jusqu’à saint Thomas en passant par le Pseudo-Denys. Ménager un aperçu vers l’ineffable qui est incommensurablement plus haut et plus vaste que ce qui peut être dit, c’est aussi reconnaître à l’homme le droit d’entrer dans le domaine contemplatif, essentiel à tout rite digne de ce nom. Or, ce que le matérialisme capitaliste ou socialocapitaliste verrouille et pourchasse jusqu’à l’intime des consciences, c’est bien la possibilité même de toute contemplation. Mais ce que le spiritualisme antichrétien (d’une certaine tendance ésotérique par exemple) détruit, c’est le respect du mystère, c’est une fausse profondeur donnant libre cours au narcissisme intellectuel et esthétique qui, à la bonne vieille mode gnostique, se complaît dans les symboles cultivés pour eux-mêmes.
Refus de l’apophatisme ou faux apophatisme caractérisent de même les déviations liturgiques des chrétiens. Mais l’apophase concerne également la conduite morale et peut s’exprimer ainsi : « Ce qui n’est pas interdit est permis » (on nous dit ce qu’il ne faut pas faire mais on ne nous donne que des orientations générales sur tout le champ des actions possibles et donc permises). Or on sait bien que, tant dans la société soviétique que dans certains « plans pastoraux » au niveau diocésain ou paroissial (ou « sectoriel »), tout ce qui n’est pas permis est interdit, nonobstant les exhortations constantes, là à faire preuve de zèle productif, ici à nous ouvrir au « souffle de l’Esprit ». La loi perd ainsi son effet libérateur et, en toute euphorie confusionnelle et collective, devient oppressive et mortifère, stérilisant les libertés et châtiant toute initiative.
Un caporalisme incommensurable donne la main au créativisme théorique, cette créativité dont on se gargarise n’ayant plus d’autre champ d’opération que dans le choix, par exemple, entre deux cantiques d’inspiration aussi inégale l’un que l’autre, tout comme dans la société civile entre des vacances sur le littoral ou à la montagne. Encourager l’initiative où elle n’a aucunement sa place (c’est-à-dire dans le rite) revient le plus souvent à la négliger, quand ce n’est pas la décourager, là où elle est d’une nécessité vitale (la catéchèse, l’évangélisation et les œuvres de miséricorde, ainsi que le travail sur les structures politiques, sociales et économiques dans le sens de la doctrine sociale de l’Eglise).
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Pour en revenir à notre auteur, si l’on suit bien son propos, on doit conclure que le rite tend à se dé ritualiser. Il a perdu son caractère objectif (cette objectivité qui tient à ce que nul ne se le donne à soi-même ni ne le donne aux autres, à ce que, tout au contraire, il est reçu afin d’être vécu en dehors de la condition préalable d’être examiné et justifié discursivement) et il a cédé aux exigences intraitables de la conscience individuelle ou collective qui veut le saisir en termes de connaissance intellectuelle, et donc a constamment besoin d’explications. Si sacré veut dire ritualité, il y a effectivement perte du sacré, puisqu’il demande une obéissance et postule une profondeur inaccessible directement à la raison raisonnante, et qui ne peut être que vécue, et par une conformation du corps. Pascal n’est pas loin, qui dénie compétence à « l’esprit de géométrie » en matière religieuse, mais demande l’attitude corporelle (préalable à une foi clairement reconnue) pour que se révèle le « Dieu sensible au cœur ». « Faites comme si » (vous aviez la foi) : mettez-vous à genoux. Et vous croirez.
Une série de contradictions caractérise la nouvelle liturgie. Le livre conclut avec le paradoxe ironique entre une insistance communautaire et le rejet des éléments traditionnels qui en étaient les plus puissants moyens. Mais il appelle de ses vœux et escompte un abandon du cérébralisme et un retour à l’intelligence des rites. Il cite en ce sens Caldecott ((. David Torevell, op. cit., p. 206.)) . En fait, il nous semble qu’on était bien parti pour une revivification des rites, pour une redécouverte du symbole et du corps, et finalement de la réalité sacramentelle et sacrale. Nous avançons l’hypothèse que la hâte de lancer un modèle renouvelé de liturgie coupa l’élan, cueillant des fruits verts, arrêtant des maturations. Une chose est sûre : le rite ancien semble bien avoir été condamné d’avance. Il était périmé par hypothèse. La cause était entendue avant que d’être plaidée. Il fallait en finir avec ce pelé, ce galeux dont, comme l’âne de la fable, venait tout le mal. L’axiome de départ semble avoir été que, tout ce que l’on voulait redécouvrir, ce ne pouvait être en aucun cas dans l’ancien rite. Ainsi donc pour faire droit à la corporéité, pour pratiquer une religion « incarnée », on ne trouva rien de mieux qu’aggraver l’emprisonnement cognitif, cérébral, abstrait caractéristique de l’aliénation moderne. Le résultat, le voici : on n’arrête pas de s’adresser au mental réflexif, faisant de la liturgie une succession ininterrompue de leçons, réflexions et consignes, supprimant agenouillements et prosternations pour le corps, encens pour les narines, ornements et matières précieuses pour les yeux, sonneries, orgue et douceur harmonique ou modale pour les oreilles, signes de croix et contact du banc de communion et de sa nappe pour le toucher — auquel, il est vrai, on a restitué un (ainsi nommé) « baiser de paix », mais accompli d’une manière presque toujours si inadéquate qu’il fait plutôt penser dans trop de cas à un geste profane et banal, ou trop maladroit pour être rituel et de toutes façons produisant un désordre, une confusion, une évaporation, au moment même où il n’y a qu’une chose à faire si l’on a un peu de cœur et de foi : fixer nos regards sur notre grand Roi d’amour, l’Agneau immolé qui va s’offrir en nourriture pour la faim de nos âmes et la vie de nos corps (même si le prêtre et le diacre, ou les concélébrants, échangent le baiser de paix à ce moment précis, mais de la manière hiératique qui s’impose quand on se trouve à l’autel), et en ce qui concerne la communion des fidèles sur la paume de la main, de la main gauche, c’est un exemple typique de fiction théâtrale, d’irréalisme psychologique ou tout simplement pratique, de bévue dans la symbolique gestuelle, d’inexactitude historique par rapport à certain usage antique invoqué pour les besoins de la cause et pour finir de méconnaissance de la réalité du toucher comme sens spirituel (puisqu’il s’agit de toucher tout le corps du Sauveur de tout notre être).
D’une manière générale, alors qu’on exige que le « corps du Christ » se manifeste dans l’assemblée célébrante, on pousse chaque individu dans les retranchements de sa subjectivité isolée où il doit s’efforcer à tout instant de se situer par rapport aux autres, examiner sa conscience, réfléchir sur ce qu’il est en train de faire…
La liturgie n’est plus le cri qui vient du cœur de l’Eglise dont parle Jean-Paul II dans sa lettre apostolique pour le vingt-cinquième anniversaire de la promulgation du décret Sacrosanctum Concilium sur la liturgie ((. Ibid., p.186.)) , mais le bavardage et l’agitation qui de l’intérieur de chacun se transmet ensuite entre individus hantés par le besoin ou l’objurgation de se sentir « en Eglise ». Quelle différence alors avec les sectes ou (à tout le moins) avec les grands rassemblements des partis politiques ? On veut une foi vécue, mais on empêche qu’elle le soit dans la liturgie au sein de laquelle au contraire il est demandé de réfléchir sa foi de façon à la vivre dans le quotidien. Cependant, on affirme l’importance primordiale de la rencontre liturgique, source et aboutissement de la vie chrétienne. Mais l’heure venue, cette rencontre n’est plus proposée que comme une réplique décolorée et confectionnée de toutes pièces de ces autres rencontres souhaitées dans le « tuf » de l’existence où est censée se révéler — davantage en principe, il faut croire, qu’à l’église ! ? — la présence du Ressuscité. Ce n’est pas tout : il est demandé en outre de vivre la liturgie de façon « simple », « naturelle », « dans le réel », bref « spontanée », mais d’une spontanéité livrée à l’anarchie de notre affectivité ou aux réflexes sociaux de notre milieu et de notre temps : Kavanagh constate l’invasion d’un esprit classe moyenne fait de manières agréables et de contentement de soi-même) ((. Ibid., p. 167.)) ; Archer a remarqué également la généralisation d’un goût « middle class » ((. Ibid., p. 163. )) . Ainsi, la frontière entre l’espace sacré et l’espace profane est presque effacée, et pour cause puisqu’en principe il ne devrait subsister plus rien de profane. Mais le monde qui n’est plus considéré comme profane n’est pas devenu sacré pour autant. Il est vu phantasmatiquement comme le lieu de l’amour, de la découverte et du partage. Le hic, c’est que la découverte et le partage risquent de tourner court puisqu’ils sont privés de ce qui les rendrait précieux, c’est-à-dire le mystère, mystère que l’on s’est mis à nommer le moins possible et surtout auquel on ne laisse aucune chance de manifestation. L’espace liturgique devrait être le lieu de cette manifestation, mais il ne le peut, puisqu’il n’est pas séparé du monde environnant mais est conçu idéologiquement (donc d’une manière qui paraît évidente et allant de soi) comme faisant partie de ce monde.
Catherine Pickstock fait remarquer cette erreur d’aiguillage qui a consisté à vouloir adapter le rite, la culture sacrée, à la culture du monde ambiant, alors qu’il s’agirait de montrer leur différence de plus en plus radicale (puisque l’unité socio-religieuse de la chrétienté médiévale a été brisée) ((. Catherine Picstock, op. cit., p. 160.)) . Le résultat est que le monde profane reste profane et que le monde sacré devient lui-même de plus en plus profane, comme si l’un ou l’autre avaient à y gagner quoi que ce soit. La liturgie ne remplit plus alors sa fonction vitale, sans laquelle l’homme étouffe, de procurer, dit Seasoltz, « un contexte dans lequel les célébrants (the celebrants) peuvent découvrir ou redécouvrir qui ils sont dans le monde et ce qu’est la nature du monde (« who they are in the world and what the nature of the world is) » ((. Ibid., p. 187.)) .
Cette erreur anthropologique, M. Torevell la décrit en long et en large. Mais l’anthropologie doit se fonder métaphysiquement et se situer théologiquement. La notion de sacré revêt alors une signification essentielle
et non plus « culturelle ». Le sacré n’est autre que le fondement transcendant de l’existence, il n’est pas l’option esthétique facultative à côté de l’éthique qui, elle, serait seule obligatoire. Le sacré est le seul fondement de la morale comme il est le domaine propre de l’amour. Compris autrement qu’à cette hauteur et à cette profondeur, il ne vaut pas une minute de peine. Le sens du sacré s’exprime dans le respect des rites parce que le rite signifie concrètement et non intellectuellement, corporellement et non mentalement, socialement et non individuellement, ce lien vital entre moi et l’origine, entre moi et mes semblables, entre mon temps et les temps qui précèdent et suivent le mien. Je n’ai pas choisi le rite, et personne n’en a décidé, pas plus que du langage. Il ne dépend pas de la volonté générale et pas non plus d’un vouloir particulier. Si une autorité peut le fixer, c’est à condition qu’elle s’exerce comme autorité, c’est-à-dire en dépendance de cet univers sacré, transcendant, échappant à toutes nos mesures, d’où provient aussi bien que le rite toute autorité authentique.
Le défi était difficile à relever en pleine désagrégation sociale, privatisation de la religion, dissociation des communautés naturelles, et une fois consommée la brisure entre la société politique et la société religieuse. Le rapport des gens au rite allait de moins en moins de soi. N’aurait-ce pas été la tâche de l’initiation chrétienne que de faire entrer progressivement les catéchumènes — et les néo-catéchumènes qu’une majorité de fidèles sont devenus — dans un tout harmonieux que serait de plus en plus un rite intelligemment vécu — c’est à dire rituellement — et par là mieux « compris » ? A la place de cette démarche intégrative (l’intégrisme était sans doute trop proche et menaçant ! !), on a demandé à la liturgie de tenir lieu de tout : catéchèse, accueil des néophytes, évangélisation du tout-venant, initiation biblique, occasion d’expression libre (accessible à ceux qui se poussent ou sont poussés en avant, impossible, forcément, à tous les autres), concert de chants (assez souvent dans le genre chanson de variétés), brève session d’expression corporelle, petit parlement (« carrefour » de groupes d’échanges avec remontée en « pannel »), répartition des activités paroissiales, approfondissement biblique et théologique, sans oublier, mais en lui laissant inévitablement la part pauvre, le sacrement proprement dit.
Pour éviter d’être négatif et injuste, reconnaissons que, même dans le rite post-conciliaire, la dévotion au Corps du Christ arrive à être vécue. Il faut se demander loyalement si cela ne tient pas au fait qu’un certain sensus fidei, tout en appliquant formellement le rite « mis à jour », le fait dans le fond selon un esprit qui, au moyen de nombreuses petites touches, l’infléchit vers le rite ancien.
Que faire à présent ? M. Torevell déclare ne pas demander un retour au rite ancien. Pour notre part, nous trouvons que ce serait une question d’honnêteté intellectuelle autant que de prudence pastorale que de rendre à ce rite toutes ses chances tandis que, parallèlement, se poursuivrait le travail du mouvement liturgique lancé par dom Guéranger et poursuivi entre autres au Mont-César et à Maria Laach, brutalement interrompu par la fixation à un stade qui apparaît de plus en plus aux chercheurs comme à plus d’un ecclésiastique ou laïc comme transitoire et insatisfaisant malgré la science et le mérite des ouvriers de cette réforme. Ce n’est que par une humble disponibilité au Saint-Esprit qu’à l’école de nos pères qui ciselèrent peu à peu le joyau de la liturgie nous pourrons envisager la mise en œuvre vivante et sage d’une tradition non mutilée, sauve de toute contamination de la part d’un monde sécularisé et anthropocentrique.