Revue de réflexion politique et religieuse.

Quel sens pour l’his­toire humaine ? Une relec­ture de Karl Pop­per

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

C’est l’Etat, enti­té vivante, qui règle l’activité et la liber­té des indi­vi­dus. En lui leur vie, en quelque sorte, converge. Quant au gou­ver­ne­ment, tota­li­té orga­nique, il conserve cette tota­li­té vivante de l’Etat et sa consti­tu­tion ; celle-ci est connexe à l’Esprit d’un peuple ; en elle s’opère la par­ti­ci­pa­tion des indi­vi­dus aux inté­rêts géné­raux. Dans le gou­ver­ne­ment se réa­lise l’unité infi­nie de la Nation avec elle-même en son déve­lop­pe­ment comme Volon­té de l’Etat, per­son­na­li­sée par le pou­voir du prince, qui embrasse tout, décide de tout. Il ne s’agit pas de la voix d’une simple per­sonne morale ou d’une majo­ri­té, mais d’une indi­vi­dua­li­té réelle concré­ti­sée dans la volon­té d’un seul indi­vi­du. « La consti­tu­tion monar­chique », dira Hegel, « est donc celle de la rai­son ‑déve­lop­pée ».
C’est dans la monar­chie prus­sienne de Fré­dé­ric-Guillaume que se trouve « à la fois le haut lieu et la for­te­resse de la liber­té, que sa consti­tu­tion abso­lu­tiste est le but auquel tend l’humanité, et que son gou­ver­ne­ment concentre en lui dans toute sa pure­té l’esprit même de cette liber­té » (S.O., t. II, p. 32). Dans la monar­chie alle­mande « l’Esprit contient et sur­passe toutes les phases anté­rieures » (S.O., t. II, p. 33).
Hegel appel­le­ra Pro­vi­dence la Rai­son en tant que plan selon lequel se réa­lise le déve­lop­pe­ment de cette His­toire uni­ver­selle. « Peut-on, je le demande », écrit Pop­per, « ima­gi­ner manière plus vile de déna­tu­rer tout ce qui est res­pec­table ? » (S.O., t. II, p. 34).
Ain­si, l’histoire du monde se situe-t-elle au-des­sus de la mora­li­té ; elle la fait ; elle révèle l’essence, le des­tin d’une nation. Pop­per en conclu­ra non sans vrai­sem­blance que les prin­ci­paux cou­rants d’idée du tota­li­ta­risme moderne sont un héri­tage direct de Hegel.
Ajou­tons que seul le « Grand Homme » est « celui qui exprime ce que veut son temps et l’accomplit ». Il « est l’instrument essen­tiel de l’Esprit de l’Histoire » (S.O., t. II, p. 51) ; « il appar­tient à sa seule fin, sans rien consi­dé­rer de plus », est-il dit dans la Phi­lo­so­phie de l’Histoire. Il peut tout se per­mettre.
Pour ce qui est de Karl Marx, Pop­per le traite avec beau­coup plus d’égards que Hegel. Mal­gré les cri­tiques qu’il adresse à son sys­tème, il prend son « huma­nisme » au sérieux et le tient, après tout, pour « un bon bon­homme », comme on le dit dans cer­taines de nos pro­vinces, si ce n’est un bien­fai­teur de l’humanité. Il n’a sans doute pas remar­qué les injures vul­gaires qui par­sèment ses écrits et ignore les bio­gra­phies qui ont été publiées, notam­ment Karl Marx, l’histoire d’un bour­geois alle­mand par Fran­çoise P. Lévy (Gras­set, 1976). Cet inven­teur de la Théo­rie du pro­fit jouait allè­gre­ment à la bourse ; il mène un joyeux train de vie et, dans une lettre d’août 1844, Jen­ny s’inquiète de ses dépenses ; c’est un cou­reur d’héritages et il écrit à Engels, le 27 février 1852, au sujet de son oncle : « Si ce chien mou­rait main­te­nant je serais tiré d’affaire ». Il s’endette jusqu’à som­brer dans la misère. C’est lui-même, qui écri­ra en 1875 dans Cri­tique des pro­grammes socia­listes de Gotha et d’Erfurt : « Une inter­dic­tion géné­rale du tra­vail des enfants est incom­pa­tible avec l’existence de la grande indus­trie […] La réa­li­sa­tion, si elle était pos­sible, serait réac­tion­naire car […] le fait de com­bi­ner de bonne heure le tra­vail pro­duc­tif avec l’instruction est un des plus puis­sants moyens de trans­for­ma­tion de la socié­té actuelle ». Voi­là qui tem­pé­re­rait sans doute les émo­tions du cœur qu’éprouve Pop­per à la lec­ture des récits lar­moyants du Capi­tal sur la misère des ouvriers.
Pour Marx, « l’émancipation de l’Allemand est l’émancipation de l’homme » et « les Espa­gnols sont déjà des êtres dégé­né­rés » tan­dis que « le Fran­çais est le type même du cra­paud, hâbleur, men­teur et ser­vile » ; « l’Australie est un Etat de francs scé­lé­rats ». En juillet 1865, il écrit à Engels : « Assu­ré­ment, il n’y a pas d’ânes plus bâtés que les ouvriers ». Sa femme Jen­ny von West­pha­len, que Marx trom­pait avec sa bonne, enten­dait être trai­tée comme la grande dame qu’elle était, selon son rang. On pour­rait allon­ger la liste des griefs envers ce per­son­nage qui, comme l’écrit F.P. Lévy, n’a ces­sé d’utiliser contre ses adver­saires l’arme de leur vie pri­vée. Il n’est pas mau­vais qu’il y ait un juste retour des choses.
Tan­dis que Pla­ton tente d’arrêter le chan­ge­ment, remarque Pop­per, « les phi­lo­sophes contem­po­rains, au contraire, l’accueillent favo­ra­ble­ment »… et s’ils ont renon­cé à l’arrêter, « leurs ten­dances his­to­ri­cistes les poussent à le pré­dire et, par consé­quent, à le sou­mettre à la rai­son, en somme à l’exorciser »… (S.O., t. II, p. 145). D’une part, on entend rendre l’homme maître de son des­tin, d’autre part, on pré­dit un état de choses iné­luc­table que l’homme, par sa révo­lu­tion, ne pour­ra en fait que hâter, sans modi­fier la loi qui le mène ; c’est bien à cette seconde posi­tion que se range le mar­xisme.
Marx croyait à la rai­son, « pour­tant, en affir­mant que nos opi­nions sont déter­mi­nées par nos inté­rêts de classe, doc­trine paral­lèle à celle par laquelle Hegel les rat­ta­chait aux tra­di­tions et aux inté­rêts natio­naux, il a contri­bué à saper la foi en la rai­son » (S.O., t. II, p. 153) ; il ouvrait la voie à un pro­phé­tisme irra­tion­na­liste. Remar­quons au pas­sage que Pop­per iden­ti­fie gra­tui­te­ment pro­phé­tie et irra­tion­nel ; il obéit à cette conven­tion mythique du ratio­na­lisme scien­ti­fique qui inter­dit à la rai­son de regar­der par-des­sus cer­taines œillères déli­mi­tant une région par­tielle du réel prise à tort pour gaba­rit uni­ver­sel ou lieu de la ratio­na­li­té inté­grale ; le champ de la rai­son est infi­ni ; l’irrationnel n’est la plu­part du temps qu’un espace de la rai­son qui dépasse nos capa­ci­tés ou nos conven­tions. Il n’est pro­pre­ment d’irrationnel que dans l’absurdité. Le mys­tère n’est qu’une rai­son trop grande pour l’embrassement de notre intel­lect. Ceci ne signi­fie pas pour autant que le pro­phé­tisme de Marx soit le bon. Les faits eux-mêmes l’ont mon­tré.
Selon Marx c’est le sys­tème social qui déter­mine tout jusqu’aux pen­sées de l’individu, les­quelles sont en par­tie les ins­tru­ments de leur action. « C’est par cette déter­mi­na­tion que pour para­phra­ser Hegel, le sys­tème social et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, l’intérêt objec­tif d’une classe deviennent conscients dans l’esprit sub­jec­tif de leurs membres » (S.O., t. II, p. 79). Ce sont les rap­ports de pro­duc­tion qui com­mandent tout autre sys­tème, notam­ment juri­di­co-poli­tique et « seule une révo­lu­tion sociale peut amé­lio­rer réel­le­ment le sort des tra­vailleurs » (S.O., t. II, p. 84). Les faits cités concer­nant leur misère émeuvent for­te­ment K. Pop­per, ce qui place Marx, dit-il, « à jamais au nombre des libé­ra­teurs de l’humanité ». Il est bien de rire un peu.
Ce qui n’empêchera pas le phi­lo­sophe des sciences de signa­ler les failles du sys­tème. Il montre notam­ment com­ment la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, au lieu d’avoir été, d’après le sys­tème, la consé­quence finale de l’industrialistion, est sur­ve­nue dans un mou­ve­ment inverse. « Elle aurait dû se pro­duire d’abord dans les pays hau­te­ment indus­tria­li­sés et beau­coup plus tard en Rus­sie » (S.O., t. II, p. 98). De plus, Marx « croyait que le rôle poli­tique et éco­no­mique de l’Etat allait décroître, alors qu’il s’est accru par­tout » (S.O., t. II p. 127). Constat éga­le­ment « qu’aucune des conclu­sions his­to­ri­cistes plus géné­rales de Marx, de ses pré­dic­tions concer­nant « les lois inexo­rables du déve­lop­pe­ment », les stades de l’histoire par les­quels il faut inévi­ta­ble­ment pas­ser, n’a été confir­mée par les faits » (S.O., t. II, p. 129)… « son opti­misme his­to­ri­ciste naïf […] n’est pas moins super­sti­tieux que l’historicisme pes­si­miste de Pla­ton ou de Spen­gler » (S.O., t. II, p. 129).
Ralf Dah­ren­dorf jouis­sant du béné­fice des faits, après la « révo­lu­tion de 1989 », aver­tit un cer­tain Petit Reste que le tort per­siste « de se cram­pon­ner à l’hypothèse erro­née de Marx, selon laquelle le socia­lisme suc­cède au capi­ta­lisme. En fait c’est le contraire qui est vrai » (Réflexions sur la révo­lu­tion en Europe, op. cit., p. 61). Une bonne rai­son de se ral­lier à la « socié­té ouverte » quand l’histoire elle-même dément l’historicisme.
En véri­té, qu’est-ce que la « socié­té ouverte » ? Avant d’en venir au fait sachons que les concep­tions sociales et his­to­riques de Pop­per sont tri­bu­taires de sa phi­lo­so­phie des sciences. Dans la logique de la décou­verte scien­ti­fique, notam­ment, il récuse le pou­voir de l’induction, prin­cipe connu, selon lui, par une expé­rience uni­ver­sa­li­sée elle-même par infé­rence induc­tive, ce qui nous mène à une régres­sion à l’infini. Le pré­ju­gé nomi­na­liste n’aveugle-t-il pas son esprit sur ce qui (une forme de réa­li­té), en chaque être, dépasse l’individu et lui est irré­duc­tible ? Cette facul­té de voir l’universel ou la nature fait par­tie de la rai­son et du simple bon sens. C’est cette connais­sance qui ins­pire à la cui­si­nière de mettre chaque jour la même dose de sel dans son potage ; elle induit impli­ci­te­ment, à par­tir des expé­riences pas­sées, ce qui convient à l’avenir. Nous ne pour­rions vivre sans l’usage per­ma­nent du rai­son­ne­ment induc­tif ; sa pres­sion est si per­sua­sive que nous l’adoptons machi­na­le­ment. Pop­per lui-même la pra­ti­quait, savait, par l’expérience d’hier et d’avant-hier, que le véhi­cule qu’il emprun­tait jour­nel­le­ment allait le conduire de la même façon qu’auparavant dans l’avenir des ins­tants qu’il allait vivre et vers les mêmes occu­pa­tions.
On ne pour­rait rien faire ni vivre, comme nous venons de le dire, si l’on ne voyait, d’une cer­taine manière, au moins un cer­tain ave­nir. Il n’y a pas de rai­son de res­treindre ce pou­voir à la pré­vi­sion de l’immédiat. De même que cer­tains voient mieux, ou même sont seuls à voir, dans une mathé­ma­tique ardue, on en trouve qui voient plus loin dans l’avenir que la moyenne, sans qu’on puisse fixer la limite pré­cise au-delà de laquelle il n’est plus d’avenirs per­cep­tibles. Quoi qu’il en soit, ce pou­voir est aus­si une facul­té ration­nelle, un exer­cice spé­ci­fique de l’intelligence humaine, un com­por­te­ment vital. L’importance qu’il prend dans notre exis­tence prouve chaque jour sa fia­bi­li­té ; au nom de quoi récu­ser celle-ci ?
La cri­tique de l’historicisme par Pop­per pro­cède pour une bonne part de ce refus de l’induction, prin­ci­pa­le­ment en ce qui concerne les pré­vi­sions à long terme ; s’il a rai­son ce n’est pas pour la cause qu’il avance, c’est-à-dire de par l’inanité pure et simple du prin­cipe d’induction, mais de ses limites dans cer­tains domaines, notam­ment celui de l’histoire. Là encore, les uns voient mieux, les autres moins. Que Marx et Hegel aient mal vu, c’est évident, bien qu’ils aient tout de même vu quelque chose. Teil­hard de Char­din s’y est essayé sans doute avec des ambi­tions illu­soires, mais avec plus de pro­fon­deur et de véri­té que Marx. Il a mal­heu­reu­se­ment induit trop pré­ci­pi­tam­ment le pro­grès spi­ri­tuel de l’humanité à par­tir du pro­grès tech­nique qu’il a pris pour une trans­for­ma­tion géné­rale de l’homme. Car­rel (comme je l’ai fait remar­quer en d’autres écrits), plus lucide et avant lui, s’était aper­çu que l’évolution morale et spi­ri­tuelle n’allait pas de pair avec l’évolution scien­ti­fique. En revanche, « le meilleur des mondes » d’Aldous Hux­ley semble bien rece­voir, de nos jours, un com­men­ce­ment de véri­fi­ca­tion, mais ce n’est pas dans la direc­tion du para­dis. Quoi qu’il en soit, il appert qu’on ne peut pro­phé­ti­ser très loin dans l’histoire du monde tel qu’il est. Fau­dra-t-il attendre une révé­la­tion venue d’ailleurs ?

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