Revue de réflexion politique et religieuse.

La sécu­la­ri­sa­tion de la Cata­logne

Article publié le 4 Oct 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Cette crise tra­gique eut une inci­dence par­ti­cu­lière en Cata­logne. Pour la com­prendre, il est néces­saire de consi­dé­rer le cli­mat intel­lec­tuel de ces années. Les erreurs phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques de nom­breux clercs et intel­lec­tuels catho­liques — les uns dési­reux de ser­vir l’Eglise avec sin­cé­ri­té, les autres com­plexés par ce qui leur sem­blait être une infé­rio­ri­té insur­mon­table des pos­tu­lats catho­liques par rap­port aux défis d’autres sys­tèmes et idéo­lo­gies — ame­nèrent beau­coup d’entre eux à une alliance, pas­sa­gère en théo­rie, avec le mar­xisme et le natio­na­lisme. L’Eglise, croyaient-ils, serait ain­si par­don­née de son alliance théo­rique d’intérêts avec la dic­ta­ture fran­quiste, et, ain­si, serait écou­tée lorsque advien­draient des temps nou­veaux. Cette ten­dance péné­tra de vastes et influents sec­teurs du cler­gé cata­lan qui diri­gea tous ses efforts vers la conquête des ins­tances et ins­ti­tu­tions de l’Eglise au ser­vice d’une pré­ten­due réno­va­tion conci­liaire et sociale. D’une manière sec­taire, des charges furent occu­pées, des ins­ti­tu­tions réorien­tées afin de mettre en œuvre des objec­tifs nou­veaux, des théo­ries et doc­trines consi­dé­rées comme dignes d’intérêt pour leur capa­ci­té d’interprétation de la réa­li­té, etc. Ce qui se pas­sa réel­le­ment fut que l’Eglise mit tous ses moyens, consi­dé­rables, au ser­vice du triomphe de l’idéologie mar­xiste et natio­na­liste. Les groupes socia­listes virent en cette Eglise le moyen qui allait leur per­mettre de se rendre popu­laires ; comme ils étaient mino­ri­taires et éli­tistes, seule l’Eglise conser­vait un ascen­dant sur les gens ordi­naires, catho­liques sin­cères.
D’autre part, les sec­teurs natio­na­listes exal­taient, au moins ini­tia­le­ment, tout ce qui pou­vait être chré­tien, pré­sen­tant l’aspect d’une grande proxi­mi­té avec la fidé­li­té sin­cère de la Cata­logne à l’Eglise catho­lique ; mais celle-ci l’était en tant qu’expression du génie, de l’identité natio­nale, comme quelque chose de sub­si­diaire du carac­tère abso­lu de la nation qui s’exprime à tra­vers sa langue, son folk­lore et sa reli­gion. La reli­gion ser­vait ain­si à la recons­truc­tion natio­nale hypo­thé­tique d’une nation non espa­gnole et plus inven­tée que réelle. Par cette double impos­ture, l’Eglise — beau­coup de ses membres et avec l’efficacité de ses œuvres et moyens — ser­vit d’une part à la dif­fu­sion d’idées socia­listes par­mi les gens simples des classes ouvrières, les éloi­gnant de la foi et, d’autre part, à la dif­fu­sion d’une concep­tion étrange de la patrie, abs­traite et géné­ra­trice de conscience col­lec­tive, qui atti­ra dans ses rangs une bonne part de la jeu­nesse catho­lique des classes moyennes, voire éle­vées. Le socia­lisme et le natio­na­lisme ayant atteint leur fin cultu­relle et sociale — s’installer dans l’esprit et le cœur des gens —, l’Eglise et la reli­gion deve­naient inutiles, et res­tèrent ain­si seules et aban­don­nées à leur sort. Non seule­ment l’Eglise n’est pas par­don­née, mais elle reste l’ennemi à détruire, puisqu’elle affirme ce qui est démo­cra­ti­que­ment inac­cep­table : la sou­ve­rai­ne­té du Christ sur l’homme, les nations, l’histoire. La mani­pu­la­tion de la mémoire his­to­rique à laquelle nous assis­tons quo­ti­dien­ne­ment est l’avant-garde de ce nou­veau Kul­tur­kampf.
Il n’est pas néces­saire de faire remar­quer que, comme il fal­lait s’y attendre, les fruits apos­to­liques de ces groupes enfer­més dans le pou­voir cultu­rel et édu­ca­tif des dio­cèses ont été presque inexis­tants : peu de conver­sions, déser­ti­fi­ca­tion des sémi­naires, dimi­nu­tion de la pra­tique sacra­men­telle et domi­ni­cale, sans comp­ter la part de res­pon­sa­bi­li­té dans la forte régres­sion de la nata­li­té en sous­cri­vant impli­ci­te­ment ou expli­ci­te­ment à cer­taines formes de culture de mort.

La tran­si­tion vers la sécu­la­ri­sa­tion

Comme l’a indi­qué Vicente Cár­cel Ortí dans son livre récent sur « L’Eglise et la tran­si­tion » ((. Vicente Cár­cel Ortí, La Igle­sia y la tran­si­ción españo­la, Edi­cep, Valence, 2003.)) , la posi­tion d’un grand nombre d’hommes d’Eglise, et non des moindres, aura été cru­ciale pour l’installation de la démo­cra­tie libé­rale en Espagne et pour le rejet de la confes­sion­na­li­té sécu­laire de l’Etat. Alors que très peu défen­daient la démo­cra­tie libé­rale au moment de la fin du régime fran­quiste (pas même les mou­ve­ments de gauche dans leurs mani­fes­ta­tions diverses, inté­res­sés davan­tage par une hypo­thé­tique révo­lu­tion), ce furent des catho­liques qui misèrent de manière claire en faveur de la voie qui s’ouvrait alors.
A l’opposé de ses pro­jets bien inten­tion­nés, la réa­li­té de la tran­si­tion poli­tique impli­qua une accé­lé­ra­tion hors pair du pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion : la démo­cra­tie libé­rale, ins­tal­lant dans les men­ta­li­tés le rela­ti­visme le plus abso­lu, a miné de manière indi­recte mais non moins effi­cace les der­niers rem­parts qui rete­naient encore l’immersion sécu­la­ri­sa­trice, déjà très avan­cée dans presque toutes les autres nations de l’Occident. D’autre part, la perte de la confes­sion­na­li­té de l’Etat impli­qua un coup dur por­té à l’identité tant de l’Espagne que de la Cata­logne, reniant de cette manière ce qui avait été le prin­cipe sécu­laire sur lequel s’était fon­dée la conscience qu’elles avaient d’elles-mêmes. Cette dimi­nu­tion iden­ti­taire ne pou­vait que se reflé­ter dans un regain des ten­dances natio­na­listes, ren­for­çant en Cata­logne l’hégémonie du natio­na­lisme néo­païen que nous avons déjà ana­ly­sée plus haut.
Le der­nier quart du XXe siècle est le théâtre de l’incapacité d’un monde catho­lique, accom­mo­dant et déso­rien­té, à s’opposer à un tor­rent qui l’envahit et qui est sys­té­ma­ti­que­ment exci­té par un pou­voir poli­tique qui peut dès lors agir sans obs­tacles à tra­vers l’éducation, les moyens de com­mu­ni­ca­tion, l’opinion publique, les lois, avec pour objec­tif final de mode­ler les consciences des citoyens d’après un cre­do dans lequel il n’y a nulle place pour le Christ. L’Etat moderne actuel, très tolé­rant face à d’autres mani­fes­ta­tions de désac­cord, a mon­tré sa saga­ci­té en refu­sant de céder quoi que ce soit lorsqu’il a impo­sé les lois sur le divorce et l’avortement, véri­table attaque en règle contre la famille, ou bien par son enga­ge­ment contre la trans­mis­sion des croyances et cou­tumes et dans le contrôle dra­co­nien de l’enseignement et de la télé­vi­sion. Le résul­tat en est que la trans­mis­sion de la Foi est faite en Cata­logne en claire oppo­si­tion avec les direc­tives du nou­vel ordre cultu­rel et social, et, de ce fait, est de plus en plus dif­fi­cile à concré­ti­ser dans le cli­mat irres­pi­rable actuel. On constate donc une nou­velle fois com­ment la démo­cra­tie libé­rale appa­rem­ment neutre se révèle être fina­le­ment le plus puis­sant moyen de déchris­tia­ni­sa­tion. Comme l’indique José María Alsi­na, citant Spi­no­za ((. Baruch Spi­no­za, Tra­ta­do teoló­gi­co polí­ti­co, Alian­za, Madrid, 1986, p. 46.))  dans son Trai­té théo­lo­gi­co-poli­tique, « les sou­ve­rains sont les dépo­si­taires et les inter­prètes, non seule­ment du droit civil, mais aus­si du droit sacré ; il leur revient uni­que­ment de déci­der ce qui est jus­tice et ce qui est injus­tice, pié­té ou impié­té ; et j’en conclus que, pour gar­der ce droit de la meilleure manière pos­sible et conser­ver la tran­quilli­té de l’Etat, on doit per­mettre à tout un cha­cun de pen­ser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ». Fina­le­ment, la liber­té abso­lue est au ser­vice de la supré­ma­tie de l’Etat et de la mar­gi­na­li­sa­tion de l’Eglise.
Ce pano­ra­ma ne serait cepen­dant pas com­plet si nous ne diri­gions notre regard vers la réa­li­té, telle qu’elle est, libé­rée de tout filtre sta­tis­tique et socio­lo­gique. Nous y ver­rons que, si une bonne par­tie du peuple catho­lique cata­lan a été aban­don­née par beau­coup de ses pas­teurs croyant ser­vir une cause meilleure, si beau­coup d’œuvres d’éducation ont été déchris­tia­ni­sées, la culture catho­lique aban­don­née, de nom­breux catho­liques ont éga­le­ment main­te­nu durant des années leur fidé­li­té silen­cieuse à Rome et à son Pas­teur, fidé­li­té carac­té­ris­tique de la Cata­logne, laquelle, en 970, s’adressa à Rome, au siège même de Pierre, pour obte­nir la légi­ti­ma­tion de son prince. Ces groupes fidèles ont non seule­ment main­te­nu la pré­sence encore vive de la culture catho­lique, mais ont aus­si don­né de nom­breux fruits de voca­tions à la vie sacer­do­tale, reli­gieuse et fami­liale. La prière et la grâce, tou­jours pré­sentes, sur­abon­dantes là où abonde le péché, et le recours aux tré­sors de la tra­di­tion catho­lique, ont sus­ci­té des lieux où règnent une force joyeuse et une pro­fonde luci­di­té sur les temps pré­sents, les­quelles, pour d’autres, hors de l’Eglise, ou encore pré­sents en son sein, mais sans l’aide de ces milieux, furent une cause de déses­poir. Ce n’est que dans cette fidé­li­té à l’Eglise, à ses ensei­gne­ments et à l’expérience héri­tée de leurs pères, selon la manière typi­que­ment cata­lane de tirer les consé­quences pra­tiques de leur foi, que les catho­liques cata­lans pour­ront évan­gé­li­ser la socié­té apos­tate dans laquelle il leur a été don­né de vivre.

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