Québec : la « Révolution tranquille » et ses fruits
Et cela s’est fait dans quel type de relations avec l’Eglise ?
Le point important est que tout cela s’est fait en collaboration avec l’Eglise. Le rôle du cardinal Léger a été déterminant dans ce sens. C’était un homme très ouvert. Pour vous donner une idée à partir d’une anecdote significative, le hasard a fait que Duplessis était le député de ma ville, Trois Rivières. Je suis allé à ses funérailles, en présence du cardinal, duquel on attendait évidemment une grande homélie pour rendre hommage au défunt, un Premier ministre particulièrement marquant. Or il est resté bouche bée. Il a assisté de son trône, mais il n’a absolument rien dit. J’ai senti qu’il y avait quelque chose qui se passait. Il faut dire que Léger avait fait toutes ses études à Rome, ce n’était pas un clerc localement actif et connu de tous. Et quand il a été nommé évêque, il avait été envoyé de Rome. Au début, il utilisait un langage ampoulé (« Ah, Montréal, toi qui t’es faite belle pour accueillir ton prince… »). C’était un grand bourgeois, son frère était ambassadeur à Paris… Mais il a déçu tous les conservateurs. Dès le début, il exerça un rôle très important. Il contrôlait la conférence des évêques, et c’est lui qui les a influencés : ne pas mettre des barrières, collaborer, s’évincer progressivement de ces structures qui nous font sortir de notre rôle, qu’il s’agisse des hôpitaux ou de l’enseignement secondaire. Alors tout le monde s’est retiré graduellement.
Ces changements ont donc été opérés réellement de manière « tranquille » ?
La Révolution tranquille n’a pas été si tranquille que cela. Dans la gestion de la transformation sociale, tout s’est passé effectivement de manière tranquille, en ce sens qu’il n’y a pas eu de violences, de morts, tout se faisant sans grande opposition. Les bouleversements structurels ont été immenses mais se sont opérés dans le calme. Plus tard, avec le mouvement séparatiste, les choses seront très différentes, introduisant clans, divisions au sein des familles, violences… Tandis que dans cette période de 1960 à 1970, rien de tout cela n’a eu lieu, au point que lorsque le gouvernement est revenu aux conservateurs, il n’y a même pas eu de décélération du mouvement. Tout s’est fait graduellement.
Donc on pourrait définir le processus comme une transformation légale et consensuelle.
Oui, en notant que la transformation a consisté dans la substitution d’un dirigisme étatique à un dirigisme clérical. Auparavant c’était l’Eglise qui donnait les directives, désormais c’était l’Etat, avec le consentement de l’Eglise, en effet. C’est là que le cardinal Léger a joué un rôle essentiel. Il a connu quelques oppositions de la part de quelques évêques, qui entrevoyaient ce qui risquait de se passer, à savoir une disparition brutale de tout l’édifice religieux, mais Léger, qui avait une grande prestance et un grand pouvoir, a réussi à imposer le changement de cap, au nom du plus grand bien de la société : non pas de l’Eglise, mais de la société.
Quelles furent les conséquences pour l’Eglise ?
L’Eglise contrôlait tout, la vie familiale des gens… Or est arrivée la question de la contraception. A mon avis c’est cela qui a tout fait basculer.
Dans la mouvance du cardinal Léger, chez les dominicains en particulier, lorsqu’on voulait se faire absoudre de ne pas avoir des enfants, on n’allait pas voir le curé de sa paroisse, parce qu’il aurait refusé l’absolution ; alors on allait chez les dominicains, du moins les intellectuels allaient chez eux pour s’entendre dire : « allez en paix ». Donc, graduellement, il s’est opéré un basculement, favorisé en particulier par l’augmentation, depuis la guerre, du travail des femmes. La limitation des naissances est devenue un enjeu fondamental. Peu à peu a été mise en cause la position de l’Eglise. On ne voulait plus l’accepter. Je pense que c’est cela qui a tout fait basculer.
Or, exactement au même moment, a eu lieu une véritable saignée du clergé et des communautés religieuses.
Il y a un lien entre les deux ?
Cela faisait partie de la crise d’ensemble de la Révolution tranquille. Le fait de pouvoir s’émanciper faisait partie du mouvement général. Dans un premier temps, une minorité allait se confesser chez les dominicains, ensuite plus personne n’est allé se confesser ! On n’est plus sur la même longueur d’onde. Le mouvement de désaffection de la pratique est venu de là. Et dans le même temps est arrivée la crise du clergé, la multiplication des abandons. Prêtres, religieux et religieuses ont défroqué pour des raisons souvent idéologiques, mais aussi parce qu’ils se sont considérés incapables de soutenir une position qu’ils savaient impopulaire.
Qu’entendez-vous par raisons idéologiques ?
Le fait qu’on était dans la mouvance de la Révolution tranquille a accéléré le processus. C’était un état d’esprit qui a constitué un terreau d’accueil favorable. Ce départ des prêtres s’est d’ailleurs fait avec l’assentiment de l’Eglise : ceux qui quittaient le sacerdoce se mariaient, très souvent, et avaient l’absolution du cardinal qui leur disait qu’il les comprenait, etc. La plupart ont été déliés de leurs vœux sans qu’on ait senti une opposition de la hiérarchie, qui en quelque sorte se saignait elle- même. La position du cardinal Léger était de dire : au moins ceux qui restent, eux, ont vraiment la foi, et vont vraiment propager une vision chrétienne digne de ce nom. Tandis que les autres, sans être des brebis galeuses, risquent de nous nuire. C’est la saignée, au sens médical du terme !
Le clergé a vieilli d’un seul coup. La saignée a surtout atteint les enseignants, les Frères maristes, les Frères des écoles chrétiennes. Ces gens-là étaient entrés en religion pour faire de l’enseignement. C’était le seul accès pour accomplir une vocation d’enseignant : il fallait devenir clerc, comme au Moyen Age. Mais tout d’un coup, les structures deviennent séculières, alors d’un seul coup les jeunes gens qui voulaient devenir enseignants n’ont plus eu besoin d’entrer en cléricature, et beaucoup de religieux enseignants sont sortis de leurs communautés. Ce fut une saignée quasi totale.
Dans les paroisses, les choses se sont passées de manière plus graduelle : de moins en moins d’entrées au séminaire, les églises se vidaient, on en fermait, on en vendait, tout devenait désuet. Chez les femmes, dans les années 1970, le recrutement a chuté de façon draconienne. A l’époque je menais des études statistiques, et je disais qu’il fallait faire du tendanciel, mais comme celui-ci arrivait à zéro en terme de recrutement, personne n’osait voir ce terme. Cependant la tendance y était, seule l’idéologie pouvait la refuser. Et la tendance s’est vérifiée : aucun recrutement dans les communautés religieuses, qui ont actuellement une moyenne d’âge de 82 ans (une moyenne !). Ce sont des mouroirs.
Les seuls qui ont subsisté, ce sont les cloîtrés. Les monastères ont gardé en gros le même recrutement. Les fonctions de type social — enseigner les mathématiques ou faire un pansement chez un malade — n’ont plus de raison d’être.
Les communautés de femmes ont suivi la même pente. Les religieuses disaient : je ne vois pas pourquoi je continuerais à vivre comme ça quand je pourrais faire la même chose en ayant un bon salaire, me payer une voiture, faire des voyages, etc. C’était l’époque où on a commencé à fonder des petites communautés vivant en appartement, avec des charges auxquelles les religieuses n’étaient pas habituées, comme faire les courses, les repas, laver leur linge — elles avaient toujours eu quelqu’un pour les alléger de ces tâches. Elles se disaient donc que puisque c’était comme ça, mieux valait sortir et avoir un salaire. Alors à partir de là, ce fut un renversement total.
Quant à l’influence des clercs, elle est complètement tombée. Le mouvement a été lancé par des dominicains, des penseurs catholiques, par la transformation d’institutions initialement catholiques. Mais aujourd’hui il n’en reste rien. Du point de vue des comportements religieux, il y a un fossé entre la France et le Québec. Pour prendre un exemple, j’ai assisté dernièrement à une cérémonie à l’église Saint-Germain-des-Prés, il s’y trouvait une foule importante et très participante de jeunes préparant la montée à Chartres. Il y avait des discours, des chants, on sentait une communauté qui préparait un événement. Il n’y avait là que des jeunes. Eh bien ce genre de choses n’existe plus chez nous. C’est impossible de trouver aujourd’hui l’équivalent au Québec. Je ne pense pas qu’en France la situation soit très brillante, mais cela existe. Chez nous, non.