Revue de réflexion politique et religieuse.

Qué­bec : la « Révo­lu­tion tran­quille » et ses fruits

Article publié le 6 Fév 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Et cela s’est fait dans quel type de rela­tions avec l’Eglise ?

Le point impor­tant est que tout cela s’est fait en col­la­bo­ra­tion avec l’Eglise. Le rôle du car­di­nal Léger a été déter­mi­nant dans ce sens. C’était un homme très ouvert. Pour vous don­ner une idée à par­tir d’une anec­dote signi­fi­ca­tive, le hasard a fait que Duples­sis était le dépu­té de ma ville, Trois Rivières. Je suis allé à ses funé­railles, en pré­sence du car­di­nal, duquel on atten­dait évi­dem­ment une grande homé­lie pour rendre hom­mage au défunt, un Pre­mier ministre par­ti­cu­liè­re­ment mar­quant. Or il est res­té bouche bée. Il a assis­té de son trône, mais il n’a abso­lu­ment rien dit. J’ai sen­ti qu’il y avait quelque chose qui se pas­sait. Il faut dire que Léger avait fait toutes ses études à Rome, ce n’était pas un clerc loca­le­ment actif et connu de tous. Et quand il a été nom­mé évêque, il avait été envoyé de Rome. Au début, il uti­li­sait un lan­gage ampou­lé (« Ah, Mont­réal, toi qui t’es faite belle pour accueillir ton prince… »). C’était un grand bour­geois, son frère était ambas­sa­deur à Paris… Mais il a déçu tous les conser­va­teurs. Dès le début, il exer­ça un rôle très impor­tant. Il contrô­lait la confé­rence des évêques, et c’est lui qui les a influen­cés : ne pas mettre des bar­rières, col­la­bo­rer, s’évincer pro­gres­si­ve­ment de ces struc­tures qui nous font sor­tir de notre rôle, qu’il s’agisse des hôpi­taux ou de l’enseignement secon­daire. Alors tout le monde s’est reti­ré gra­duel­le­ment.

Ces chan­ge­ments ont donc été opé­rés réel­le­ment de manière « tran­quille » ?

La Révo­lu­tion tran­quille n’a pas été si tran­quille que cela. Dans la ges­tion de la trans­for­ma­tion sociale, tout s’est pas­sé effec­ti­ve­ment de manière tran­quille, en ce sens qu’il n’y a pas eu de vio­lences, de morts, tout se fai­sant sans grande oppo­si­tion. Les bou­le­ver­se­ments struc­tu­rels ont été immenses mais se sont opé­rés dans le calme. Plus tard, avec le mou­ve­ment sépa­ra­tiste, les choses seront très dif­fé­rentes, intro­dui­sant clans, divi­sions au sein des familles, vio­lences… Tan­dis que dans cette période de 1960 à 1970, rien de tout cela n’a eu lieu, au point que lorsque le gou­ver­ne­ment est reve­nu aux conser­va­teurs, il n’y a même pas eu de décé­lé­ra­tion du mou­ve­ment. Tout s’est fait gra­duel­le­ment.
Donc on pour­rait défi­nir le pro­ces­sus comme une trans­for­ma­tion légale et consen­suelle.
Oui, en notant que la trans­for­ma­tion a consis­té dans la sub­sti­tu­tion d’un diri­gisme éta­tique à un diri­gisme clé­ri­cal. Aupa­ra­vant c’était l’Eglise qui don­nait les direc­tives, désor­mais c’était l’Etat, avec le consen­te­ment de l’Eglise, en effet. C’est là que le car­di­nal Léger a joué un rôle essen­tiel. Il a connu quelques oppo­si­tions de la part de quelques évêques, qui entre­voyaient ce qui ris­quait de se pas­ser, à savoir une dis­pa­ri­tion bru­tale de tout l’édifice reli­gieux, mais Léger, qui avait une grande pres­tance et un grand pou­voir, a réus­si à impo­ser le chan­ge­ment de cap, au nom du plus grand bien de la socié­té : non pas de l’Eglise, mais de la socié­té.

Quelles furent les consé­quences pour l’Eglise ?

L’Eglise contrô­lait tout, la vie fami­liale des gens… Or est arri­vée la ques­tion de la contra­cep­tion. A mon avis c’est cela qui a tout fait bas­cu­ler.
Dans la mou­vance du car­di­nal Léger, chez les domi­ni­cains en par­ti­cu­lier, lorsqu’on vou­lait se faire absoudre de ne pas avoir des enfants, on n’allait pas voir le curé de sa paroisse, parce qu’il aurait refu­sé l’absolution ; alors on allait chez les domi­ni­cains, du moins les intel­lec­tuels allaient chez eux pour s’entendre dire : « allez en paix ». Donc, gra­duel­le­ment, il s’est opé­ré un bas­cu­le­ment, favo­ri­sé en par­ti­cu­lier par l’augmentation, depuis la guerre, du tra­vail des femmes. La limi­ta­tion des nais­sances est deve­nue un enjeu fon­da­men­tal. Peu à peu a été mise en cause la posi­tion de l’Eglise. On ne vou­lait plus l’accepter. Je pense que c’est cela qui a tout fait bas­cu­ler.
Or, exac­te­ment au même moment, a eu lieu une véri­table sai­gnée du cler­gé et des com­mu­nau­tés reli­gieuses.

Il y a un lien entre les deux ?

Cela fai­sait par­tie de la crise d’ensemble de la Révo­lu­tion tran­quille. Le fait de pou­voir s’émanciper fai­sait par­tie du mou­ve­ment géné­ral. Dans un pre­mier temps, une mino­ri­té allait se confes­ser chez les domi­ni­cains, ensuite plus per­sonne n’est allé se confes­ser ! On n’est plus sur la même lon­gueur d’onde. Le mou­ve­ment de désaf­fec­tion de la pra­tique est venu de là. Et dans le même temps est arri­vée la crise du cler­gé, la mul­ti­pli­ca­tion des aban­dons. Prêtres, reli­gieux et reli­gieuses ont défro­qué pour des rai­sons sou­vent idéo­lo­giques, mais aus­si parce qu’ils se sont consi­dé­rés inca­pables de sou­te­nir une posi­tion qu’ils savaient impo­pu­laire.

Qu’entendez-vous par rai­sons idéo­lo­giques ?

Le fait qu’on était dans la mou­vance de la Révo­lu­tion tran­quille a accé­lé­ré le pro­ces­sus. C’était un état d’esprit qui a consti­tué un ter­reau d’accueil favo­rable. Ce départ des prêtres s’est d’ailleurs fait avec l’assentiment de l’Eglise : ceux qui quit­taient le sacer­doce se mariaient, très sou­vent, et avaient l’absolution du car­di­nal qui leur disait qu’il les com­pre­nait, etc. La plu­part ont été déliés de leurs vœux sans qu’on ait sen­ti une oppo­si­tion de la hié­rar­chie, qui en quelque sorte se sai­gnait elle- même. La posi­tion du car­di­nal Léger était de dire : au moins ceux qui res­tent, eux, ont vrai­ment la foi, et vont vrai­ment pro­pa­ger une vision chré­tienne digne de ce nom. Tan­dis que les autres, sans être des bre­bis galeuses, risquent de nous nuire. C’est la sai­gnée, au sens médi­cal du terme !
Le cler­gé a vieilli d’un seul coup. La sai­gnée a sur­tout atteint les ensei­gnants, les Frères maristes, les Frères des écoles chré­tiennes. Ces gens-là étaient entrés en reli­gion pour faire de l’enseignement. C’était le seul accès pour accom­plir une voca­tion d’enseignant : il fal­lait deve­nir clerc, comme au Moyen Age. Mais tout d’un coup, les struc­tures deviennent sécu­lières, alors d’un seul coup les jeunes gens qui vou­laient deve­nir ensei­gnants n’ont plus eu besoin d’entrer en clé­ri­ca­ture, et beau­coup de reli­gieux ensei­gnants sont sor­tis de leurs com­mu­nau­tés. Ce fut une sai­gnée qua­si totale.
Dans les paroisses, les choses se sont pas­sées de manière plus gra­duelle : de moins en moins d’entrées au sémi­naire, les églises se vidaient, on en fer­mait, on en ven­dait, tout deve­nait désuet. Chez les femmes, dans les années 1970, le recru­te­ment a chu­té de façon dra­co­nienne. A l’époque je menais des études sta­tis­tiques, et je disais qu’il fal­lait faire du ten­dan­ciel, mais comme celui-ci arri­vait à zéro en terme de recru­te­ment, per­sonne n’osait voir ce terme. Cepen­dant la ten­dance y était, seule l’idéologie pou­vait la refu­ser. Et la ten­dance s’est véri­fiée : aucun recru­te­ment dans les com­mu­nau­tés reli­gieuses, qui ont actuel­le­ment une moyenne d’âge de 82 ans (une moyenne !). Ce sont des mou­roirs.
Les seuls qui ont sub­sis­té, ce sont les cloî­trés. Les monas­tères ont gar­dé en gros le même recru­te­ment. Les fonc­tions de type social — ensei­gner les mathé­ma­tiques ou faire un pan­se­ment chez un malade — n’ont plus de rai­son d’être.
Les com­mu­nau­tés de femmes ont sui­vi la même pente. Les reli­gieuses disaient : je ne vois pas pour­quoi je conti­nue­rais à vivre comme ça quand je pour­rais faire la même chose en ayant un bon salaire, me payer une voi­ture, faire des voyages, etc. C’était l’époque où on a com­men­cé à fon­der des petites com­mu­nau­tés vivant en appar­te­ment, avec des charges aux­quelles les reli­gieuses n’étaient pas habi­tuées, comme faire les courses, les repas, laver leur linge — elles avaient tou­jours eu quelqu’un pour les allé­ger de ces tâches. Elles se disaient donc que puisque c’était comme ça, mieux valait sor­tir et avoir un salaire. Alors à par­tir de là, ce fut un ren­ver­se­ment total.
Quant à l’influence des clercs, elle est com­plè­te­ment tom­bée. Le mou­ve­ment a été lan­cé par des domi­ni­cains, des pen­seurs catho­liques, par la trans­for­ma­tion d’institutions ini­tia­le­ment catho­liques. Mais aujourd’hui il n’en reste rien. Du point de vue des com­por­te­ments reli­gieux, il y a un fos­sé entre la France et le Qué­bec. Pour prendre un exemple, j’ai assis­té der­niè­re­ment à une céré­mo­nie à l’église Saint-Ger­main-des-Prés, il s’y trou­vait une foule impor­tante et très par­ti­ci­pante de jeunes pré­pa­rant la mon­tée à Chartres. Il y avait des dis­cours, des chants, on sen­tait une com­mu­nau­té qui pré­pa­rait un évé­ne­ment. Il n’y avait là que des jeunes. Eh bien ce genre de choses n’existe plus chez nous. C’est impos­sible de trou­ver aujourd’hui l’équivalent au Qué­bec. Je ne pense pas qu’en France la situa­tion soit très brillante, mais cela existe. Chez nous, non.

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