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Qué­bec : la « Révo­lu­tion tran­quille » et ses fruits

CATHOLICA — Pour­riez-vous nous rap­pe­ler briè­ve­ment la situa­tion du Qué­bec à la fin des années 1950 ?

JACQUES LEGARE —  Si l’on prend la période de l’après-guerre, le Qué­bec était res­té ce qu’il avait tou­jours été, une socié­té rurale, très catho­lique, et où le rôle de l’Eglise était très impor­tant. L’Eglise avait sous sa dépen­dance l’ensemble du sys­tème d’enseignement, du sys­tème de san­té, l’état-civil, et la plu­part des ins­ti­tu­tions ou mou­ve­ments se com­po­saient mono­li­thi­que­ment de catho­liques.
C’était l’Union natio­nale de Duples­sis qui était au pou­voir depuis 1949, un par­ti conser­va­teur, certes, mais par­ti­cu­lier, en ce sens qu’il était une union de forces libé­rales, en prin­cipe ouvertes sur des hori­zons nou­veaux. Le par­ti anté­rieu­re­ment domi­nant, le Par­ti libé­ral d’omer Gouin, était en réa­li­té plus conser­va­teur que l’Union natio­nale. Cepen­dant, cer­tains aspects de la poli­tique de Duples­sis furent atta­qués, en rai­son des frus­tra­tions nées du lien que main­te­nait le gou­ver­ne­ment avec l’Eglise qui assu­rait son contrôle ins­ti­tu­tion­nel sur toute la vie sociale, et spé­cia­le­ment en matière d’éducation. Choix des manuels, attri­bu­tion des finances, pro­grammes… c’était le règne du diri­gisme clé­ri­cal éclai­ré. Toutes les déci­sions du gou­ver­ne­ment Duples­sis étaient concer­tées avec l’Eglise.
En éco­no­mie, c’était un peu le même carac­tère sta­tique : l’économie rurale pré­va­lait, tan­dis que les indus­tries étaient prin­ci­pa­le­ment tour­nées vers le sec­teur pri­maire (mines, élec­tri­ci­té, fon­de­ries). On accep­tait beau­coup les inves­tis­se­ments étran­gers, mais tout par­tait brut, sans aucune trans­for­ma­tion manu­fac­tu­rière sur place. Cela a beau­coup ému les jeunes géné­ra­tions d’alors, qui disaient : nous avons beau­coup de res­sources natu­relles, mais on ne les exploite pas sur place, on les envoie aux étran­gers qui eux les déve­loppent et en pro­fitent — sur­tout les Etats-Unis. C’est pour rompre avec cette situa­tion qu’a été lan­cée ce qu’on a appe­lé la « Révo­lu­tion tran­quille ». Les élites voyaient là un car­can, beau­coup de gens reve­nus d’Europe après la guerre disant que cela n’avait plus de sens et qu’il fal­lait faire tout sau­ter. Un cer­tain nombre de mou­ve­ments se créèrent alors pour mili­ter en ce sens.

Dans quels sec­teurs ?

Essen­tiel­le­ment au sein de l’Action catho­lique, très puis­sante chez les jeunes, les ouvriers, les intel­lec­tuels. Le désir d’ouverture se mani­fes­tait dans ces milieux très pra­ti­quants, sur­tout dans les deux domaines de l’éducation — on a alors reven­di­qué un minis­tère ad hoc — et de l’économie. Celle-ci était très fer­mée, sta­tique, et donc la reven­di­ca­tion allait dans le sens de l’ouverture et du dyna­misme. Tel fut le début de la Révo­lu­tion tran­quille.

Le syn­di­ca­lisme était-il alors actif ?

Oui, il y avait un syn­di­ca­lisme très actif. C’était un syn­di­ca­lisme catho­lique de type avant tout local, même si plus tard il a effec­tué des jonc­tions avec les grandes cen­trales des Etats-Unis. Beau­coup de petites asso­cia­tions menaient des actions de type syn­di­cal. Mais le droit de grève n’était pas recon­nu et les grèves étaient sévè­re­ment répri­mées. Les syn­di­cats fai­saient valoir que les ouvriers étaient exploi­tés, d’autant plus aisé­ment que les patrons étaient étran­gers, comme dans les mines, et que les ouvriers étaient sous-payés, les pro­fits allant aux mul­ti­na­tio­nales. C’était en par­ti­cu­lier le cas dans les mines d’amiante, où les condi­tions de tra­vail étaient très dures, et les salaires très bas. C’est dans ce sec­teur qu’il y a eu les pre­mières grèves, illé­gales, en 1949.
Dans ce mou­ve­ment, il y a des gens qui se sont mani­fes­tés de manière inopi­née. L’un des pre­miers a été Pierre-Eliott Tru­deau, un grand bour­geois s’il en est, un « libé­ral », mais qui défen­dait des idées.

Quelle fut la posi­tion de l’Eglise ? N’était-elle pas prise dans une contra­dic­tion entre la néces­si­té de la sta­bi­li­té sociale et l’appui aux justes reven­di­ca­tions ouvrières au nom de la doc­trine de Rerum Nova­rum ?

L’Eglise, lors de la révo­lu­tion de 1837, avait tenu un dis­cours aux habi­tants visant à les tem­pé­rer, crai­gnant sur­tout les révo­lu­tions sociales. Et cette fois encore le dis­cours fut le même. Mgr Char­bon­neau, arche­vêque de Mont­réal, avait net­te­ment pris posi­tion en faveur des ouvriers, mais il fut contraint de démis­sion­ner et envoyé à Van­cou­ver comme aumô­nier, en puni­tion, en lui disant qu’il n’avait pas à prendre posi­tion en faveur des ouvriers et contre le gou­ver­ne­ment. Il était consi­dé­ré comme un révo­lu­tion­naire nui­sant à l’Etat en ris­quant de per­tur­ber les inves­tis­se­ments étran­gers. Mais gra­duel­le­ment les gens ont réagi, et c’est ain­si qu’est né le mou­ve­ment syn­di­cal avec Tru­deau et Mar­chand. Les jour­na­listes, comme Claude Ryan, qui était le prin­ci­pal pilier de l’Action catho­lique cana­dienne (ACC), se sont alors enga­gés à fond ((Cf. Louise Bien­ve­nue, Quand la jeu­nesse entre en scène—L’Action catho­lique avant la Révo­lu­tion tran­quille, Edi­tions Boréal, Mont­réal, 2003.)) . Dans le gou­ver­ne­ment même de Duples­sis, cer­tains ministres plus jeunes se mon­traient sen­sibles, dont M. Sau­vé, qui suc­cé­da à Duples­sis quand celui-ci décé­da (1959). Mais il n’est res­té que quatre-vingts jours, avant de mou­rir à son tour. Il fit un dis­cours célèbre, qui com­men­çait par le mot « Désor­mais… », ce qui annon­çait le chan­ge­ment de cap.

Ces ini­tia­tives moder­ni­sa­trices pro­ve­naient-elles du sein de l’Eglise à pro­pre­ment par­ler ?

A la toute fin des années 1950, juste avant le Concile, Léger a rem­pla­cé Char­bon­neau. Durant ces années, ce fut un mou­ve­ment pas seule­ment indi­vi­duel, mais de groupes qui exer­çaient cette pres­sion : syn­di­cats, Action catho­lique. A l’intérieur même de l’Eglise, il y avait des gens plus ouverts, et en par­ti­cu­lier les Domi­ni­cains. Ils avaient une atti­tude d’appui envers les mou­ve­ments émer­gents, ce qui les dif­fé­ren­ciait beau­coup des autres élé­ments du cler­gé, Jésuites, Sul­pi­ciens, Frères des écoles chré­tiennes…
Les mou­ve­ments intel­lec­tuels se concen­traient à Mont­réal. Ce sont les domi­ni­cains de cette ville qui ont eu le rôle le plus impor­tant, dont le P. Georges-Hen­ri Lévesque, qui devint le doyen de la Facul­té des Sciences sociales à l’Université Laval de Qué­bec, décé­dé en 2000 à l’âge de 96 ans ((    « Le Père Georges-Hen­ri Lévesque fut de ces per­son­na­li­tés comme une socié­té en connaît trop peu dans son évo­lu­tion : il fut le pro­fes­seur de géné­ra­tions d’hommes et de femmes dont l’histoire recon­naît aujourd’hui qu’ils ont fait bas­cu­ler le Qué­bec dans la moder­ni­té. Enfin, à l’heure où l’Université Laval étend son action inter­na­tio­nale, il est bon de se rap­pe­ler que le Père Lévesque, par son rayon­ne­ment sur pra­ti­que­ment tous les conti­nents, fut un vision­naire dont nous cher­chons à suivre l’exemple » (éloge funèbre pro­non­cé par le rec­teur de l’Université Laval, le P. Fran­çois Tave­nas).)) . Duples­sis avait vou­lu l’exclure, sans y arri­ver. Il lui repro­chait ses prises de posi­tion favo­rables aux gré­vistes, se récla­mant selon lui faus­se­ment de la doc­trine sociale de l’Eglise. Ce prêtre était un homme d’action, qui a eu un rôle très impor­tant auprès des jeunes qu’il for­mait ; il cir­cu­lait à tra­vers le monde, et fon­da l’Université du Rwan­da. A Mont­réal, d’autre part, les domi­ni­cains orga­ni­saient des groupes de réflexion. Ils ont lan­cé en 1962 une revue, Main­te­nant, offi­ciel­le­ment ani­mée par des laïcs mais sou­te­nue par eux, et qui a eu une très grande influence au début des années soixante. Elle a vrai­ment fait tour­ner le vent ((    Main­te­nant prit en fait la suite de la Revue domi­ni­caine, sous la direc­tion du P. Hen­ri Bra­det jusqu’à 1965, avec la col­la­bo­ra­tion du P. Lacroix, autre domi­ni­cain. En avril 1995, ce der­nier don­ne­ra une confé­rence sur l’évolution de la morale au Qué­bec, ain­si com­men­tée par un jour­na­liste : « Quel imper­ti­nent ! Il évoque la trans­for­ma­tion de Vati­can II, qui a pro­cla­mé la liber­té de conscience et la prio­ri­té de la conscience sur la loi. Il donne l’exemple de l’avortement. Direc­te­ment au cœur du pro­blème. Et il ter­mine sur son appré­cia­tion per­son­nelle : “Moi, j’ai trou­vé ça extra­or­di­naire. Ça a libé­ré tout le Qué­bec — puisque c’est le milieu que je connais davan­tage — de toutes ses inquié­tudes, de ses péchés pré­fa­bri­qués, déci­dés à l’avance, fixés par le petit caté­chisme : enfin, on pou­vait faire les péchés qu’on vou­lait !” (grand éclat de rire) » (Guy Laper­rière, ency­clo­pé­die Ago­ra, « Benoît Lacroix »).)) .

Quel milieu social par­ti­cipe à ce chan­ge­ment de men­ta­li­té ?

Ce sont sur­tout des élites, des uni­ver­si­taires, des diri­geants syn­di­ca­listes, des étu­diants de l’Action catho­lique… Ce sont eux qui ont secoué les choses. Et le décès de Duples­sis, qui a beau­coup désta­bi­li­sé son par­ti, de même que la mort pré­ma­tu­rée de son suc­ces­seur, leur a per­mis d’arriver aux affaires et de pou­voir réa­li­ser les chan­ge­ments qu’ils dési­raient pour le Qué­bec. Ce furent les élec­tions de 1960 où Lesage est deve­nu Pre­mier ministre, avec des gens comme Paul-Gérin Lajoie, qui sera ministre de l’Education, et René Lévêque, ministre des Res­sources natu­relles. C’est le début pro­pre­ment dit de la Révo­lu­tion tran­quille. Celle-ci se vou­lait d’abord effec­tuée sur le plan des struc­tures de l’Etat. L’idée était clai­re­ment expri­mée : l’Etat, dans une socié­té comme la nôtre, disait-on, doit avoir un plus grand rôle, exer­cer un cer­tain diri­gisme pour évi­ter la mani­pu­la­tion des grandes cor­po­ra­tions, d’autant plus qu’il res­tait le pro­blème de la langue — les ouvriers étant obli­gés de par­ler anglais sur les lieux de tra­vail. On disait alors : il faut que l’Etat ait du pou­voir, et il suf­fit qu’il se le donne par des lois.
Contrai­re­ment à ce qui exis­tait avant — comi­té catho­lique et acces­soi­re­ment, comi­té pro­tes­tant pour diri­ger l’enseignement —, on a donc créé un minis­tère de l’Education, même si on a conser­vé à titre consul­ta­tif les comi­tés reli­gieux. D’où des modi­fi­ca­tions de pro­grammes, pour les­quels les laïcs ont eu leur mot à dire, à la dif­fé­rence de ce qui se pas­sait aupa­ra­vant. Les appli­ca­tions ont concer­né tous les domaines. En lit­té­ra­ture, par exemple, on a pu accé­der à des livres jusque-là à l’Index (avant les domi­ni­cains pas­saient sou­vent ces livres sous la table, mais offi­ciel­le­ment ils étaient pro­hi­bés). Ouver­ture aux sciences, à l’économie sur­tout, en vue de for­mer des cadres. Jusqu’alors, les huma­ni­tés domi­naient com­plè­te­ment. Avant, il y avait en effet, à côté d’une filière pri­maire et tech­nique, les col­lèges clas­siques, diri­gés par des clercs. L’enseignement était payant, même si l’Eglise était géné­reuse. De 30 à 40% des élèves deve­naient des clercs, qui choi­sis­saient la prê­trise dio­cé­saine ou les mis­sions. Les autres allaient dans les pro­fes­sions libé­rales, den­tistes, méde­cins, juristes. Un ou deux allaient vers les affaires. Le reste des élèves pas­sait par la filière pri­maire et tech­nique. En outre l’éducation n’était pas obli­ga­toire comme aujourd’hui.
Dans le domaine de l’économie, on a déci­dé de contrô­ler les richesses natu­relles, en natio­na­li­sant des usines pro­duc­trices d’électricité qui appar­te­naient à des com­pa­gnies pri­vées, tant pour la pro­duc­tion que pour la dis­tri­bu­tion, mul­ti­na­tio­nales pour la plu­part. Le leit­mo­tiv fut alors : il faut être maîtres chez nous.
Un élé­ment impor­tant à sou­li­gner : René Lévêque, char­gé de ces natio­na­li­sa­tions, était un homme de com­mu­ni­ca­tion, un homme de télé­vi­sion doté d’une grande péda­go­gie. Il avait été cor­res­pon­dant de guerre en Corée. Et jus­te­ment la télé­vi­sion est entrée à cette période dans les foyers, une télé­vi­sion cal­quée sur la BBC, et donc indé­pen­dante et favo­rable aux « mau­vaises idées », comme disait le cler­gé. Via la télé­vi­sion se sont répan­dues les idées révo­lu­tion­naires par rap­port à ce qui exis­tait. René Lévêque fai­sait des émis­sions d’une grande clar­té, que tout le monde écou­tait. C’était quelqu’un qui était très connu et écou­té avant même son entrée au gou­ver­ne­ment.
Tous les gens qui étaient favo­rables aux chan­ge­ments sont allés le cher­cher alors qu’il n’avait aucune acti­vi­té poli­tique mais à cause pré­ci­sé­ment de ses apti­tudes péda­go­giques. Donc mal­gré ses idées peu « libé­rales », le par­ti libé­ral est allé le cher­cher. Et Jean Lesage, le Pre­mier ministre arri­vé au pou­voir en 1960, s’est lais­sé convaincre.

Pou­vez-vous pré­ci­ser le sens du mot « libé­ral » ici employé ?

Cela fait réfé­rence au libé­ra­lisme phi­lo­so­phique et aus­si éco­no­mique. Mais en fait il y a très peu d’écart entre conser­va­teurs et libé­raux. Les libé­raux sont de centre-gauche, tan­dis que les conser­va­teurs de l’Union natio­nale sont, disons, de centre-droit. Par ailleurs ce sont des par­tis qui ne se défi­nis­saient pas comme chré­tiens, quels que fussent leurs liens avec l’Eglise. Donc il ne s’agit pas de démo­cra­tie-chré­tienne.
Les libé­raux sont-ils les seuls à avoir mené la Révo­lu­tion tran­quille ? Non. Tout a com­men­cé en 1960, c’est vrai­ment là que tout a ger­mé, sous le gou­ver­ne­ment des libé­raux par consé­quent. Mais dès 1966, l’Union natio­nale, sor­tie de ses cendres, revient au pou­voir, et on a pu croire que tout était fini. Elle avait affir­mé son inten­tion d’abolir le minis­tère de l’Education, mais il ne l’a pas été. Et il faut com­prendre pour­quoi. C’est que tous les intel­lec­tuels qui avaient par­ti­ci­pé à l’aventure sont deve­nus entre-temps des appa­rat­chiks. Lorsque les nou­veaux élus arri­vèrent, ils se heur­tèrent à ces hauts fonc­tion­naires qui firent obs­truc­tion à tout chan­ge­ment, décla­rant tout retour en arrière impos­sible.

La révo­lu­tion est donc deve­nue ins­ti­tu­tion­nelle à par­tir de cette époque ?

C’est l’effet de la lour­deur admi­nis­tra­tive de l’Etat — aujourd’hui deve­nue mons­trueuse et qu’on cherche à ren­ver­ser : c’est main­te­nant une réa­li­té ten­ta­cu­laire qui coûte trop cher. Tout était aupa­ra­vant pri­vé, uni­ver­si­tés incluses. Les uni­ver­si­tés pri­vées ont sub­sis­té, mais on a créé des uni­ver­si­tés d’Etat. De même le sys­tème hos­pi­ta­lier était anté­rieu­re­ment pri­vé dans sa tota­li­té, et tenu par des com­mu­nau­tés de reli­gieuses. Tout cela est deve­nu laïque et éta­tique. On a créé des cor­po­ra­tions de ges­tion, les reli­gieuses ont été inté­grées mais la direc­tion reve­nait à la tutelle de l’Etat, avec un bud­get contrô­lé par l’Etat. L’enseignement secon­daire, anté­rieu­re­ment tenu uni­que­ment par des reli­gieux : Frères des écoles chré­tiennes, etc., a de la même façon été éta­ti­sé.

Et cela s’est fait dans quel type de rela­tions avec l’Eglise ?

Le point impor­tant est que tout cela s’est fait en col­la­bo­ra­tion avec l’Eglise. Le rôle du car­di­nal Léger a été déter­mi­nant dans ce sens. C’était un homme très ouvert. Pour vous don­ner une idée à par­tir d’une anec­dote signi­fi­ca­tive, le hasard a fait que Duples­sis était le dépu­té de ma ville, Trois Rivières. Je suis allé à ses funé­railles, en pré­sence du car­di­nal, duquel on atten­dait évi­dem­ment une grande homé­lie pour rendre hom­mage au défunt, un Pre­mier ministre par­ti­cu­liè­re­ment mar­quant. Or il est res­té bouche bée. Il a assis­té de son trône, mais il n’a abso­lu­ment rien dit. J’ai sen­ti qu’il y avait quelque chose qui se pas­sait. Il faut dire que Léger avait fait toutes ses études à Rome, ce n’était pas un clerc loca­le­ment actif et connu de tous. Et quand il a été nom­mé évêque, il avait été envoyé de Rome. Au début, il uti­li­sait un lan­gage ampou­lé (« Ah, Mont­réal, toi qui t’es faite belle pour accueillir ton prince… »). C’était un grand bour­geois, son frère était ambas­sa­deur à Paris… Mais il a déçu tous les conser­va­teurs. Dès le début, il exer­ça un rôle très impor­tant. Il contrô­lait la confé­rence des évêques, et c’est lui qui les a influen­cés : ne pas mettre des bar­rières, col­la­bo­rer, s’évincer pro­gres­si­ve­ment de ces struc­tures qui nous font sor­tir de notre rôle, qu’il s’agisse des hôpi­taux ou de l’enseignement secon­daire. Alors tout le monde s’est reti­ré gra­duel­le­ment.

Ces chan­ge­ments ont donc été opé­rés réel­le­ment de manière « tran­quille » ?

La Révo­lu­tion tran­quille n’a pas été si tran­quille que cela. Dans la ges­tion de la trans­for­ma­tion sociale, tout s’est pas­sé effec­ti­ve­ment de manière tran­quille, en ce sens qu’il n’y a pas eu de vio­lences, de morts, tout se fai­sant sans grande oppo­si­tion. Les bou­le­ver­se­ments struc­tu­rels ont été immenses mais se sont opé­rés dans le calme. Plus tard, avec le mou­ve­ment sépa­ra­tiste, les choses seront très dif­fé­rentes, intro­dui­sant clans, divi­sions au sein des familles, vio­lences… Tan­dis que dans cette période de 1960 à 1970, rien de tout cela n’a eu lieu, au point que lorsque le gou­ver­ne­ment est reve­nu aux conser­va­teurs, il n’y a même pas eu de décé­lé­ra­tion du mou­ve­ment. Tout s’est fait gra­duel­le­ment.
Donc on pour­rait défi­nir le pro­ces­sus comme une trans­for­ma­tion légale et consen­suelle.
Oui, en notant que la trans­for­ma­tion a consis­té dans la sub­sti­tu­tion d’un diri­gisme éta­tique à un diri­gisme clé­ri­cal. Aupa­ra­vant c’était l’Eglise qui don­nait les direc­tives, désor­mais c’était l’Etat, avec le consen­te­ment de l’Eglise, en effet. C’est là que le car­di­nal Léger a joué un rôle essen­tiel. Il a connu quelques oppo­si­tions de la part de quelques évêques, qui entre­voyaient ce qui ris­quait de se pas­ser, à savoir une dis­pa­ri­tion bru­tale de tout l’édifice reli­gieux, mais Léger, qui avait une grande pres­tance et un grand pou­voir, a réus­si à impo­ser le chan­ge­ment de cap, au nom du plus grand bien de la socié­té : non pas de l’Eglise, mais de la socié­té.

Quelles furent les consé­quences pour l’Eglise ?

L’Eglise contrô­lait tout, la vie fami­liale des gens… Or est arri­vée la ques­tion de la contra­cep­tion. A mon avis c’est cela qui a tout fait bas­cu­ler.
Dans la mou­vance du car­di­nal Léger, chez les domi­ni­cains en par­ti­cu­lier, lorsqu’on vou­lait se faire absoudre de ne pas avoir des enfants, on n’allait pas voir le curé de sa paroisse, parce qu’il aurait refu­sé l’absolution ; alors on allait chez les domi­ni­cains, du moins les intel­lec­tuels allaient chez eux pour s’entendre dire : « allez en paix ». Donc, gra­duel­le­ment, il s’est opé­ré un bas­cu­le­ment, favo­ri­sé en par­ti­cu­lier par l’augmentation, depuis la guerre, du tra­vail des femmes. La limi­ta­tion des nais­sances est deve­nue un enjeu fon­da­men­tal. Peu à peu a été mise en cause la posi­tion de l’Eglise. On ne vou­lait plus l’accepter. Je pense que c’est cela qui a tout fait bas­cu­ler.
Or, exac­te­ment au même moment, a eu lieu une véri­table sai­gnée du cler­gé et des com­mu­nau­tés reli­gieuses.

Il y a un lien entre les deux ?

Cela fai­sait par­tie de la crise d’ensemble de la Révo­lu­tion tran­quille. Le fait de pou­voir s’émanciper fai­sait par­tie du mou­ve­ment géné­ral. Dans un pre­mier temps, une mino­ri­té allait se confes­ser chez les domi­ni­cains, ensuite plus per­sonne n’est allé se confes­ser ! On n’est plus sur la même lon­gueur d’onde. Le mou­ve­ment de désaf­fec­tion de la pra­tique est venu de là. Et dans le même temps est arri­vée la crise du cler­gé, la mul­ti­pli­ca­tion des aban­dons. Prêtres, reli­gieux et reli­gieuses ont défro­qué pour des rai­sons sou­vent idéo­lo­giques, mais aus­si parce qu’ils se sont consi­dé­rés inca­pables de sou­te­nir une posi­tion qu’ils savaient impo­pu­laire.

Qu’entendez-vous par rai­sons idéo­lo­giques ?

Le fait qu’on était dans la mou­vance de la Révo­lu­tion tran­quille a accé­lé­ré le pro­ces­sus. C’était un état d’esprit qui a consti­tué un ter­reau d’accueil favo­rable. Ce départ des prêtres s’est d’ailleurs fait avec l’assentiment de l’Eglise : ceux qui quit­taient le sacer­doce se mariaient, très sou­vent, et avaient l’absolution du car­di­nal qui leur disait qu’il les com­pre­nait, etc. La plu­part ont été déliés de leurs vœux sans qu’on ait sen­ti une oppo­si­tion de la hié­rar­chie, qui en quelque sorte se sai­gnait elle- même. La posi­tion du car­di­nal Léger était de dire : au moins ceux qui res­tent, eux, ont vrai­ment la foi, et vont vrai­ment pro­pa­ger une vision chré­tienne digne de ce nom. Tan­dis que les autres, sans être des bre­bis galeuses, risquent de nous nuire. C’est la sai­gnée, au sens médi­cal du terme !
Le cler­gé a vieilli d’un seul coup. La sai­gnée a sur­tout atteint les ensei­gnants, les Frères maristes, les Frères des écoles chré­tiennes. Ces gens-là étaient entrés en reli­gion pour faire de l’enseignement. C’était le seul accès pour accom­plir une voca­tion d’enseignant : il fal­lait deve­nir clerc, comme au Moyen Age. Mais tout d’un coup, les struc­tures deviennent sécu­lières, alors d’un seul coup les jeunes gens qui vou­laient deve­nir ensei­gnants n’ont plus eu besoin d’entrer en clé­ri­ca­ture, et beau­coup de reli­gieux ensei­gnants sont sor­tis de leurs com­mu­nau­tés. Ce fut une sai­gnée qua­si totale.
Dans les paroisses, les choses se sont pas­sées de manière plus gra­duelle : de moins en moins d’entrées au sémi­naire, les églises se vidaient, on en fer­mait, on en ven­dait, tout deve­nait désuet. Chez les femmes, dans les années 1970, le recru­te­ment a chu­té de façon dra­co­nienne. A l’époque je menais des études sta­tis­tiques, et je disais qu’il fal­lait faire du ten­dan­ciel, mais comme celui-ci arri­vait à zéro en terme de recru­te­ment, per­sonne n’osait voir ce terme. Cepen­dant la ten­dance y était, seule l’idéologie pou­vait la refu­ser. Et la ten­dance s’est véri­fiée : aucun recru­te­ment dans les com­mu­nau­tés reli­gieuses, qui ont actuel­le­ment une moyenne d’âge de 82 ans (une moyenne !). Ce sont des mou­roirs.
Les seuls qui ont sub­sis­té, ce sont les cloî­trés. Les monas­tères ont gar­dé en gros le même recru­te­ment. Les fonc­tions de type social — ensei­gner les mathé­ma­tiques ou faire un pan­se­ment chez un malade — n’ont plus de rai­son d’être.
Les com­mu­nau­tés de femmes ont sui­vi la même pente. Les reli­gieuses disaient : je ne vois pas pour­quoi je conti­nue­rais à vivre comme ça quand je pour­rais faire la même chose en ayant un bon salaire, me payer une voi­ture, faire des voyages, etc. C’était l’époque où on a com­men­cé à fon­der des petites com­mu­nau­tés vivant en appar­te­ment, avec des charges aux­quelles les reli­gieuses n’étaient pas habi­tuées, comme faire les courses, les repas, laver leur linge — elles avaient tou­jours eu quelqu’un pour les allé­ger de ces tâches. Elles se disaient donc que puisque c’était comme ça, mieux valait sor­tir et avoir un salaire. Alors à par­tir de là, ce fut un ren­ver­se­ment total.
Quant à l’influence des clercs, elle est com­plè­te­ment tom­bée. Le mou­ve­ment a été lan­cé par des domi­ni­cains, des pen­seurs catho­liques, par la trans­for­ma­tion d’institutions ini­tia­le­ment catho­liques. Mais aujourd’hui il n’en reste rien. Du point de vue des com­por­te­ments reli­gieux, il y a un fos­sé entre la France et le Qué­bec. Pour prendre un exemple, j’ai assis­té der­niè­re­ment à une céré­mo­nie à l’église Saint-Ger­main-des-Prés, il s’y trou­vait une foule impor­tante et très par­ti­ci­pante de jeunes pré­pa­rant la mon­tée à Chartres. Il y avait des dis­cours, des chants, on sen­tait une com­mu­nau­té qui pré­pa­rait un évé­ne­ment. Il n’y avait là que des jeunes. Eh bien ce genre de choses n’existe plus chez nous. C’est impos­sible de trou­ver aujourd’hui l’équivalent au Qué­bec. Je ne pense pas qu’en France la situa­tion soit très brillante, mais cela existe. Chez nous, non.

Je n’ose même pas vous poser la ques­tion à pro­pos des caté­chismes…

Cela n’existe plus. Il ne reste que l’enseignement moral, pour les non-catho­liques. L’enseignement stric­te­ment catho­lique a dis­pa­ru. Il n’existe plus aucun sens des res­pon­sa­bi­li­tés à l’égard des géné­ra­tions futures.
L’effet le plus criant, c’est la chute com­plète de la démo­gra­phie. Avec la contra­cep­tion galo­pante on a jeté le bébé avec l’eau du bain ! On en est arri­vé à pas­ser loin sous le seuil de rem­pla­ce­ment des géné­ra­tions. On ne voit pas com­ment tout cela peut chan­ger, aucun élé­ment ne nous per­met en ce moment de voir com­ment on peut sor­tir de cette catas­trophe. Celle-ci n’est pas que quan­ti­ta­tive, car ce sont les règles élé­men­taires qui se sont com­plè­te­ment brouillées, c’est la struc­ture fami­liale elle-même qui est atteinte de plein fouet. 60% des nais­sances sont hors mariage. Non seule­ment le mariage reli­gieux a été balayé, mais le mariage tout court. Dans un pre­mier temps, alors qu’il n’existait pas de mariage civil, il a fal­lu don­ner un cadre juri­dique civil au concu­bi­nage. Mais main­te­nant il n’y a plus de mariages civils. Il n’y a plus que les étran­gers qui se marient. Pré­sen­te­ment, c’est autour de 50% pour les enfants de rang 3 et 4. Donc ce n’est pas une situa­tion de tran­si­tion, le bébé qui naît puis on se marie ensuite, etc. C’est la famille entière qui est fon­dée sur ce modèle sans ins­ti­tu­tion. On a envoyé tout pro­me­ner en même temps, mariage reli­gieux et mariage en géné­ral, et cela crée de très graves per­tur­ba­tions dans la socié­té. Les taux de sépa­ra­tion sont beau­coup plus grands, la famille est beau­coup plus instable, et l’instabilité engendre à son tour des per­tur­ba­tions sociales. La mono­pa­ren­ta­li­té est très déve­lop­pée, chez les femmes sur­tout, et la poly­ga­mie chez les hommes. Ils ont deux ou trois femmes, avec des enfants recon­nus à chaque fois. Tout cela se fait dans un vide juri­dique com­plet, ce sont des situa­tions de fait. Cela peut créer des pro­blèmes éco­no­miques, les hommes ne payant pas for­cé­ment les pen­sions des enfants.

Ya-t-il un lien entre cette situa­tion et le mou­ve­ment fémi­niste ?

Oui, le mou­ve­ment fémi­niste a été chez nous beau­coup plus impor­tant qu’il n’a été en France. En France, les fémi­nistes sont des par­leuses mais cela n’a pas de grandes inci­dences pra­tiques en com­pa­rai­son de la situa­tion au Qué­bec où elles sont bien plus viru­lentes et orga­ni­sées — nous sommes une socié­té de lob­bies dans laquelle celui qui crie le plus fort l’emporte. Leurs mou­ve­ments sont très puis­sants. Le résul­tat est que les femmes qué­bé­coises sont beau­coup plus indé­pen­dantes que les femmes fran­çaises. Il y a long­temps déjà qu’elles gardent leur nom, qu’elles peuvent le don­ner à leurs enfants. Chez nous le mou­ve­ment fémi­niste a très tôt eu des réper­cus­sions en termes démo­gra­phiques, ce qui est un signe très impor­tant. On touche là le fond de la Révo­lu­tion tran­quille, qui a donc eu deux effets prin­ci­paux : celui de chas­ser l’Eglise, et celui de créer une socié­té éga­li­taire et sans normes.
On essaie aujourd’hui de com­prendre les consé­quences que cela peut avoir sur les enfants, du moins sur les quelques enfants qui sub­sistent. Il y a une contes­ta­tion chez les jeunes, qui reprochent à la géné­ra­tion de leurs parents ce qu’ils ont fait d’eux, en ne leur trans­met­tant rien. Et aujourd’hui les parents en ques­tion, qui sont deve­nus des grands-parents, se donnent bonne conscience en s’occupant de leurs petits-enfants, mais ce n’est pas vrai­ment leur rôle…
C’est la crise de l’encadrement et de la trans­mis­sion des valeurs. Bien sûr, cela fait par­tie d’une évo­lu­tion socié­tale mon­diale. Jadis, on fai­sait res­se­me­ler ses chaus­sures, aujourd’hui on les jette. On est pas­sé à une socié­té où on veut tou­jours du nou­veau, on ne s’embarrasse pas de conser­ver et de trans­mettre. Jadis, dans la socié­té, les plus jeunes met­taient les vête­ments des aînés, aujourd’hui il n’en est plus ques­tion, on jette. C’est la socié­té de l’abondance, avec ses valeurs.
Per­sonne n’a réagi, on a tolé­ré. La tolé­rance est deve­nue syno­nyme d’irresponsabilité.

C’est une auto­des­truc­tion de la socié­té ?

Si d’un point de vue poli­tique cette révo­lu­tion, comme je l’ai dit, fut tran­quille, d’un point de vue démo­gra­phique et social, elle fut une véri­table vio­lence. Le Cana­da et le Qué­bec en par­ti­cu­lier se défi­nissent comme une socié­té mul­ti­cul­tu­relle. C’est un chan­ge­ment fon­da­men­tal, et dès lors qu’on refuse d’avoir des enfants, il ne peut pas en être autre­ment. Mais l’immigration ne règle pas tout.
Le grand mot de la socié­té qué­bé­coise est la « tolé­rance ». La socié­té est deve­nue tolé­rante, mais tolé­rante à tout. Par cer­tains côtés, c’est heu­reux, mais là il n’y a plus de norme du tout. Et cette absence de normes est un mes­sage en direc­tion de la socié­té, un encou­ra­ge­ment à la décom­po­si­tion. Main­te­nant nous sommes dans une socié­té de zap­ping : on n’aime pas une émis­sion à la télé, on passe à une autre ; on n’aime pas son conjoint, on en change. C’est toute la dif­fé­rence entre aller au
ciné­ma (on reste jusqu’au bout pour regar­der le film qu’on a déci­dé d’aller voir, même si cer­tains pas­sages ne nous emballent pas) et regar­der la télé­vi­sion !
La Révo­lu­tion tran­quille, affaire de diri­gisme éta­tique, a donc débou­ché sur le laxisme total, son contraire. Le diri­gisme de l’Eglise avait un sens, puis le diri­gisme de l’Etat a été orien­té vers l’économie du bien-être. Mais on en arrive à la poli­tique du chien cre­vé au fil de l’eau.

Pour­quoi ?

L’élément très impor­tant est le natio­na­lisme. Toutes les éner­gies ont été cap­tées par les débats autour de l’indépendance. Le reste est allé tout seul, et on est tom­bé dans la logique de la tolé­rance. L’idée de tolé­rance s’est répan­due dans l’air comme une idée qui vient de tout le monde, mais elle a été for­gée tout au long de la Révo­lu­tion tran­quille. Et encore une fois, chez nous, toutes les éner­gies se sont tour­nées ailleurs, dans les débats autour d’un Etat sou­ve­rain. Il y a donc eu deux pièges, celui de la pro­mo­tion éco­no­mique, et celui du natio­na­lisme. Pour tout le reste, ce fut le lais­ser-aller. Je pense que c’est une par­tie au moins de l’explication.

Mais alors, que reste-t-il aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a au moins des foyers de réflexion, des livres… ?

Oui, mais en géné­ral ils ne sont pas liés à la reli­gion. Il est d’ailleurs qua­si­ment hon­teux que le car­di­nal-arche­vêque de Mont­réal soit un « de souche » ! Les seuls chré­tiens qui vont à la messe sont des « eth­niques », des Lati­no-Amé­ri­cains, des Malai­siens, des Asia­tiques, etc. L’évêque n’est plus vrai­ment repré­sen­ta­tif de la com­mu­nau­té pra­ti­quante de Mont­réal. Les mariages reli­gieux ne concernent, en gros, que ces immi­grants.