Revue de réflexion politique et religieuse.

Edi­to­rial : Du bien com­mun à l’ordre public

Article publié le 5 Jan 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le bien com­mun est cer­tai­ne­ment l’un des concepts les plus carac­té­ris­tiques de ce qu’il est conve­nu d’appeler la « doc­trine sociale de l’Eglise », c’est-à-dire de la com­pi­la­tion de dis­cours pon­ti­fi­caux, d’enseignements d’éthique sociale déli­vrés dans les facul­tés ecclé­sias­tiques et d’élaborations par des auteurs catho­liques dans le domaine social. Telle est la rai­son his­to­rique, et doc­tri­nale, pour laquelle l’ultime défense du bien com­mun est à cher­cher du côté de l’Eglise. C’est effec­ti­ve­ment le cas, bien qu’avec des nuances tenant à la dif­fi­cul­té dans laquelle s’est trou­vé le monde catho­lique dans ses rap­ports avec le monde moderne, et dans des condi­tions accrues depuis la tenue du der­nier concile. En 2004, moins d’un an avant le décès de Jean-Paul II, et en son hon­neur, a été édi­té un Com­pen­dium de la doc­trine sociale de l’Eglise, par les soins de la Com­mis­sion pon­ti­fi­cale « Jus­tice et Paix », organe consul­ta­tif créé peu après la fin du concile Vati­can II. Cet ouvrage, qui résume mais aus­si éla­bore, com­porte divers pas­sages appe­lant dis­cus­sion en rai­son d’un trop mani­feste ali­gne­ment sur un cer­tain  nombre de lieux com­muns de la culture domi­nante, en par­ti­cu­lier une forte impré­gna­tion des pos­tu­lats du per­son­na­lisme. Néan­moins on y trouve cette défi­ni­tion, qui semble réta­blir une pers­pec­tive for­te­ment dif­fé­rente de la com­pré­hen­sion moderne du but de la vie sociale : « Le bien com­mun de la socié­té n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur qu’en réfé­rence à la pour­suite des fins der­nières de la per­sonne et au bien com­mun uni­ver­sel de la créa­tion tout entière. Dieu est la fin der­nière de ses créa­tures et en aucun cas on ne peut pri­ver le bien com­mun de sa dimen­sion trans­cen­dante, qui dépasse mais aus­si achève la dimen­sion his­to­rique » (n. 170). Peu avant (n. 164), d’autres for­mu­la­tions vont dans le même sens : « Le bien com­mun ne consiste pas dans la simple somme des biens par­ti­cu­liers de chaque sujet du corps social. Etant à tous et à cha­cun, il est et demeure com­mun, car indi­vi­sible et parce qu’il n’est pos­sible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conser­ver, notam­ment en vue de l’avenir. Comme l’agir moral de l’individu se réa­lise en fai­sant le bien, de même l’agir social par­vient à sa plé­ni­tude en accom­plis­sant le bien com­mun. De fait, le bien com­mun peut être com­pris comme la dimen­sion sociale et com­mu­nau­taire du bien moral. »
La même sec­tion de ce texte com­mence (n. 164) par une défi­ni­tion emprun­tée à Jean XXIII : le bien com­mun est « cet ensemble de condi­tions sociales qui per­mettent, tant aux groupes qu’à cha­cun de leurs membres, d’atteindre leur per­fec­tion d’une façon plus totale et plus aisée ». Ces « condi­tions », qui sont du point de vue moral pré­sen­tées comme des objec­tifs à atteindre, et donc des obli­ga­tions, sont énu­mé­rées un peu plus loin (n. 166) : « Ces exi­gences concernent avant tout l’engagement pour la paix, l’organisation des pou­voirs de l’Etat, un ordre juri­dique solide, la sau­ve­garde de l’environnement, la pres­ta­tion des ser­vices essen­tiels aux per­sonnes, et dont cer­tains sont en même temps des droits de l’homme : ali­men­ta­tion, loge­ment, tra­vail, édu­ca­tion et accès à la culture, trans­port, san­té, libre cir­cu­la­tion des infor­ma­tions et tutelle de la liber­té reli­gieuse ».
Le rap­pro­che­ment de ces quelques pro­po­si­tions fait appa­raître deux choses : d’une part, le bien com­mun envi­sa­gé éloigne de l’utilitarisme, avec sa réduc­tion des fins de la socié­té à l’utilité d’un par­tage d’intérêts ; d’autre part, la même notion de bien com­mun est para­doxa­le­ment revê­tue d’une por­tée escha­to­lo­gique, et can­ton­née au domaine de l’aménagement des condi­tions de vie, certes aus­si émi­nem­ment dési­rables que la paix ou le libre accès aux res­sources vitales. Ces condi­tions, à leur tour, sont subor­don­nées au res­pect d’une norme, « les fins der­nières de la per­sonne ».
A pre­mière vue, une telle pré­sen­ta­tion paraît presque trans­po­ser le « Prin­cipe et fon­de­ment » des Exer­cices de saint Ignace de Loyo­la : « L’homme est créé pour louer, res­pec­ter et ser­vir Dieu notre Sei­gneur et par là sau­ver son âme, et les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, et pour l’aider dans la pour­suite de la fin pour laquelle il est créé. D’où il suit que l’homme doit user de ces choses dans la mesure où elles l’aident pour sa fin et qu’il doit s’en déga­ger dans la mesure où elles sont, pour lui, un obs­tacle à cette fin ». Cepen­dant ce n’est pas exac­te­ment de cela qu’il s’agit. En effet, si le bien com­mun est réel­le­ment le bien de chaque indi­vi­du, il ne sau­rait lui être « exté­rieur » et avoir une simple fonc­tion ins­tru­men­tale. Du moins si le bien com­mun est dans les faits com­po­sé d’un ensemble d’éléments, les uns de l’ordre des « biens utiles », les autres des « biens hon­nêtes », c’est-à-dire dési­rables pour eux-mêmes, et que l’homme doit hono­rer parce qu’en les acqué­rant il y puise sa per­fec­tion, pour user de la dis­tinc­tion clas­sique depuis l’Ethique à Nico­maque. Et lorsqu’on parle d’un ensemble com­po­sé tel que le bien com­mun, c’est l’élément le plus éle­vé qui en carac­té­rise le tout. On ne peut que déplo­rer, en consé­quence, la réduc­tion de la notion de bien com­mun à une série de règles et d’instruments, par le fait même sépa­rés de la per­sonne. En pous­sant les choses, on en vien­drait à consi­dé­rer que « Patria est ubi­cumque est bene », la patrie, c’est par­tout là où l’on est bien, sans plus, quitte à démé­na­ger dès lors que la balance entre avan­tages et incon­vé­nients penche néga­ti­ve­ment. La pié­té, même souf­frante, n’a plus de sens.
Ce cli­vage arbi­traire n’est pas nou­veau, il relève de la même sépa­ra­tion à l’oeuvre dans l’effort d’acceptation de la moder­ni­té, mais il est rui­neux, comme cela appa­raît plus que jamais en ces temps de dis­so­lu­tion des iden­ti­tés col­lec­tives dont il finit par consti­tuer le témoin de mora­li­té. Effort d’adaptation à la moder­ni­té ? Dans un pre­mier temps peut-être cela ne fut-il, chez les pen­seurs ecclé­sias­tiques, qu’une accen­tua­tion décou­lant du mal­heur des temps, impo­sant de rap­pe­ler par prio­ri­té aux Etats, quel que soit leur régime, leur devoir d’offrir à leurs citoyens des condi­tions viables d’existence com­mune. Cette insis­tance a été d’autant plus forte que les rela­tions entre l’Eglise et les Etats se sont pla­cées sur un ter­rain juri­dique pour le moins ten­du, ce qui a lar­ge­ment impli­qué de nom­breuses négo­cia­tions por­tant pré­ci­sé­ment sur ces condi­tions – ensei­gne­ment, libre com­mu­ni­ca­tion entre hié­rar­chie et fidèles, mora­li­té publique… A cette pre­mière ten­dance s’est ajou­té le fait que dès avant la Pre­mière Guerre mon­diale, la sépa­ra­tion entre le patrio­tisme et le catho­li­cisme s’est dur­cie, lais­sant d’un côté un natio­na­lisme de plus en plus exa­cer­bé, de l’autre, sur­tout à par­tir de l’entre-deux-guerres, une démo­cra­tie chré­tienne bien plus axée sur le thème des droits de l’homme et du paci­fisme sans fron­tières que sur la fidé­li­té à la voca­tion natio­nale. Bien avant de connaître le « glo­ca­lisme » – le dépla­ce­ment simul­ta­né vers le glo­bal et le local – ces ten­dances ont favo­ri­sé, à côté d’indéniables ser­vices ren­dus aux plus proches, une sorte d’amour de l’humanité géné­rique, en contre­par­tie d’une perte d’affection, voire d’une dépré­cia­tion des patries char­nelles. Or de tels choix et accents ont pour effet de dés­in­car­ner l’appartenance chré­tienne en la dépo­li­ti­sant – au sens fort : la déta­chant de la polis –, ren­dant accep­table et même dési­rable la réduc­tion du bien com­mun à un ensemble de règles de bonne conduite sociale, rele­vant de la tech­nique et sans lien direct avec un ordre de choses spé­ci­fi­que­ment « confes­sion­nel ».
C’est dans cette ambiance que Jacques Mari­tain a fait évo­luer sa pen­sée poli­tique, jouant ici comme ailleurs un rôle de pas­seur. Il l’a fait en avan­çant, dès Huma­nisme inté­gral (1936) puis La per­sonne et le bien com­mun (1947), une spé­cieuse scis­sion entre indi­vi­du et per­sonne, le pre­mier, dont l’identité serait défi­nie par la « matière », cen­sé être débi­teur envers la socié­té, la seconde au contraire, iden­ti­fiée par « l’esprit », consti­tuant la fin de la socié­té, eu égard à sa digni­té intrin­sèque et à son orien­ta­tion finale. Cette construc­tion tout arti­fi­cielle n’aurait abou­ti à rien de concret si elle n’avait eu l’avantage de se pré­sen­ter à un moment où la résis­tance de l’esprit aux régimes d’oppression immé­diate avait besoin de trou­ver ses appuis. A un moment éga­le­ment où allait se for­mu­ler la Décla­ra­tion uni­ver­selle des Droits de
l’Homme (1948), mer­veilleux paravent de l’irréductible divi­sion des grands sys­tèmes idéo­lo­giques sous l’apparence des valeurs com­munes.
Dès lors c’est sur­tout ad intra, au sein des lieux où s’élaborera la doc­trine conci­liaire, que la sépa­ra­tion pour­ra triom­pher. Il s’agit alors de s’accommoder de la laï­ci­sa­tion de l’espace public et de l’autonomisation du poli­tique, à qui il est oppo­sé le sanc­tuaire de l’espace pri­vé, lieu de la Foi, la seule exi­gence éthique faite aux ins­ti­tu­tions tem­po­relles étant de res­pec­ter les droits de l’Homme, au pre­mier rang des­quels la liber­té reli­gieuse. Très signi­fi­ca­ti­ve­ment, là ou le sché­ma pré­pa­ra­toire de ce qui allait deve­nir la Décla­ra­tion Digni­ta­tis Huma­nae évo­quait la supé­rio­ri­té du bien com­mun – « Dans la vie publique l’exercice exté­rieur de la liber­té de conscience ne peut être empê­ché, sauf s’il est en contra­dic­tion avec le bien com­mun » (Acta praep., II, IV, n. 5) – le texte final ne parle que d’ordre public juste, dans un sens res­treint qu’appuie le fait que l’exigence d’une sanc­tion juri­dique de la liber­té de conscience doit être recon­nue quelle que soit la sin­cé­ri­té des per­sonnes : « C’est pour­quoi le droit à cette immu­ni­té per­siste en ceux-là même qui ne satis­font pas à l’obligation de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer ; son exer­cice ne peut être entra­vé dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (D.H., n. 2).

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