Editorial : Du bien commun à l’ordre public
Le bien commun est certainement l’un des concepts les plus caractéristiques de ce qu’il est convenu d’appeler la « doctrine sociale de l’Eglise », c’est-à-dire de la compilation de discours pontificaux, d’enseignements d’éthique sociale délivrés dans les facultés ecclésiastiques et d’élaborations par des auteurs catholiques dans le domaine social. Telle est la raison historique, et doctrinale, pour laquelle l’ultime défense du bien commun est à chercher du côté de l’Eglise. C’est effectivement le cas, bien qu’avec des nuances tenant à la difficulté dans laquelle s’est trouvé le monde catholique dans ses rapports avec le monde moderne, et dans des conditions accrues depuis la tenue du dernier concile. En 2004, moins d’un an avant le décès de Jean-Paul II, et en son honneur, a été édité un Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, par les soins de la Commission pontificale « Justice et Paix », organe consultatif créé peu après la fin du concile Vatican II. Cet ouvrage, qui résume mais aussi élabore, comporte divers passages appelant discussion en raison d’un trop manifeste alignement sur un certain nombre de lieux communs de la culture dominante, en particulier une forte imprégnation des postulats du personnalisme. Néanmoins on y trouve cette définition, qui semble rétablir une perspective fortement différente de la compréhension moderne du but de la vie sociale : « Le bien commun de la société n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur qu’en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de la création tout entière. Dieu est la fin dernière de ses créatures et en aucun cas on ne peut priver le bien commun de sa dimension transcendante, qui dépasse mais aussi achève la dimension historique » (n. 170). Peu avant (n. 164), d’autres formulations vont dans le même sens : « Le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social. Etant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce qu’il n’est possible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conserver, notamment en vue de l’avenir. Comme l’agir moral de l’individu se réalise en faisant le bien, de même l’agir social parvient à sa plénitude en accomplissant le bien commun. De fait, le bien commun peut être compris comme la dimension sociale et communautaire du bien moral. »
La même section de ce texte commence (n. 164) par une définition empruntée à Jean XXIII : le bien commun est « cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée ». Ces « conditions », qui sont du point de vue moral présentées comme des objectifs à atteindre, et donc des obligations, sont énumérées un peu plus loin (n. 166) : « Ces exigences concernent avant tout l’engagement pour la paix, l’organisation des pouvoirs de l’Etat, un ordre juridique solide, la sauvegarde de l’environnement, la prestation des services essentiels aux personnes, et dont certains sont en même temps des droits de l’homme : alimentation, logement, travail, éducation et accès à la culture, transport, santé, libre circulation des informations et tutelle de la liberté religieuse ».
Le rapprochement de ces quelques propositions fait apparaître deux choses : d’une part, le bien commun envisagé éloigne de l’utilitarisme, avec sa réduction des fins de la société à l’utilité d’un partage d’intérêts ; d’autre part, la même notion de bien commun est paradoxalement revêtue d’une portée eschatologique, et cantonnée au domaine de l’aménagement des conditions de vie, certes aussi éminemment désirables que la paix ou le libre accès aux ressources vitales. Ces conditions, à leur tour, sont subordonnées au respect d’une norme, « les fins dernières de la personne ».
A première vue, une telle présentation paraît presque transposer le « Principe et fondement » des Exercices de saint Ignace de Loyola : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme, et les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, et pour l’aider dans la poursuite de la fin pour laquelle il est créé. D’où il suit que l’homme doit user de ces choses dans la mesure où elles l’aident pour sa fin et qu’il doit s’en dégager dans la mesure où elles sont, pour lui, un obstacle à cette fin ». Cependant ce n’est pas exactement de cela qu’il s’agit. En effet, si le bien commun est réellement le bien de chaque individu, il ne saurait lui être « extérieur » et avoir une simple fonction instrumentale. Du moins si le bien commun est dans les faits composé d’un ensemble d’éléments, les uns de l’ordre des « biens utiles », les autres des « biens honnêtes », c’est-à-dire désirables pour eux-mêmes, et que l’homme doit honorer parce qu’en les acquérant il y puise sa perfection, pour user de la distinction classique depuis l’Ethique à Nicomaque. Et lorsqu’on parle d’un ensemble composé tel que le bien commun, c’est l’élément le plus élevé qui en caractérise le tout. On ne peut que déplorer, en conséquence, la réduction de la notion de bien commun à une série de règles et d’instruments, par le fait même séparés de la personne. En poussant les choses, on en viendrait à considérer que « Patria est ubicumque est bene », la patrie, c’est partout là où l’on est bien, sans plus, quitte à déménager dès lors que la balance entre avantages et inconvénients penche négativement. La piété, même souffrante, n’a plus de sens.
Ce clivage arbitraire n’est pas nouveau, il relève de la même séparation à l’oeuvre dans l’effort d’acceptation de la modernité, mais il est ruineux, comme cela apparaît plus que jamais en ces temps de dissolution des identités collectives dont il finit par constituer le témoin de moralité. Effort d’adaptation à la modernité ? Dans un premier temps peut-être cela ne fut-il, chez les penseurs ecclésiastiques, qu’une accentuation découlant du malheur des temps, imposant de rappeler par priorité aux Etats, quel que soit leur régime, leur devoir d’offrir à leurs citoyens des conditions viables d’existence commune. Cette insistance a été d’autant plus forte que les relations entre l’Eglise et les Etats se sont placées sur un terrain juridique pour le moins tendu, ce qui a largement impliqué de nombreuses négociations portant précisément sur ces conditions – enseignement, libre communication entre hiérarchie et fidèles, moralité publique… A cette première tendance s’est ajouté le fait que dès avant la Première Guerre mondiale, la séparation entre le patriotisme et le catholicisme s’est durcie, laissant d’un côté un nationalisme de plus en plus exacerbé, de l’autre, surtout à partir de l’entre-deux-guerres, une démocratie chrétienne bien plus axée sur le thème des droits de l’homme et du pacifisme sans frontières que sur la fidélité à la vocation nationale. Bien avant de connaître le « glocalisme » – le déplacement simultané vers le global et le local – ces tendances ont favorisé, à côté d’indéniables services rendus aux plus proches, une sorte d’amour de l’humanité générique, en contrepartie d’une perte d’affection, voire d’une dépréciation des patries charnelles. Or de tels choix et accents ont pour effet de désincarner l’appartenance chrétienne en la dépolitisant – au sens fort : la détachant de la polis –, rendant acceptable et même désirable la réduction du bien commun à un ensemble de règles de bonne conduite sociale, relevant de la technique et sans lien direct avec un ordre de choses spécifiquement « confessionnel ».
C’est dans cette ambiance que Jacques Maritain a fait évoluer sa pensée politique, jouant ici comme ailleurs un rôle de passeur. Il l’a fait en avançant, dès Humanisme intégral (1936) puis La personne et le bien commun (1947), une spécieuse scission entre individu et personne, le premier, dont l’identité serait définie par la « matière », censé être débiteur envers la société, la seconde au contraire, identifiée par « l’esprit », constituant la fin de la société, eu égard à sa dignité intrinsèque et à son orientation finale. Cette construction tout artificielle n’aurait abouti à rien de concret si elle n’avait eu l’avantage de se présenter à un moment où la résistance de l’esprit aux régimes d’oppression immédiate avait besoin de trouver ses appuis. A un moment également où allait se formuler la Déclaration universelle des Droits de
l’Homme (1948), merveilleux paravent de l’irréductible division des grands systèmes idéologiques sous l’apparence des valeurs communes.
Dès lors c’est surtout ad intra, au sein des lieux où s’élaborera la doctrine conciliaire, que la séparation pourra triompher. Il s’agit alors de s’accommoder de la laïcisation de l’espace public et de l’autonomisation du politique, à qui il est opposé le sanctuaire de l’espace privé, lieu de la Foi, la seule exigence éthique faite aux institutions temporelles étant de respecter les droits de l’Homme, au premier rang desquels la liberté religieuse. Très significativement, là ou le schéma préparatoire de ce qui allait devenir la Déclaration Dignitatis Humanae évoquait la supériorité du bien commun – « Dans la vie publique l’exercice extérieur de la liberté de conscience ne peut être empêché, sauf s’il est en contradiction avec le bien commun » (Acta praep., II, IV, n. 5) – le texte final ne parle que d’ordre public juste, dans un sens restreint qu’appuie le fait que l’exigence d’une sanction juridique de la liberté de conscience doit être reconnue quelle que soit la sincérité des personnes : « C’est pourquoi le droit à cette immunité persiste en ceux-là même qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer ; son exercice ne peut être entravé dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (D.H., n. 2).