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Edi­to­rial : Du bien com­mun à l’ordre public

Pério­di­que­ment, le bien com­mun fait sa réap­pa­ri­tion dans le lan­gage poli­tique contem­po­rain, sans que cela entraîne des consé­quences notables, l’ expres­sion parais­sant dénuée de conte­nu pré­cis. Il en reste tou­te­fois assez de traces dans cer­taines mémoires pour que le fait ait quelque signi­fi­ca­tion. Outre ceux qui l’utilisent en connais­sance de cause, il en est qui y recourent par simple rémi­nis­cence, d’autres la raillent, quelques-uns même la stig­ma­tisent comme une marque d’esprit réac­tion­naire.
Certes cette notion implique par elle-même une réfé­rence objec­tive peu com­pa­tible avec le plu­ra­lisme des opi­nions. Le bien com­mun n’est pas comme les « valeurs com­munes », qui fluc­tuent dans leur défi­ni­tion et l’adhésion qu’elles sus­citent. L’acception domi­nante du terme « valeur » est immé­dia­te­ment accep­table par le sub­jec­ti­visme, celle du « bien » ne l’est pas. Le « bien » est « hété­ro­nome »…
Dans la concep­tion clas­sique de la phi­lo­so­phie sociale, concep­tion expri­mée avec beau­coup de per­fec­tion théo­rique à l’époque médié­vale, le bien com­mun n’est pas source de dif­fi­cul­té de com­pré­hen­sion, pas plus qu’il ne sau­rait exis­ter de dia­lec­tique arti­fi­cielle entre le bien de cha­cun et le bien de tous, car il est l’un et l’autre à la fois. Le bien com­mun est le bien de chaque membre de la com­mu­nau­té en tant qu’il ne peut être atteint que grâce à celle-ci, c’est-à-dire grâce à l’aide des autres avec qui l’on vit dans une orga­ni­sa­tion stable et ordon­née. En der­nier lieu, et à consi­dé­rer les choses dans leur tota­li­té, et dans leur fina­li­té, le Bien com­mun uni­ver­sel de toute la com­mu­nau­té humaine est Dieu même, source de tout bien, et bien suprême de tous. Le bien com­mun est un concept qui se trouve impli­qué dans des situa­tions très dif­fé­rentes, et il reste dans les abs­trac­tions tant que l’on ne pré­cise pas à quelle com­mu­nau­té il se réfère. Ain­si le bien com­mun de telle famille lui est propre, il n’est pas exac­te­ment celui de telle autre, au-delà d’une même struc­ture de base, plus ou moins éten­due et com­plexe, d’une cer­taine répar­ti­tion des rôles, d’une défi­ni­tion fon­da­men­tale du couple et des enfants, enfin d’une com­mune insuf­fi­sance impli­quant la sup­pléance extra-fami­liale dans une mul­ti­tude de domaines… Mais à l’intérieur de chaque famille, le bien com­mun com­porte des traits spé­ci­fiques, liés à la per­son­na­li­té de cha­cun des membres et en pre­mier lieu des parents. On peut ain­si com­prendre, dans ce micro­cosme social, que le « bien » dont on parle n’est pas réduc­tible à des moyens maté­riels, pas plus qu’à un ordre, une « struc­ture de la paren­té », toutes choses fort utiles, éven­tuel­le­ment diver­si­fiées, mais aus­si subor­don­nées à des biens d’une nature beau­coup plus cultu­relle, spi­ri­tuelle, reli­gieuse. Et ce sont ces der­niers élé­ments qui intro­duisent le plus de dif­fé­rences. Les com­po­santes les plus rele­vées du bien com­mun de chaque com­mu­nau­té fami­liale sont ce qui leur donne leur iden­ti­té, elles pèsent du poids de sou­ve­nirs com­muns, de dons reçus et culti­vés, de liens d’ordre affec­tif, et colorent le sens de la vie qui y règne, plus ou moins riche selon le cas – ou par­fois très appau­vri en ces temps de post­mo­der­nisme.
Le bien com­mun est donc une notion abs­traite et syn­thé­tique qui recouvre une plu­ra­li­té, voire une mul­ti­tude de biens d’ordres divers. Le savoir-faire acquis au long du temps dans une lignée d’artisans est un des élé­ments les plus pré­cieux d’une entre­prise, en com­pa­rai­son duquel la tenue d’une comp­ta­bi­li­té pré­cise, pour utile qu’elle soit, n’est en fait qu’un ins­tru­ment. Que dire du bien com­mun d’une nation his­to­rique, fruit des incom­men­su­rables efforts des géné­ra­tions suc­ces­sives, de toutes les expres­sions qui en illus­trent le « génie » – l’identité, ou la voca­tion sin­gu­lière. Que le bien com­mun d’un pays « poli­cé » puisse inclure tous les élé­ments maté­riels qui rendent à tous ses habi­tants la vie plus aisée, les com­mu­ni­ca­tions, l’accès aux res­sources les plus diverses, dans un cli­mat d’où la crainte est absente est sans aucun doute un bien consi­dé­rable, effec­ti­ve­ment com­mun. Mais que ce bien lui-même ait une fina­li­té supé­rieure qui lui confère sa rai­son d’être, voi­là qui est meilleur encore, car alors l’instrumental trouve sa légi­ti­mi­té – le plus humble des sol­dats d’une armée en guerre toute ten­due vers la vic­toire peut s’enorgueillir de l’avoir rem­por­tée une fois celle-ci obte­nue, car elle est réel­le­ment aus­si pro­por­tion­nel­le­ment la sienne, et c’est la par­ti­ci­pa­tion à ce bien supé­rieur, même modeste, qui fonde son hon­neur.
La période pré­sente a l’avantage de révé­ler au grand jour les res­sorts véri­tables de la moder­ni­té, entre autres en matière poli­tique. Le bien com­mun n’y a pas sa place, sinon par le biais d’une récu­pé­ra­tion dans le cadre dévoyé de l’écologisme, ou de la conser­va­tion du patri­moine, non moins ambi­guë. Le bien com­mun a sui­vi le sort de la com­mu­nau­té, concept plus délais­sé encore car dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible avec l’idée d’un pacte social consen­ti par des indi­vi­dus indé­pen­dants trou­vant utile de s’associer sur le cri­tère du pro­fit mutuel. On lui a pré­fé­ré celui de socié­té, et par­ler d’intérêts com­muns ou d’utilité com­mune. L’intérêt com­mun est au demeu­rant une notion réa­liste, qui per­met des alliances de toutes sortes, mais qui n’engage pas au-delà des contre­par­ties dûment éva­luées, c’est-à-dire au-delà des obli­ga­tions de la jus­tice com­mu­ta­tive. Trai­tés, accords d’association, contrats com­mer­ciaux…, d’innombrables actes relèvent de cette caté­go­rie, légi­time assu­ré­ment mais non direc­te­ment pro­duc­trice d’unité sociale. L’échange uti­li­taire, mar­chand, diplo­ma­tique ou autre, pré­sup­pose évi­dem­ment le contact, mais sans pour autant engen­drer l’amitié, bien qu’il puisse indi­rec­te­ment par­fois créer une occa­sion d’établir des rela­tions non inté­res­sées, se tra­dui­sant en conver­sa­tions sur la vie quo­ti­dienne, en par­tage de pré­oc­cu­pa­tions, per­met­tant ain­si de se sou­te­nir mutuel­le­ment le moral en temps de crise, et ain­si de suite ; mais comme tel il ne pro­duit pas de lien social pro­pre­ment dit. C’est d’ailleurs pour­quoi l’hypermarché de masse ou le com­merce par Inter­net ignore la plus value humaine appor­tée par la petite épi­ce­rie de quar­tier : l’échange uti­li­taire y appa­raît à l’état brut, avec tous ses tra­vers, et des deux côtés, tor­rents de publi­ci­té pour atti­rer le client, et zap­ping du consom­ma­teur à la recherche du meilleur rap­port qualité/ prix. Réduire la socia­bi­li­té humaine à des rela­tions d’intérêt mutuel est un appau­vris­se­ment sin­gu­lier, dans la mesure où la fina­li­té du rap­port social est dans tous les cas le bien stric­te­ment pri­vé de chaque contrac­tant, non l’enrichissement de tous. Le trans­fert croi­sé de deux biens pri­vés ne fait pas un bien com­mun.
Le lan­gage étant très labile, il peut arri­ver que l’on qua­li­fie d’intérêts ce que l’on devrait nom­mer des biens, sur­tout lorsqu’il s’agit de réa­li­tés de l’esprit. Il n’empêche qu’au-delà des termes, les ensembles poli­tiques modernes sont répu­tés consti­tués par voie de contrat social sur la base d’intérêts par­ta­gés par leurs membres. Telle est la phi­lo­so­phie géné­rale de la moder­ni­té, quel que soit le type de socié­té consi­dé­ré, du couple à l’entité supra-éta­tique. Cette concep­tion, long­temps mas­quée par la per­sis­tance des men­ta­li­tés com­mu­nau­taires du pas­sé, sou­vent exploi­tées à des fins idéo­lo­giques, tend aujourd’hui à coïn­ci­der avec la réa­li­té, même si c’est tou­jours impar­fai­te­ment. Or, dans ce pro­ces­sus, que l’on peut inter­pré­ter comme une désa­gré­ga­tion du bien com­mun des nations et des grou­pe­ments humains qui les com­posent, tout s’organise de telle sorte que dis­pa­raissent les liens autres que ceux fon­dés sur les inté­rêts concou­rant entre indi­vi­dus en un temps et un lieu don­nés, sans réfé­rence à quelque appar­te­nance qui n’émanerait pas de leur libre choix – du moins en théo­rie, puisque ces choix sont par ailleurs condi­tion­nés comme ils ne l’ont jamais été. C’est ain­si que la citoyen­ne­té est désor­mais vidée com­plè­te­ment de son sens, cou­pée de tout lien avec un ter­ri­toire, une culture, une iden­ti­té his­to­rique, pour se trans­for­mer en une sorte de rela­tion pure­ment admi­nis­tra­tive d’identification indi­vi­duelle assu­rant la recon­nais­sance de cer­tains « droits ». On peut dire que des droits de l’homme et du citoyen, ce sont les pre­miers qui ont aujourd’hui le mono­pole, les seconds ayant per­du toute per­ti­nence et ter­mi­né au musée ima­gi­naire de la période révo­lu­tion­naire. L’utilitarisme du « don­nant-don­nant » convient mieux à la concep­tion hyper­mo­derne d’une socié­té d’individus que la conscience col­lec­tive d’une com­mu­nau­té de des­tin forte de son iden­ti­té his­to­rique et de sa volon­té de se sur­vivre.

Le bien com­mun est cer­tai­ne­ment l’un des concepts les plus carac­té­ris­tiques de ce qu’il est conve­nu d’appeler la « doc­trine sociale de l’Eglise », c’est-à-dire de la com­pi­la­tion de dis­cours pon­ti­fi­caux, d’enseignements d’éthique sociale déli­vrés dans les facul­tés ecclé­sias­tiques et d’élaborations par des auteurs catho­liques dans le domaine social. Telle est la rai­son his­to­rique, et doc­tri­nale, pour laquelle l’ultime défense du bien com­mun est à cher­cher du côté de l’Eglise. C’est effec­ti­ve­ment le cas, bien qu’avec des nuances tenant à la dif­fi­cul­té dans laquelle s’est trou­vé le monde catho­lique dans ses rap­ports avec le monde moderne, et dans des condi­tions accrues depuis la tenue du der­nier concile. En 2004, moins d’un an avant le décès de Jean-Paul II, et en son hon­neur, a été édi­té un Com­pen­dium de la doc­trine sociale de l’Eglise, par les soins de la Com­mis­sion pon­ti­fi­cale « Jus­tice et Paix », organe consul­ta­tif créé peu après la fin du concile Vati­can II. Cet ouvrage, qui résume mais aus­si éla­bore, com­porte divers pas­sages appe­lant dis­cus­sion en rai­son d’un trop mani­feste ali­gne­ment sur un cer­tain  nombre de lieux com­muns de la culture domi­nante, en par­ti­cu­lier une forte impré­gna­tion des pos­tu­lats du per­son­na­lisme. Néan­moins on y trouve cette défi­ni­tion, qui semble réta­blir une pers­pec­tive for­te­ment dif­fé­rente de la com­pré­hen­sion moderne du but de la vie sociale : « Le bien com­mun de la socié­té n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur qu’en réfé­rence à la pour­suite des fins der­nières de la per­sonne et au bien com­mun uni­ver­sel de la créa­tion tout entière. Dieu est la fin der­nière de ses créa­tures et en aucun cas on ne peut pri­ver le bien com­mun de sa dimen­sion trans­cen­dante, qui dépasse mais aus­si achève la dimen­sion his­to­rique » (n. 170). Peu avant (n. 164), d’autres for­mu­la­tions vont dans le même sens : « Le bien com­mun ne consiste pas dans la simple somme des biens par­ti­cu­liers de chaque sujet du corps social. Etant à tous et à cha­cun, il est et demeure com­mun, car indi­vi­sible et parce qu’il n’est pos­sible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conser­ver, notam­ment en vue de l’avenir. Comme l’agir moral de l’individu se réa­lise en fai­sant le bien, de même l’agir social par­vient à sa plé­ni­tude en accom­plis­sant le bien com­mun. De fait, le bien com­mun peut être com­pris comme la dimen­sion sociale et com­mu­nau­taire du bien moral. »
La même sec­tion de ce texte com­mence (n. 164) par une défi­ni­tion emprun­tée à Jean XXIII : le bien com­mun est « cet ensemble de condi­tions sociales qui per­mettent, tant aux groupes qu’à cha­cun de leurs membres, d’atteindre leur per­fec­tion d’une façon plus totale et plus aisée ». Ces « condi­tions », qui sont du point de vue moral pré­sen­tées comme des objec­tifs à atteindre, et donc des obli­ga­tions, sont énu­mé­rées un peu plus loin (n. 166) : « Ces exi­gences concernent avant tout l’engagement pour la paix, l’organisation des pou­voirs de l’Etat, un ordre juri­dique solide, la sau­ve­garde de l’environnement, la pres­ta­tion des ser­vices essen­tiels aux per­sonnes, et dont cer­tains sont en même temps des droits de l’homme : ali­men­ta­tion, loge­ment, tra­vail, édu­ca­tion et accès à la culture, trans­port, san­té, libre cir­cu­la­tion des infor­ma­tions et tutelle de la liber­té reli­gieuse ».
Le rap­pro­che­ment de ces quelques pro­po­si­tions fait appa­raître deux choses : d’une part, le bien com­mun envi­sa­gé éloigne de l’utilitarisme, avec sa réduc­tion des fins de la socié­té à l’utilité d’un par­tage d’intérêts ; d’autre part, la même notion de bien com­mun est para­doxa­le­ment revê­tue d’une por­tée escha­to­lo­gique, et can­ton­née au domaine de l’aménagement des condi­tions de vie, certes aus­si émi­nem­ment dési­rables que la paix ou le libre accès aux res­sources vitales. Ces condi­tions, à leur tour, sont subor­don­nées au res­pect d’une norme, « les fins der­nières de la per­sonne ».
A pre­mière vue, une telle pré­sen­ta­tion paraît presque trans­po­ser le « Prin­cipe et fon­de­ment » des Exer­cices de saint Ignace de Loyo­la : « L’homme est créé pour louer, res­pec­ter et ser­vir Dieu notre Sei­gneur et par là sau­ver son âme, et les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, et pour l’aider dans la pour­suite de la fin pour laquelle il est créé. D’où il suit que l’homme doit user de ces choses dans la mesure où elles l’aident pour sa fin et qu’il doit s’en déga­ger dans la mesure où elles sont, pour lui, un obs­tacle à cette fin ». Cepen­dant ce n’est pas exac­te­ment de cela qu’il s’agit. En effet, si le bien com­mun est réel­le­ment le bien de chaque indi­vi­du, il ne sau­rait lui être « exté­rieur » et avoir une simple fonc­tion ins­tru­men­tale. Du moins si le bien com­mun est dans les faits com­po­sé d’un ensemble d’éléments, les uns de l’ordre des « biens utiles », les autres des « biens hon­nêtes », c’est-à-dire dési­rables pour eux-mêmes, et que l’homme doit hono­rer parce qu’en les acqué­rant il y puise sa per­fec­tion, pour user de la dis­tinc­tion clas­sique depuis l’Ethique à Nico­maque. Et lorsqu’on parle d’un ensemble com­po­sé tel que le bien com­mun, c’est l’élément le plus éle­vé qui en carac­té­rise le tout. On ne peut que déplo­rer, en consé­quence, la réduc­tion de la notion de bien com­mun à une série de règles et d’instruments, par le fait même sépa­rés de la per­sonne. En pous­sant les choses, on en vien­drait à consi­dé­rer que « Patria est ubi­cumque est bene », la patrie, c’est par­tout là où l’on est bien, sans plus, quitte à démé­na­ger dès lors que la balance entre avan­tages et incon­vé­nients penche néga­ti­ve­ment. La pié­té, même souf­frante, n’a plus de sens.
Ce cli­vage arbi­traire n’est pas nou­veau, il relève de la même sépa­ra­tion à l’oeuvre dans l’effort d’acceptation de la moder­ni­té, mais il est rui­neux, comme cela appa­raît plus que jamais en ces temps de dis­so­lu­tion des iden­ti­tés col­lec­tives dont il finit par consti­tuer le témoin de mora­li­té. Effort d’adaptation à la moder­ni­té ? Dans un pre­mier temps peut-être cela ne fut-il, chez les pen­seurs ecclé­sias­tiques, qu’une accen­tua­tion décou­lant du mal­heur des temps, impo­sant de rap­pe­ler par prio­ri­té aux Etats, quel que soit leur régime, leur devoir d’offrir à leurs citoyens des condi­tions viables d’existence com­mune. Cette insis­tance a été d’autant plus forte que les rela­tions entre l’Eglise et les Etats se sont pla­cées sur un ter­rain juri­dique pour le moins ten­du, ce qui a lar­ge­ment impli­qué de nom­breuses négo­cia­tions por­tant pré­ci­sé­ment sur ces condi­tions – ensei­gne­ment, libre com­mu­ni­ca­tion entre hié­rar­chie et fidèles, mora­li­té publique… A cette pre­mière ten­dance s’est ajou­té le fait que dès avant la Pre­mière Guerre mon­diale, la sépa­ra­tion entre le patrio­tisme et le catho­li­cisme s’est dur­cie, lais­sant d’un côté un natio­na­lisme de plus en plus exa­cer­bé, de l’autre, sur­tout à par­tir de l’entre-deux-guerres, une démo­cra­tie chré­tienne bien plus axée sur le thème des droits de l’homme et du paci­fisme sans fron­tières que sur la fidé­li­té à la voca­tion natio­nale. Bien avant de connaître le « glo­ca­lisme » – le dépla­ce­ment simul­ta­né vers le glo­bal et le local – ces ten­dances ont favo­ri­sé, à côté d’indéniables ser­vices ren­dus aux plus proches, une sorte d’amour de l’humanité géné­rique, en contre­par­tie d’une perte d’affection, voire d’une dépré­cia­tion des patries char­nelles. Or de tels choix et accents ont pour effet de dés­in­car­ner l’appartenance chré­tienne en la dépo­li­ti­sant – au sens fort : la déta­chant de la polis –, ren­dant accep­table et même dési­rable la réduc­tion du bien com­mun à un ensemble de règles de bonne conduite sociale, rele­vant de la tech­nique et sans lien direct avec un ordre de choses spé­ci­fi­que­ment « confes­sion­nel ».
C’est dans cette ambiance que Jacques Mari­tain a fait évo­luer sa pen­sée poli­tique, jouant ici comme ailleurs un rôle de pas­seur. Il l’a fait en avan­çant, dès Huma­nisme inté­gral (1936) puis La per­sonne et le bien com­mun (1947), une spé­cieuse scis­sion entre indi­vi­du et per­sonne, le pre­mier, dont l’identité serait défi­nie par la « matière », cen­sé être débi­teur envers la socié­té, la seconde au contraire, iden­ti­fiée par « l’esprit », consti­tuant la fin de la socié­té, eu égard à sa digni­té intrin­sèque et à son orien­ta­tion finale. Cette construc­tion tout arti­fi­cielle n’aurait abou­ti à rien de concret si elle n’avait eu l’avantage de se pré­sen­ter à un moment où la résis­tance de l’esprit aux régimes d’oppression immé­diate avait besoin de trou­ver ses appuis. A un moment éga­le­ment où allait se for­mu­ler la Décla­ra­tion uni­ver­selle des Droits de
l’Homme (1948), mer­veilleux paravent de l’irréductible divi­sion des grands sys­tèmes idéo­lo­giques sous l’apparence des valeurs com­munes.
Dès lors c’est sur­tout ad intra, au sein des lieux où s’élaborera la doc­trine conci­liaire, que la sépa­ra­tion pour­ra triom­pher. Il s’agit alors de s’accommoder de la laï­ci­sa­tion de l’espace public et de l’autonomisation du poli­tique, à qui il est oppo­sé le sanc­tuaire de l’espace pri­vé, lieu de la Foi, la seule exi­gence éthique faite aux ins­ti­tu­tions tem­po­relles étant de res­pec­ter les droits de l’Homme, au pre­mier rang des­quels la liber­té reli­gieuse. Très signi­fi­ca­ti­ve­ment, là ou le sché­ma pré­pa­ra­toire de ce qui allait deve­nir la Décla­ra­tion Digni­ta­tis Huma­nae évo­quait la supé­rio­ri­té du bien com­mun – « Dans la vie publique l’exercice exté­rieur de la liber­té de conscience ne peut être empê­ché, sauf s’il est en contra­dic­tion avec le bien com­mun » (Acta praep., II, IV, n. 5) – le texte final ne parle que d’ordre public juste, dans un sens res­treint qu’appuie le fait que l’exigence d’une sanc­tion juri­dique de la liber­té de conscience doit être recon­nue quelle que soit la sin­cé­ri­té des per­sonnes : « C’est pour­quoi le droit à cette immu­ni­té per­siste en ceux-là même qui ne satis­font pas à l’obligation de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer ; son exer­cice ne peut être entra­vé dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (D.H., n. 2).