L’intellectuel-moraliste et la crise de la politique
4. Que cette innovation dans le style d’intervention des intellectuels en politique puisse concourir à civiliser l’affrontement des opinions, voilà qui reste à démontrer. L’échec ou l’éclipse de quelques-unes des principales idéologies du XXe siècle ne marque pas la fin de l’époque des Grands Récits, mais se contente d’en inaugurer une autre : l’époque du récit sacré de la Fin de l’Histoire, de la révélation au monde du credo universel des droits de l’homme incarné par le modèle politico-culturel occidental, la légende d’une nouvelle Arche qui a soustrait au déluge la nombreuse et querelleuse famille de la seule idéologie digne d’être sauvée du désastre, le libéralisme. L’adhésion enthousiaste d’une grande partie de l’establishment culturel de tout l’Occident au nouveau Verbe — que les dissidents ont taxé de « pensée unique » pour en souligner la vocation à l’hégémonie — rend la circulation des idées hétérodoxes encore plus difficile que par le passé. La conviction d’être le porte-parole du Juste et du Vrai face à des adversaires plongés dans l’erreur rendait de nombreux intellectuels imperméables au doute, même quand l’affrontement entre les grandes conceptions du monde qui se disputaient l’influence sur l’imaginaire collectif était, aux dires de tous, loin d’être joué. Mais le conflit entre les parties se chargeait de rétablir certains points d’équilibre, bien que plutôt précaires. A présent qu’une seule Weltanschauung s’arroge le droit d’interpréter les raisons de l’humanité, quiconque réfute la prédication officielle se place en dehors du contexte civil. Ce n’est pas tant le politicien professionnel, qui ne réussit pas à se libérer d’un vernis de sectarisme, qui prononce son excommunication, que l’homme de culture, sacralisé par les médias comme juge suprême, voire exclusif, de la légitimité des discours et des projets soumis à la discussion publique.
Nous avons admis en commençant que ce que nous décrivons ici est une tendance, non une donnée absolue ; donc une règle qui prévoit et souffre des exceptions. Il s’agit toutefois d’une tendance désormais si répandue qu’elle devient inquiétante par ses effets. En acceptant le rôle de moraliste que la vision manichéenne de l’universalisme libéral lui confie, l’intellectuel se défausse en effet de la tâche qu’il s’était promis d’assumer en démocratie, celle de garant du pluralisme culturel. S’il admet l’existence — en dehors et au-dessus du système des lois positives, qui devrait fournir à chaque communauté les garanties nécessaires à s’assurer un développement ordonné — de principes intangibles et indiscutables, s’il accepte de se plier à des exigences « éthiques » supérieures même au droit d’expression, alors il se transforme en censeur. En blâmant et en stigmatisant les idées qui ne conviennent pas à son arrière-plan de croyances, au point de réclamer la mise au ban de ceux qui les expriment, il éloigne la démocratie de l’horizon du « polythéisme des valeurs » qu’elle prétendait savoir et vouloir accueillir, à la différence de tous les autres régimes. Dans le même temps, l’intellectuel-moraliste banalise la discussion politique, en la faisant tourner autour d’idées-tabous (la paix, la liberté, l’égalité, l’intégration raciale, la solidarité, la coexistence entre les peuples) : des idées que personne ne veut plus remettre en cause sur le plan théorique, mais dont les faits s’obstinent à ne tenir aucun compte.
Ceux qui estiment que ce tableau de la situation est exagéré sont invités à un exercice d’observation empirique. Il est vrai que le thème des limites structurelles du pluralisme dans les systèmes politiques libéraux est apparu depuis longtemps (( Nous nous permettons de renvoyer, pour une discussion de ce thème, à notre livre La « rivoluzione legale », Il Mulino, Bologne, 1993, chap. II (« Dilemmi del pluralismo e società di massa »), pp. 49–80.)) et que l’un des théoriciens les plus autorisés de la démocratie libérale a écrit : « La tolérance n’est pas toujours une vertu. L’intolérance n’est pas toujours un vice » (( Norberto Bobbio, « Tolleranza e verità » (1987), à présent dans Il dubbio e la scelta, op. cit., p. ‑210.)) . Mais ce n’est que récemment qu’on a vu naître une théorie comme celle de la political correctness, qui subordonne ouvertement la liberté de circulation des opinions au respect d’une série de réquisits d’opportunité éthique. En outre, si par le passé il était fréquent de lire des manifestes à travers lesquels un certain nombre d’hommes de culture prenaient position sur des faits d’actualité, dénonçant par là des hommes et des idées qui ne leur plaisaient pas, il y a quelques années encore il aurait paru scandaleux qu’on pût se servir d’une pétition afin de prendre pour cible les intentions — d’ailleurs supposées et non prouvées — des défenseurs de conceptions différentes. Lorsque la chose est arrivée, avec la publication en France durant l’été 1993 de l’« Appel à la vigilance » signé par quarante représentants de la culture politiquement « engagée » (parmi lesquels Eco, Bourdieu, Derrida, Duby, Rossanda, Vernant, Virilio, etc.) — qui, se déclarant « préoccupés par la réapparition, dans la vie intellectuelle française et européenne, de courants antidémocratiques », appelaient à l’exclusion des maisons d’édition, des organes de presse et des universités, d’autres intellectuels à leurs yeux suspects en tant que défenseurs de la « disparition de toute démarcation entre droite et gauche [et] d’un présumé renouveau des idées de nation et d’identité culturelle » (( Cf. le texte complet de l’appel et le commentaire, sous forme d’entretien, d’Umberto Eco (« Il pensiero è una continua vigilanza »), in Jean-Marie Colombani, Sopravviverà la sinistra ai socialisti ?, Diabasis, Reggio Emilia, 1994, pp. 209–218 (éd. fr. : La gauche survivra-t-elle aux socialistes ?, Flammarion, 1994 — N.d.T.).)) —, seules quelques voix isolées se sont levées pour condamner l’initiative. Ce qui ne doit pas étonner : lorsque la dissidence est comparée à la violation des tables de la loi de la morale universelle, ceux qui s’en rendent coupables assument devant l’opinion publique (la formation des critères de jugement de celle-ci étant considérée par l’intellectuel-moraliste comme sa tâche fondamentale) la physionomie du barbare, qui mérite un destin de proscrit. La réprobation, qui s’abat systématiquement sur ceux qui osent mettre en discussion la supériorité des stéréotypes culturels occidentaux sur ceux des populations d’autres zones de la planète — à commencer par les Arabes, habituellement englobés dans le cliché de l’« intégrisme islamique » —, en est un exemple supplémentaire et non moins significatif.
Il n’est pas encore dit que ce rôle sacerdotal, de « noble patriarche », oracle et gardien des bases immatérielles d’un ordre inspiré du way of life sorti vainqueur de la guerre froide, soit destiné à s’imposer pour une longue période comme idéal-type du rapport entre intellectuel et engagement politique. Les différents signes de résistance à cette tendance qui se sont manifestés ces dernières années ne doivent pas être sous-estimés (( Cf. par exemple les pages de Pierre-André Taguieff, « Esprit démocratique et loi du soupçon. Le sens du débat dans une démocratie pluraliste », dans son livre Sur la Nouvelle droite, Descartes & Cie, Paris, 1994, pp. 337–391.)) . Si toutefois cela advenait, il y aurait au moins deux bonnes raisons de le regretter. En premier lieu parce que, tous les jugements de valeur réputés en harmonie avec les principes de la morale universelle étant soustraits au droit et au devoir de critique