Les hommes de la Pensée catholique
Le catholicisme français a lui aussi très largement abandonné ses orientations apocalyptiques. Si on les retrouve largement gommées chez certains héritiers de la « nouvelle chrétienté », par exemple dans l’encyclopédie « Je sais — Je crois » dirigée par Daniel-Rops ou chez Mgr Cristiani, l’animateur de la revue de formation permanente du clergé, l’Ami du clergé (( N. Corte, Satan et nous, Fayard, coll. Je sais-Je crois, 21, 1956, pp. 84–86, 110–119, 121 (sont cités dans la bibliographie Mgr Jouin et M. de la Bigne de Villeneuve dont l’ouvrage, Satan dans la Cité, édité en 1951 aux Editions du Cèdre fondées pour diffuser la Pensée catholique et des ouvrages romains, montrait l’enracinement des hommes de la revue dans l’apocalyptisme catholique). Mgr L. Cristiani, Présence de Satan dans le monde moderne, Editions France-Empire, 1959, pp. 257–259.)) , ailleurs, elles ont disparu ou ont muté. Les tenants d’une réforme de l’Eglise et de la « nouvelle théologie » en tiennent pour un eschatologisme plutôt pessimiste avec la revue Dieu vivant, alors que le P. Fillère, formé à Rome mais au thomisme original, marqué par une réflexion sur la religiosité naturelle de l’homme, défend une vision eschatologique où les traits apocalyptiques et militants sont assumés dans l’attente active de la Parousie (( E. Fouilloux, « Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945–1955) », Au cœur du XXe siècle religieux, Editions ouvrières, coll. Eglises/Sociétés, 1993, pp. 277–305 ; B. Besret, Incarnation ou eschatologie ? Editions du Cerf, coll. Rencontres, 1964, pp. 107–166 ; J. Damblans, D. Rendu, M. Thévenon, Le Père Fillère, nostalgie du futur, OEIL, ‑1989.)) . La Pensée catholique est donc en partie isolée — en partie, car la galaxie intransigeante conserve et entretient elle aussi la tradition apocalyptique : le plan du « manuel » de la Cité catholique, Pour qu’Il règne, traite ainsi dans sa deuxième partie des « oppositions à la Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ. I. Le naturalisme. […] II. La Révolution. […] III. La Révolution, ses troupes régulières (premières sectes hérétiques ; manichéisme, templiers, paganisme de la Renaissance, Rose-Croix ; la Réforme prépare déjà la Révolution ; le “grand complot” du XVIIIe siècle ; la Maçonnerie sous la Révolution, sous l’Empire, sous la Restauration ; la Révolution à la conquête du monde ; Judaïsme et révolution). IV. La Révolution, sa cinquième colonne (quiétistes, jansénistes, gallicans); […] ; un courant qui prépare les voies à la Révolution : le “catholicisme-libéral” […]. V. La Révolution, nos propres abandons et complicités […]. VI. Sous le signe de la Bête […] » tandis que sont cités l’abbé Barbier, l’abbé Barruel, J. Crétineau-Joly, Mgr Delassus et le P. Deschamps.
Rien ne témoigne mieux de cet isolement que la réaction en 1955 de Joseph Folliet, dans la Chronique sociale de France, à une affirmation, qu’il trouve théologiquement fort douteuse, de l’abbé Dulac : l’auteur de la réhabilitation de Mgr Benigni, s’inscrivant dans une longue tradition de lecture de l’histoire à la lumière d’une interprétation spécifique de la Cité de Dieu, estimait en 1952 qu’ « il y a un “plérôme” du Mal comme il y a un “plérôme” du Bien. Il y a un Corps mystique de Satan comme il y a un Corps mystique du Christ, et toute la durée de cette vie doit se passer à l’édification de l’un et de l’autre ». De même, l’interprétation de la Guerre d’Algérie par l’abbé Lefèvre, qui, dans la lignée de la même tradition, estimait en 1958 que « Le combat de ce jour est le combat de la Croix contre le Croissant, jeté sur la ligne de feu par les maîtres de l’Etoile Rouge, de la faucille et du marteau » (( L. J. Lefèvre, « Le centenaire de Lourdes et l’esprit de démission », art. cit., p. 5. On voit ici le lien fait entre apparitions mariales et vie temporelle, événements surnaturels et contingence ‑politique. )) , est jugée « délirante » par J. Natanson, favorable à une prise en compte des aspirations nationales algériennes, dans Parole et mission en 1962 (( R. Dulac, « Eloge de l’intégrisme », La Pensée catholique, n. 21, 1er trim. 1952, p. 24 ; J. Folliet, « Progressisme et intégrisme, Essai de psychanalyse existentielle », Chronique sociale de France, n. 3, 15/05/1955, note 31 p. 282 ; J. Natanson, « Quelques aspects de la mentalité intégriste », Parole et mission, n. 17, 15/04/1962, p. 202 ; « Florilège intégriste », Parole et mission, op. cit., pp. 238–241, met aussi en cause la même remarque de l’abbé Dulac.)) .
Quelle fut l’influence de la Pensée catholique ? Il est difficile de la jauger. Elle fut sans doute certaine, dans trois directions au moins. Tout d’abord, elle a pu modérer les ardeurs d’expression des tenants d’une réforme de l’Eglise : le P. Teilhard de Chardin prend soin de relativiser immédiatement ses écrits que discute le chanoine Lusseau (ils sont une version antérieure d’un travail destiné à ses supérieurs et qui circule contre sa volonté). Le P. Congar tient à se défendre avec force des accusations de modernisme jetées par l’abbé Lefèvre sur sa théologie du laïcat, et il n’hésite pas à menacer d’un procès à l’officialité pour obtenir l’insertion de sa réponse — ce qu’il obtient, mais avec une fin de non-recevoir théologique de l’abbé Berto. Cependant, il est possible de se demander si elle fut, à ce niveau, vraiment efficace : son dépit lors de son dixième anniversaire, lorsqu’elle constate qu’elle est tenue pour quantité négligeable, jamais discutée, en témoigne. C’est très nettement le cas quand elle publie, la première, les extraits de l’enquête du procès de béatification de Pie X qui justifient son attitude à l’égard du Sodalitium Pianum : aucune réaction.
Ensuite, la Pensée catholique a, d’une certaine manière, permis une réforme et une réorientation de la Mission de France. Elle a atteint à ce niveau, un de ses buts : réformer la pensée pour que celle-ci, bonne, puisse susciter une bonne action. L’abbé Berto était en effet en contact avec les responsables de la Mission de France qu’il a conseillés, n’a pas hésité à défendre l’utilité de l’institution dans la revue tout en lui conseillant de faire appel à Rome, et a mis à son service ses réflexions sur la possibilité du travail des prêtres (il réfléchissait à partir du statut des prêtres-soldats).
Enfin, la revue fut une des caisses de résonance du Cœtus Internationalis Patrum lors de Vatican II. Elle fut même un des foyers par lequel le CIP se constitua : elle était en effet un des lieux de rencontre des intransigeants opposés à la réforme de l’Eglise qui triompha, et dont un certain nombre furent formés au Séminaire français de Rome. Mgr de Castro Mayer et Mgr de Proença-Sigaud la connaissaient et l’estimaient ; l’abbé Berto fut théologien de Mgr Lefebvre lors du Concile ; Dom Georges Frénaud et Dom Paul Nau, moines de Solesmes, anciens du Séminaire français du P. Le Floch, participaient avec Dom Prou, successeur de Dom Guéranger, à des sessions de travail sur les schémas conciliaires.
Elle fut surtout une référence intellectuelle des intransigeants. Au sein de la galaxie de mouvements plus ou moins spécialisés, mais sans aucune concertation (à la Cité catholique la formation élémentaire des militants de l’action temporelle ; à Nouvelle de Chrétienté la diffusion des informations et documents romains ; à Paternité-Maternité la lutte pour la famille et l’éducation ; aux Cercles d’études d’Angers le jugement sur les livres ; à Itinéraires la réflexion politique à la lumière de la théologie), elle était l’organe spécifiquement théologique qui s’était voué à défendre la romanité théologique et l’intransigeantisme militant antimoderniste afin que les pensées fussent droitement formées pour travailler à rétablir la chrétienté.
Paul AIRIAU
Catholica, n. 60