Le théologico-politique à l’épreuve de la sécularisation
Ce qui vient d’être dit sur la sécularisation du politique et l’échec des « religions de remplacement » semblerait aller dans ce sens. Nous ne pouvons traiter le problème sur le fond, nous ne pouvons, en conclusion, que signaler quelques thèses sur ce sujet.
La première thèse, celle de Marcel Gauchet, est la plus radicale : le théologico-politique a fait son temps ; dans les démocraties modernes, il n’y a plus de place pour une légitimation religieuse du pouvoir politique. Si le christianisme a été la « religion de la sortie de la religion », c’est qu’il a favorisé « une recomposition de l’univers humain social, non seulement en dehors de la religion, mais à partir et au rebours de sa logique religieuse d’origine » (( M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, pp. I‑II.)) . La disparition de la fonction sociale de la religion entraîne ipso facto la fin de son rôle dans la légitimation du pouvoir ; la religion n’est plus le « principe régulateur de nos sociétés ». C’est d’ailleurs l’Etat qui, dans notre histoire moderne, depuis Machiavel et Hobbes surtout, a joué le rôle de « transformateur sacral » et opéré une première rupture dans le monde unitaire du politico-religieux ; désormais la coupure passe entre le pouvoir politique, autonome et laïc, et le reste de la société constitué par des individus libres et égaux ; avec le christianisme le divin s’est intériorisé, le monde politico-social a été rendu à son immanence et à son autonomie ; aucun retour en arrière n’est plus possible. Inutile de dire ce que cette thèse sans nuance peut avoir de contestable : s’inscrivant dans une stricte perspective évolutionniste, elle a prêté le flanc à de nombreuses critiques dont il n’est pas possible de rendre compte ici.
La thèse de Claude Lefort est beaucoup plus nuancée et riche. Dans un article substantiel intitulé « Permanence du théologico-politique ? » (( C. Lefort, Le temps de la réflexion, n. 2, 1981, pp. 13–60.)) , l’auteur, après une analyse subtile de l’interaction millénaire entre le politique et le religieux, évoque la situation nouvelle dans laquelle nous sommes depuis l’élimination de la religion du champ politique. Les pages les plus suggestives consistent à analyser la profondeur du lien théologico-politique à partir de quelques figures du passé, à partir du pouvoir impérial, mais surtout à partir du pouvoir royal dans la monarchie française ; s’inspirant de Kantorowicz, Claude Lefort montre en quoi le pouvoir royal symbolise l’unité du corps social tout entier à tel point que l’on peut dire que « le vrai roi est le peuple » ; partant de là, il sera facile à Michelet, dans son Histoire de la Révolution française, de transférer cette symbolique sur le Peuple, la Patrie ou la Nation. Mais la situation change du tout au tout avec l’avènement de la démocratie moderne ; selon Claude Lefort la démocratie est le seul régime dans lequel la représentation du pouvoir est un lieu vide, dans lequel le discours du pouvoir n’appartient plus à personne et ne peut plus se symboliser : le pouvoir en effet n’y renvoie plus à un « dehors », à une puissance « autre » et transcendante, celle de Dieu et celle du Roi ; alors s’efface la différence entre le monde visible et le monde invisible ; dans la démocratie moderne, à partir du XIXe siècle, les transferts de représentations, caractéristiques de l’âge théologico-politique, ne sont plus possibles ; les mécanismes qui assuraient la liaison du politique et du religieux sont brisés : « une nouvelle expérience de l’institution du social s’est dessinée » ; désormais les institutions et les pratiques apparaissent telles qu’elles sont réellement, c’est-à-dire dans leur autonomie. C’est pourquoi Claude Lefort constate « une désintrication du politique et du religieux » dans la démocratie moderne, même si des traces de l’antique lien théologico-politique se manifestent toujours.
Troisième thèse sur le sujet, celle de Carl Schmitt, qu’on pourrait résumer par la phrase suivante : on ne se débarrasse pas si facilement du théologico-politique. En effet l’idée centrale que développe Carl Schmitt dans sa première Théologie politique, en 1922 est que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés » (( C. Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, pp. 46–47.)) . Autrement dit « la théorie (juridique) de l’Etat (moderne) est entièrement déterminée par le fait qu’elle procède de la pensée que la religion chrétienne a eue d’elle-même, à savoir par la théologie. L’Etat est littéralement né de la religion » (( J.-M. Kervegan, « L’enjeu d’une “théologie politique” : Carl Schmitt », Revue de métaphysique et de morale, n. 2, 1995, p. ‑212.)) . Il en résulte une certaine permanence du théologico-politique, dans la mesure où l’ordre politico-social établi par le rationalisme libéral reste pensé sur le modèle traditionnel de la souveraineté, dont la légitimation religieuse est un aspect essentiel. Carl Schmitt, par exemple, voit une analogie entre l’idée de l’Etat de droit moderne qui rejette l’état d’exception en politique, et le déisme issu des Lumières qui « rejette le miracle hors du monde et récuse la rupture des lois de la nature » ; analogie aussi entre l’idée que tout pouvoir vient de Dieu et l’idée que tout pouvoir procède du peuple.
Comment expliquer alors la séparation à notre époque du théologique et du politique, ou plus précisément l’effacement du théologique ? Pour Carl Schmitt cet effacement est l’effet d’une « dépolitisation » ; c’est parce que le libéralisme vise à une prédominance de l’économie et de la technique et donc à une gestion rationnelle-légale des rapports humains, qu’il « dépolitise » la vie sociale, la politique étant essentiellement « décision » plus ou moins arbitraire et irrationnelle pour résoudre les conflits de l’existence. Or « dépolitisation » et « déthéologisation » vont de pair, ce qui prouve, a contrario, que lorsque le politique joue pleinement son rôle le théologique tend à réapparaître. Ainsi au XXe siècle nous assistons à un certain retour du politique, du fait que l’Etat prend de plus en plus de place et intervient de plus en plus dans la vie publique ; dans cette situation nouvelle le théologique et le politique pourraient de nouveau communiquer. C’est dire que pour Carl Schmitt la neutralisation du théologique n’est pas fatale et définitive ; elle n’est que la conséquence de la neutralisation du politique opérée par le libéralisme ; elle n’est qu’une forme de nihilisme fondée sur une métaphysique antireligieuse. Ainsi donc une certaine résurgence du théologico-politique reste théoriquement possible ; elle ne paraît illusoire que parce que nous sommes actuellement en période d’expansion libérale ; le pouvoir politique n’étant plus fondé sur une instance transcendante tend à se dissoudre pour laisser la place à la domination de l’économie et de la technique. Grâce à cette analyse Carl Schmitt a été un des rares politologues à avoir pris au sérieux les critiques antilibérales du traditionalisme catholique, celles de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald, de Donoso Cortés, comme il a pu débattre avec les théologiens modernes qui prônent un engagement des chrétiens dans les affaires politiques et sociales (J.B. Metz ou les théologiens de la libération). Sans doute il est conscient que dans notre société sécularisée et libérale la légitimation théologique est devenue impossible, voire inutile, mais la question demeure ouverte d’un possible surgissement de théologies politiques nouvelles, ce qui interdit de proclamer la fin absolue du théologico-politique.