Revue de réflexion politique et religieuse.

Le défi de l’éthique face aux bio­tech­no­lo­gies

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La seconde expres­sion de la morale médi­cale qui se veut huma­niste, veut avant tout pro­té­ger l’homme contre des pra­tiques abu­sives au nom de l’idée libé­rale de la per­sonne. Sera dit per­sonne à pro­té­ger l’être humain qui par son psy­chisme est capable d’actes conscients et volon­taires ; en l’absence de volon­té libre, capable de choi­sir, refu­ser ou consen­tir, on se trouve déga­gé de toute pres­crip­tion morale (dans le cas de l’embryon ou du coma­teux irré­ver­sible). Pour­tant, sous l’exigence appa­rente du cri­tère, celui de l’autonomie de la per­sonne bio­lo­gique et psy­cho­lo­gique, qua­si sacra­li­sée, ne se cache-t-il pas à nou­veau d’étranges ambi­guï­tés ? Faut-il vrai­ment condi­tion­ner la morale de pro­tec­tion de la vie à la seule recon­nais­sance d’un sujet ration­nel, auteur de fins contrac­tuelles ? N’y a‑t-il pas là une forme extrême de l’individualisme moral et de l’humanisme occi­den­tal qui concorde mal par exemple avec les cri­tères d’autres civi­li­sa­tions dans les­quelles la vie est appré­hen­dée comme une valeur cos­mique et sacrée, en toute cir­cons­tance ? Une telle concep­tion ne rend-elle pas aus­si impos­sible toute mise en place d’une défense des droits des ani­maux à être pro­té­gés contre la vio­lence, par exemple celle, tant dénon­cée, de la vivi­sec­tion ? La vie n’excède-t-elle donc pas la seule sphère per­son­nelle et ration­nelle ?
On le voit, les deux grandes logiques morales, à par­tir des­quelles s’élaborent des posi­tions éthiques, même som­mai­re­ment résu­mées, sont loin de mettre fin à l’inquiétude et au désar­roi, attes­tant par là l’immense effort qui reste à faire pour nous éle­ver à nou­veau vers une véri­table prise en charge morale de la Vie. Peut-on pour autant, dès main­te­nant, se pas­ser de quelques prin­cipes, dont on ne peut évi­dem­ment nier qu’ils demeurent en tant que tels ?
Le pre­mier consis­te­rait à redon­ner un sens plein à une pro­po­si­tion fon­da­trice de tous les grands sys­tèmes de valeur de l’humanité, celle qui veut que la Vie est sacrée ; ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse être trans­gres­sée, vio­lée, voire sacri­fiée par l’homme (l’on sait que les reli­gions n’ont pu empê­cher que l’homme meure pour des causes humaines, trop humaines !) mais qu’en tout état de cause les inter­ven­tions sur le vivant n’apparaissent pas comme indif­fé­rentes, neutres, inno­centes. Tel était le prin­cipe sécu­laire de la méde­cine, qui accep­tait de recon­naître que la Vie nous était « don­née » en héri­tage, qu’elle ne nous appar­te­nait pas en tant que telle, et qu’à coup sûr il ne nous appar­te­nait pas de la créer selon nos propres dési­rs. La Vie était ce qui défi­nis­sait le seuil de la déme­sure, ce par quoi aus­si nous pre­nions conscience que tout ne dépend pas de notre liber­té.
Un deuxième prin­cipe corol­laire nous ferait dire que la Vie est un tout, dont il ne nous appar­tient pas de dis­so­cier ce qui nous arrange et nous dérange : par notre exis­tence cor­po­relle nous appar­te­nons à une forme englo­bante, qui est « trans­mise » et que nous pou­vons à nou­veau « trans­mettre », expres­sions signi­fi­ca­tives que la Vie n’est pas un bien dont on peut reven­di­quer une pos­ses­sion et un usage égoïstes. En ce sens, la Vie ne sau­rait être réduite à des pro­prié­tés bio­lo­giques enfer­mées dans la seule forme d’un indi­vi­du tran­si­toire ; loin d’être loca­li­sée seule­ment dans les par­celles du corps, seules don­nées acces­sibles à la science, la Vie est une réa­li­té posée par la réflexion de l’homme qui l’accueille, à tra­vers son expé­rience orga­nique, comme un Mys­tère qui le dépasse. Un être humain, en tant que per­sonne, n’existe pas seule­ment sous une forme bio­lo­gique par­ti­cu­lière, mais vit déjà dans les inten­tions de ses géni­teurs qui le prennent comme fin pos­sible d’une rela­tion d’amour, de même qu’il vit encore, une fois qu’il n’est plus que cadavre, comme le prouvent l’universel res­pect des morts, les rites de sépul­ture, et la conser­va­tion col­lec­tive des sou­ve­nirs des dis­pa­rus. La Vie est plus et autre chose que le vivant, dont l’identité unique est déjà plus que celle d’un agen­ce­ment de cel­lules, d’organes et de fonc­tions bio­lo­giques. Le res­pect qu’on doit au coma­teux, au mou­rant, au mort, mais aus­si à l’embryon ou au fou, ne se déduit pas des simples condi­tions maté­rielles de leur phy­sio­lo­gie, mais d’une visée spi­ri­tuelle, qui seule peut rat­ta­cher ces corps ou ces semi-corps, ces corps poten­tiels ou ces corps décom­po­sés à l’humanité. Un être humain est un car­re­four ou un nœud de rela­tions, qui n’existe que par et pour les autres qui le recon­naissent, parce qu’ils ont accep­té de voir dans la nature orga­nique la pré­sence d’un sens trans­cen­dant. Et c’est par cet acte inten­tion­nel, irré­duc­tible à toute néces­si­té concrète, que la vie bio­lo­gique peut accé­der au plan de la vie sym­bo­lique. Car l’embryon, le mort en sur­sis, le cadavre sont avant tout des formes sym­bo­liques, dont la trace phy­sique, éphé­mère et instable, n’est que le lieu d’inscription sen­sible d’une aven­ture de la grande chaîne des êtres, qui dépasse nos pou­voirs et nos savoirs. Avant ce pari sur cet au-delà du bio­lo­gique, sans ce pari, toute attri­bu­tion d’une digni­té au vivant, à l’homme, n’est que conven­tion déri­soire.
Enfin toute pers­pec­tive d’une morale de la Vie ne doit-elle pas repo­ser sur le prin­cipe ultime que la Vie, dont nous sommes une expres­sion finie, com­porte en elle-même, ses limites indé­pas­sables ? Rien ne sert peut-être de vou­loir à tout prix confé­rer aux êtres vivants une per­fec­tion, une lon­gé­vi­té, voire une immor­ta­li­té qui ne lui appar­tiennent pas ; c’est au contraire dans l’acceptation de cette fini­tude que l’humanité, et la méde­cine en par­ti­cu­lier, trou­ve­raient une voie de sagesse. Car se rendre com­plice des rêves insen­sés de l’homme, Démiurge de lui-même, éter­nel insa­tis­fait d’une Créa­tion qu’il n’a pas faite, n’est-ce pas s’exposer aux pires dan­gers d’abord, mais sur­tout aux plus extrêmes dés­illu­sions qui fini­ront par enle­ver à l’homme même le goût pour la Vie ? ((  Voir dans cette pers­pec­tive, défen­due en France par le phi­lo­sophe Gus­tave Thi­bon, l’étude de Jacques Dufresnes : La repro­duc­tion humaine indus­tria­li­sée (Ins­ti­tut qué­bé­cois de recherche sur la culture, Qué­bec, 1986).))
Jean-Jacques WUNENBURGER

Catho­li­ca, n. 28

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