La sécularisation de l’Eglise
La vie religieuse est l’expression d’une rupture du lien avec le monde pour s’abandonner au Saint-Esprit, pour rester présent dans le temps tout en rendant témoignage de l’éternité. Une mesure en termes de praxis de la vie religieuse implique que l’utopie soit substituée au Royaume, et donc que la tension vers l’éternité propre à la vie religieuse se replie dans le temporel. C’est pourquoi les vocations religieuses masculines, dans les ordres traditionnels, ont chuté en quantité, et évidemment en qualité. Lorsque la praxis devient la mesure de la vie religieuse, que l’apostolat se transforme en engagement social et convivial, qu’à la divinisation du monde se substitue son humanisation, la vie religieuse n’a plus de sens. Il en va de même dans les ordres féminins : mais ici la dimension claustrale et contemplative a joué majoritairement, collectivement en faveur du sens de la tradition qu’on trouve chez les femmes à un degré plus élevé. Cependant, et malgré ce fait que la femme a davantage l’intuition de l’identité du catholicisme, la crise des vocations touche aussi la vie religieuse féminine.
Mais c’est sur la figure du prêtre que l’idéologie conciliaire et la sécularisation de la théologie ont exercé une influence majeure. La spiritualité du prêtre, « autre Christ », qui le représente comme cause instrumentale personnelle et qui donc est à ce titre une personne sacrée, a totalement disparu. Le prêtre catholique a subi tout le poids de la sécularisation. Il a perdu sa sacralité. Qu’est donc devenu le prêtre aujourd’hui ? Il est l’organisateur du social ecclésiastique, le leader de la communauté. Le prêtre sécularisé, communautaire, est instrumentalisé par la communauté. Il en devient à la fois le patron et l’esclave, il n’en est plus le ministre. La figure sacerdotale comme telle est mise de côté, elle n’est plus la dimension réelle du prêtre. Il se produit dès lors une scission entre la mémoire de la tradition et la diffusion de la sécularisation.
Le sacré chrétien est le corps ressuscité du Christ qui cause notre rédemption, qui nous incorpore à lui et qui nous donne l’Esprit. C’est un corps physique, comme physique est la sacralité. Le corps glorieux du Christ est crucifié, parce que par son sang il nous a rachetés de la puissance du démon. C’est la sacralité de la douleur physique et spirituelle de toute l’humanité qui se rassemble en lui. Le prêtre continue l’action rédemptrice et divinisatrice du Christ. Le prêtre continue en sa propre personne l’action salvifique du Christ sous le double aspect propre à cette action : la libération du pouvoir de Satan et le don de la vie trinitaire. La sécularisation du prêtre est ainsi une blessure ouverte jusqu’au cœur de l’Eglise. Et le terme qui a le plus contribué à briser l’image du prêtre comme personne sacrée, continuateur du Christ sauveur et déificateur, aura été le beau terme de pastorale. Le prêtre est devenu un sujet sans autonomie, dont la vie est planifiée par les diocèses, les associations, la programmation pastorale.
Or la grâce du Saint-Esprit agit dans la dimension personnelle. Elle est toujours le choix du singulier. La papauté et l’épiscopat monarchiques sont le signe du primat de la personne sur l’institution. Jésus-Christ est Personne et agit à travers les personnes. Si on détruit dans le sacerdoce cette dimension de la personne sacrée, qui dans le domaine juridique aura la capacité de faire que le Seigneur la suscite ? A ce principe antique, romain, qu’est le droit, on a substitué, dans le monde catholique, la sociologie : à la liberté que confère le droit catholique, a été substituée l’organisation. Le droit suppose les individus comme sujets libres, liés seulement par la norme, avec les limites propres à cette norme. La planification considère au contraire les individus comme des parties. Le droit est la structure du politique, la planification celle de l’entreprise. La planification se substitue au droit. Le droit manifeste un espace pour la personne ; la sociologie et la planification transforment le prêtre en fonctionnaire. Le diocèse cesse ainsi d’être une communion et devient une organisation. La « charité pastorale » est la sociologisation de la charité.
Jésus-Christ, principe sur lequel se fonde l’Eglise, est une Personne et ses représentants sont des personnes en tant que telles. Du fait que le Christ opère toujours du sein de l’éternité, en tant que Fils, il naît toujours de vraies vocations sacerdotales. Mais en raison de la distorsion causée dans l’Eglise par l’idéologie conciliaire et la sécularisation, celles-ci ne se développent plus en fonction de leur essence personnelle, qui vient du Christ, mais elles lui superposent une forme parasite qui vient de la pastorale organisée. Il se trouve d’ailleurs que ce phénomène se produit alors que la demande de sens personnel est aujourd’hui le phénomène social le plus notable.
Il est évident que si la sacralité du prêtre comme instrument conjoint de l’action de l’Unique Prêtre, le Christ, disparaît, le célibat, qui est une forme fondamentale du catholicisme en tant qu’institution, disparaît aussi. La planification pastorale peut au mieux justifier le célibat comme un engagement professionnel à plein temps, mais elle ne peut donner une dimension spirituelle liée au rapport du prêtre avec le Christ. La pastorale ne connaît pas le terme essentiel de « vocation », qui est l’action du Christ dans l’âme de celui qu’il appelle à devenir prêtre. L’Eglise ne peut cultiver les vocations que dans la mesure où elle incite à l’oraison, à la communion intérieure avec le Christ, qui imprime dans le corps, dans l’âme, dans l’esprit le don de son sacerdoce. C’est de cette manière qu’est rendu au prêtre son caractère de personne sacrée, d’alter Christus au sens propre et spécifique, et c’est là que réside précisément l’autorité du prêtre.
La sécularisation de l’Eglise a profondément modifié sa réalité. Cette sécularisation est le fruit de l’idéologie conciliaire qui a provoqué une fracture avec le langage mystérique et mystique que le Concile lui-même se proposait pourtant d’introduire. Le principe du primat du social sur le personnel, du « gros animal politique » sur la fragilité de la personne, comme une grande tache, recouvre insensiblement toute l’Eglise.
Le pontificat de Paul VI s’est trouvé au cœur de ce conflit qui s’est produit entre les documents de Vatican II et l’idéologie conciliaire. Le pape a voulu de toutes ses forces maintenir le Concile en continuité avec la rénovation qu’avait commencée Pie XII. Le mérite de Paul VI fut de maintenir la visée initiale de Vatican II dans la continuité de la tradition, dont le pontificat de Pie XII a représenté le dernier aggiornamento. Mais l’idéologie conciliaire avait à l’intérieur de l’Eglise plus de puissance que l’autorité du pape. Le drame qu’a vécu Paul VI a été sa crainte de voir les extrêmes faire rupture. Il a voulu maintenir tout le monde dans l’Eglise, aussi bien le traditionalisme qui refusait le Concile que les positions les plus avancées de la sécularisation, et pour ce faire il a valorisé les positions qui passaient pour médianes, comme celles de la Compagnie de Jésus, bien qu’il soit cependant entré une première fois en conflit avec elle.
Gianni BAGET BOZZO
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Catholica, n. 58