Revue de réflexion politique et religieuse.

L’être sans fon­de­ment

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pro­messe signi­fie, pour E. Morin, salut, et salut veut dire l’attente de la fin, voire la connais­sance de cette fin. Mais ne venons-nous pas (c’est-à-dire Morin et ses amis) de recon­naître que l’histoire n’est pas sem­blable à la phy­sique, qu’elle n’aboutit pas ? « Est-ce épou­van­table ? Non, les Japo­nais, les Chi­nois vivent sans salut. Le boud­dhisme aspire au néant ! C’est la grande étape his­to­rique et anthro­po­lo­gique à accom­plir : vivre en recon­nais­sant notre condi­tion d’êtres humains, condam­nés à la mort parce que nous sommes vivants, igno­rant le pour­quoi du cos­mos et incer­tains de notre ave­nir ».
Voi­là tout de suite David Walsh, cité au début, réfu­té, lui qui comme tant d’autres naïfs pré­tend nous ins­truire de la « fin des idéo­lo­gies ». Or Edgar Morin est bien un idéo­logue, et peut-être à son insu il en résume la tota­li­té. A celui qui objec­te­ra à cette acro­ba­tie men­tale que Morin n’est pas chré­tien, on pour­rait citer le cas du jésuite Teil­hard de Char­din qui abonde dans le même sens : muta­tion his­to­rique, anthro­po­lo­gique, morale, tout ce que vous nous ser­vez sur un pla­teau. Et le P. Teil­hard, lui aus­si, se réfère aux Chi­nois et aux Japo­nais qu’il nous donne en exemple. L’intellectuel israé­lite de gauche et le prêtre catho­lique repensent l’histoire et le salut, et abou­tissent à la cognos­ci­bi­li­té de la pre­mière et au super­flu du second.
Oui, mais le bât blesse : nous ne sommes pas Sino-Japo­nais, ni boud­dhistes ! J’avoue avoir tou­jours été frap­pé par les grandes décla­ra­tions de nos gar­diens de la culture qui, d’un revers de main, congé­dient la notion de culture ! Ces huma­nistes (terme qui ne signi­fie rien) qui jurent que la seule chose impor­tante est la culture, l’homme culti­vé, les connais­sances vastes de notre héri­tage cultu­rel, la culture future bâtie sur la culture du pas­sé, etc., se fichent comme de l’an qua­rante que nous soyons gré­co-roma­no-chré­tiens ou sino-boud­dhistes, que nous écou­tions Bach, Mozart, Bee­tho­ven ou l’opéra de Pékin avec le même plai­sir et dévoue­ment, que nous construi­sions des cathé­drales ou des pagodes. Dans un autre registre qui ne devrait pas être étran­ger à E. Morin, disons que notre uni­vers spi­ri­tuel, juif et chré­tien se dis­si­pe­rait en un rien de temps si nous ne met­tions pas notre foi, notre pen­sée, notre rai­son d’être et expli­ca­tion ultime dans le ter­rain solide du fon­de­ment. Il ne s’agit pas d’un compte en banque que l’on trans­fère ailleurs à la pre­mière alerte son­née par la Bourse. On com­prend très bien qu’Edgar Morin, sous l’effet des per­sé­cu­tions nazies, ait trans­fé­ré ses fonds (fonds, fon­de­ment, coïn­ci­dence ter­mi­no­lo­gique curieuse !) dans la pro­messe mar­xiste, et qu’il ait main­te­nant un sen­ti­ment de vide devant l’effondrement du régime qui avait sa fidé­li­té ; mais il est quand même inac­cep­table que la nos­tal­gie post-mar­xiste (his­toire dépour­vue sou­dain de sa signi­fi­ca­tion et de sa pro­messe) d’E. Morin nous pousse à l’abandon de notre fon­de­ment, de notre pro­messe, de notre méta­phy­sique.
Per­met­tons-nous quelques spé­cu­la­tions. A l’instar de beau­coup d’autres intel­lec­tuels embar­qués sur les mêmes galères, Edgar Morin, lui aus­si était plu­tôt nietz­schéen que mar­xiste, ou, plus pré­ci­sé­ment, mar­xiste parce que nietz­schéen. L’enfant ter­rible alle­mand était le plus sub­jec­tif des phi­lo­sophes modernes, ce qui n’est pas peu dire. C’est lui qui a enle­vé le fon­de­ment de l’entreprise humaine, qui a nié le sujet de la pen­sée et de l’action, et a posé choses et actes dans le vide. Par­lant de Kant, le pre­mier des sub­jec­ti­vistes (tou­jours après Hume) Nietzsche l’a mon­tré d’un doigt dédai­gneux comme « le gar­dien de ma porte, » c’est-à-dire comme quelqu’un qui la lui avait ouverte, et en avait inter­dit l’entrée à tous les pèle­rins de la méta­phy­sique. Et il est vrai : Kant était timide, assu­rant encore à la notion de fon­de­ment (fon­de­ment moral) une petite place qui devait par la suite dis­pa­raître. Nietzsche, lui, eut l’audace de liqui­der les restes de la méta­phy­sique et, consé­quem­ment, de « tuer Dieu ». Morin com­met un acte gra­tuit lorsqu’il écrit : « Notre espé­rance doit aban­don­ner le salut ». Et il conti­nue, désor­mais dans le vide total de l’utopie sans tête : « C’est l’espérance de civi­li­ser la terre et de fra­ter­ni­ser l’humanité. Nous avons une tri­ni­té laïque qui nous guide — Liber­té, Ega­li­té, Fra­ter­ni­té — […] et aujourd’hui nous met­tons l’accent sur la fra­ter­ni­té ».
La conclu­sion s’impose. Contrai­re­ment à ce que pos­tule David Walsh, nous ne sommes pas dans « l’après-idéologie, » en véri­té les idéo­logues changent de vête­ments et remontent — quel jeu trans­pa­rent ! — aux sources phi­lo­so­phiques afin de se don­ner un pres­tige nou­veau. E. Morin n’est pas le pre­mier, ni le seul. La ligne Nietzsche — Hei­deg­ger — Lévy-Strauss, pas néces­sai­re­ment en filia­tion directe, mais s’alignant de la même manière et fina­le­ment en vue du même objec­tif — dis­sout l’objet, le sujet, la réa­li­té, la connais­sance du réel, l’être, le fon­de­ment, et ins­talle le flux, l’indéterminé, le vague, le comme-je-veux. Cela mène direc­te­ment à la tyran­nie sur les esprits, même si la pro­pa­gande veut que cette tyran­nie sur­gisse des posi­tions méta­phy­siques (patriar­cales ou phal­lo­crates selon les slo­gans du moment). L’histoire de la phi­lo­so­phie com­bine ces deux nuances. D’un côté, les pen­seurs pos­tulent le fon­de­ment qui jus­ti­fie la phé­no­mé­na­li­té des phé­no­mènes, leur acces­si­bi­li­té au juge­ment, leur créa­tion par un être intel­li­gent. De l’autre, il y a les pen­seurs pour qui les phé­no­mènes sont la seule chose (?) exis­tante, et si inexis­tante, du moins pro­je­tant quelques impres­sions sur l’écran du moi — à la condi­tion que ce moi soit, lui aus­si, une illu­sion (la posi­tion boud­dhiste). D’un côté, l’ordre de l’intelligibilité, l’ordre et l’intelligibilité, par consé­quent fon­de­ment, espé­rance, pro­messe (termes très habi­le­ment choi­sis par E. Morin). De l’autre, le hasard des arran­ge­ments, le cer­veau qui croit les cap­ter et sur­tout les uti­li­ser. Par­ler ici de fon­de­ment serait absurde.
S’agit-il de deux types d’intelligence ? De Par­mé­nide et d’Héraclite ? Afin d’appuyer sa propre appar­te­nance à la deuxième caté­go­rie de pen­seurs, Edgar Morin note que « tous les grands évé­ne­ments de notre siècle étaient abso­lu­ment inat­ten­dus » ! En pre­mier lieu, cela n’est pas vrai, les moins naïfs que Morin avaient depuis long­temps pré­vu que le sovié­tisme allait écla­ter car il était contraire à la nature humaine et à son fon­de­ment que Morin aime­rait liqui­der afin de légi­ti­mer la pro­chaine idéo­lo­gie à laquelle il pense adhé­rer : le libé­ra­lisme, comme l’indique son enthou­siasme pour Liber­té, Ega­li­té, Fra­ter­ni­té. Ensuite, même si le cri de sur­prise de Morin cor­res­pon­dait à la réa­li­té — la nature inat­ten­due des évé­ne­ments — qu’est-ce que cela prouve ? Que la nature de notre cer­ti­tude, cari­ca­tu­rée par Morin, n’est pas une pro­messe de rapi­di­té ; que l’intelligence des évé­ne­ments eux-mêmes est un cadre qui englobe des blocs, pas néces­sai­re­ment des quan­ta de temps ; que, comme disait Hegel, l’oiseau de Minerve prend son vol au cré­pus­cule. Com­pren­drions-nous mieux les évé­ne­ments si nous n’avions point les moyens de les ramas­ser dans un fais­ceau, prin­cipes ou fon­de­ment des phé­no­mènes ?

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