Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 143 : Muta­tions sub­stan­tielles

Article publié le 13 Avr 2019 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Obser­va­tions à pro­pos de la Décla­ra­tion d’Abu Dha­bi. Un pro­ces­sus, s’il est enga­gé et pour­sui­vi de manière cohé­rente, ne devient lisible que s’il est exa­mi­né dans son ensemble, et sa pro­lon­ga­tion dans la durée aide gran­de­ment à en iden­ti­fier cor­rec­te­ment le sens géné­ral, tout comme il per­met de faire le tri entre contra­dic­tions, contour­ne­ment des obs­tacles et conti­nui­té sub­stan­tielle. De telles dis­tinc­tions sont d’autant plus néces­saires que les inten­tions pro­fondes ne coïn­cident pas for­cé­ment avec celles publi­que­ment com­mu­ni­quées à l’origine. Et l’un des aspects prin­ci­paux de la « réforme » ber­go­glienne est son manque de clar­té. Au départ était annon­cé un chan­ge­ment géné­ral de men­ta­li­té, mani­fes­té par un ensemble de signes relayés par les médias : sim­pli­ci­té du mode de vie, fin des pri­vi­lèges maté­riels et des hon­neurs inutiles des membres de la Curie, ges­tion rigou­reuse des finances, effi­ca­ci­té admi­nis­tra­tive, misé­ri­corde et ouver­ture à tous, petits et grands mes­sages repre­nant les thèmes à l’ordre du jour des orga­ni­sa­tions mon­diales, comme par exemple l’encyclique Lau­da­to si’. Tous ces efforts ont été lar­ge­ment salués, mais l’approbation una­nime a fini par se fis­su­rer.

Au cours de l’été 2018, la revue de la gauche ita­lienne Micro­Me­ga, diri­gée par le phi­lo­sophe Pao­lo Flores d’Arcais, a consa­cré un numé­ro entier autour du thème : « Pou­voir vati­can. La révo­lu­tion feinte du pape Ber­go­glio », mar­quant une décep­tion réelle. Prin­ci­pal inter­ve­nant, le socio­logue Mar­co Mar­za­no (Uni­ver­si­té de Ber­game) résu­mait ain­si ce qu’il consi­dé­rait comme ayant été une construc­tion fan­tas­mée : « Quels sont les élé­ments qui ont fait qu’un évêque sud-amé­ri­cain à peine connu se soit trans­for­mé en une super­star mon­diale, véné­rée et intou­chable ? Quatre acteurs au moins ont concou­ru à ce résul­tat : les som­mets de l’Église qui, en lisant les signes des temps, ont choi­si un pon­tife “popu­liste” ; la presse, qui a exal­té déme­su­ré­ment et dès le pre­mier jour toute parole, tout geste, toute action du pape argen­tin ; les catho­liques pro­gres­sistes, qui espèrent tou­jours que le concile Vati­can II sera fina­le­ment appli­qué ; et enfin la gauche poli­tique et sociale qui, au long de ces années, s’est plu­sieurs fois mise à genoux devant le jésuite argen­tin. Et à tout cela il faut ajou­ter un cin­quième acteur : la droite tra­di­tio­na­liste, dont la dia­bo­li­sa­tion des actes du pape ne fait qu’augmenter consi­dé­ra­ble­ment les effets d’un pon­ti­fi­cat mar­qué en réa­li­té par l’immobilisme. »

Cette décep­tion mar­quée concer­nait sur­tout l’organisation interne de l’administration vati­cane, et le style de gou­ver­ne­ment, auto­ri­taire, irres­pec­tueux du droit, opaque et ne répon­dant jamais aux objec­tions. Pour­tant ces cri­tiques ont sus­ci­té une réac­tion, qui n’est pas venue des défen­seurs habi­tuels du cours nou­veau, mais des extré­mistes de l’esprit du concile, en l’espèce ceux de Noi sia­mo Chie­sa – homo­logue ita­lien de Wir sind Kirche, Nous sommes l’Église, etc. –, dont le « coor­di­na­teur natio­nal », Vit­to­rio Bel­la­vite, a atta­qué les rédac­teurs de Micro­Me­ga, leurs « pré­ju­gés » et leur « laï­cisme idéo­lo­gique sté­rile » les aveu­glant sur la réa­li­té. Sa cri­tique porte sur les quatre pre­miers points rete­nus par Mar­co Mar­za­no, puis il entre­prend d’expliquer que le pro­jet ber­go­glien n’est pas doc­tri­nal mais pas­to­ral, qu’il place au pre­mier plan « l’évangile de la misé­ri­corde, l’évangile du pri­mat de la conscience », que tout cela prend du temps et qu’il convient de mesu­rer ce qui est fait dans la com­plexi­té d’un par­cours quin­quen­nal – sexen­nal désor­mais – et non sans entrer dans la com­pré­hen­sion sub­tile de la réa­li­té[1].

Le contraste entre ces deux inter­pré­ta­tions est ins­truc­tif. Ceux de l’extérieur jugent d’après la super­fi­cia­li­té de leur point de vue, et selon des inté­rêts idéo­lo­giques ou des idées pré­con­çues qui ne tra­duisent pas une conscience claire des enjeux internes. Pour l’instant, le mythe qu’avec d’autres ils ont créé sub­siste, même s’il donne des signes d’épuisement et sus­cite la per­plexi­té ou l’agacement d’une mino­ri­té. Ceux de l’intérieur – c’est-à-dire ceux qui, même très atteints par le moder­nisme théo­lo­gique, n’en sont pas moins mar­qués par des cou­rants internes au catho­li­cisme – ne voient pas les choses de la même manière, mais com­prennent que la « réforme » ber­go­glienne relève d’une stra­té­gie, et que celle-ci se réa­lise selon des tac­tiques diverses, sui­vant assez sou­vent une pro­gres­sion alter­nant un pas en arrière, deux pas en avant.

Beau­coup d’observations per­mettent de véri­fier cette méthode : l’utilisation d’un lan­gage dans lequel les mots n’ont pas le même sens pour tous, le refus de répondre aux ques­tions gênantes, les chan­ge­ments doc­tri­naux consé­quents pré­sen­tés au détour d’une note de bas de texte, les syn­thèses d’interventions ne res­pec­tant pas leur conte­nu effec­tif, les décla­ra­tions contra­dic­toires en appa­rence mais fina­le­ment confir­mées dans le sens du « pro­grès », l’utilisation de réfé­rences tra­di­tion­nelles, voire scrip­tu­raires, sous forme de cita­tions tron­quées, tout cela entre­cou­pé de décla­ra­tions sur le res­pect de la vie dès la concep­tion, la haute valeur du mariage chré­tien, et ain­si de suite.

D’autre part, il est avé­ré que les chan­ge­ments de ligne font l’objet de pré­pa­ra­tions très atten­tives et de longue durée. Ce fut le cas des deux ses­sions du synode sur la famille, dont la conclu­sion avait été pré­pa­rée avant même la tenue des tra­vaux et abou­tit à la fameuse exhor­ta­tion apos­to­lique Amo­ris lae­ti­tia, des­ti­née à les conclure.

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La récente Décla­ra­tion com­mune « sur la fra­ter­ni­té humaine pour la paix du monde et la coexis­tence com­mune », signée le 4 février 2019 à Abu Dha­bi par le pape Fran­çois et Amhed el-Tayeb, grand imam de l’Université Al-Azhar, a elle aus­si été lon­gue­ment pré­pa­rée, une année durant pour le détail de la démarche, depuis plus long­temps encore du point de vue de la sub­stance.

Une décla­ra­tion de ce genre pour­rait, à pre­mière vue, être consi­dé­rée comme une ten­ta­tive diplo­ma­tique des­ti­née à cal­mer les esprits en un moment de ten­sions extrêmes : une sorte de pacte rai­son­nable entre dépo­si­taires d’une cer­taine auto­ri­té morale sur une par­tie non négli­geable de l’humanité. Dans le contexte pré­sent d’un monde musul­man tra­ver­sé par le cou­rant du retour à l’origine, le fait qu’un imam célèbre consente à une telle démarche pour­rait même être jugé comme un acte cou­ra­geux, à moins qu’il ne paraisse plu­tôt consti­tuer une manœuvre intel­li­gente. Ahmed el-Tayeb est connu pour conci­lier un rap­port étroit avec le régime du maré­chal al-Sis­si et négo­cier avec la ten­dance sala­fiste domi­nante au sein de son uni­ver­si­té. Quelle que soit l’interprétation que l’on puisse don­ner à cet acte par rap­port aux com­plexes rap­ports intra-musul­mans, il reste à le com­prendre du point de vue de l’histoire récente de l’Église, et plus pré­ci­sé­ment de la mise en œuvre de la « réforme » ber­go­glienne.

Remar­quons tout d’abord que la Décla­ra­tion com­mune dépasse le sta­tut de texte pure­ment pra­tique pour s’élever au niveau d’un énon­cé de prin­cipes. Il ne s’agit donc pas d’un acte comme il peut en être pro­duit lorsque un ensemble de digni­taires ou repré­sen­tants reli­gieux déclarent en com­mun condam­ner un atten­tat, ou réclament le res­pect d’une cer­taine décence dans la vie publique, et toutes choses sem­blables. Pas non plus d’un pacte consti­tu­tion­nel­le­ment éta­bli, comme celui qui répar­tit les sta­tuts res­pec­tifs des chré­tiens, musul­mans et druzes au Liban. Dans un tel cas, cha­cun garde pour lui ses consi­dé­ra­tions reli­gieuses mais par­tage avec les autres par­ties une même inten­tion rela­tive à un objet bien déter­mi­né. La Décla­ra­tion com­mune va bien plus loin, dans la mesure où elle for­mule des prin­cipes com­muns. On s’abstiendra ici de juger ces der­niers au point de vue de l’islam, mais avant de les consi­dé­rer sous l’angle de la conti­nui­té ou de la nou­veau­té doc­tri­nales catho­liques, on cher­che­ra d’abord à en com­prendre les pré­misses.

L’événement, qui avait donc fait l’objet d’une longue pré­pa­ra­tion, a été pla­cé dès le début sous le vocable de la « fra­ter­ni­té ». L’introduction de ce terme semble être datée d’un tweet (@.Pontifex_fr) du 2 mai 2017, ain­si rédi­gé : « Culti­vons la fra­ter­ni­té : c’est la col­la­bo­ra­tion qui aide à bâtir des socié­tés meilleures et paci­fiques. » Le mes­sage urbi et orbi de Noël der­nier est reve­nu sur ce concept : « Fra­ter­ni­té entre les per­sonnes de chaque nation et culture. Fra­ter­ni­té entre les per­sonnes de reli­gions dif­fé­rentes, mais capables de se res­pec­ter et d’écouter l’autre. Fra­ter­ni­té entre les per­sonnes de reli­gions dif­fé­rentes. » La répé­ti­tion étonne, mais elle marque l’insistance sur les deux termes : le plu­ra­lisme reli­gieux, et la fra­ter­ni­té apte à l’accepter et le trans­cen­der. Le 31 jan­vier 2019, avant le voyage à Abu Dha­bi, le pape Fran­çois déclare : « Je remer­cie mon ami et cher frère le grand imam d’Al-Azhar, Ahmed Al-Tayeb, et tous ceux qui ont col­la­bo­ré à la pré­pa­ra­tion de la ren­contre, pour leur cou­rage et leur volon­té d’affirmer que la foi en Dieu ne divise pas mais unit, rap­proche dans la dis­tinc­tion, éloigne de l’hostilité et de l’aversion. Je suis heu­reux de cette occa­sion qui m’est offerte par le Sei­gneur pour écrire, sur votre chère terre, une nou­velle page de l’histoire des rela­tions entre les reli­gions, en confir­mant que nous sommes frères tout en étant dif­fé­rents[2]. » Le thème se pré­cise donc, dans la conti­nui­té, en com­pre­nant le mot « foi » dans le sens de « croyance » ou de « convic­tion » et non dans le sens spé­ci­fique propre à la dog­ma­tique catho­lique (l’adhésion à la Parole de Dieu révé­lée en Jésus-Christ, Verbe incar­né). Le 4 février, après la signa­ture du docu­ment, un mes­sage sur face­book le confirme : « Le docu­ment sur la Fra­ter­ni­té humaine que j’ai signé aujourd’hui à Abu Dha­bi avec mon frère le Grand Imam d’Al-Azhar invite toutes les per­sonnes qui portent dans le cœur la foi en Dieu et la foi dans la fra­ter­ni­té humaine, à s’unir et à tra­vailler ensemble[3]. »

Le docu­ment lui-même forme un texte assez court[4]. Il reprend lar­ge­ment les mêmes idées, qui opèrent comme une exten­sion du concept de « plu­riu­ni­té », ou d’ « uni­té dans la diver­si­té » jusqu’alors réser­vé au seul œcu­mé­nisme entre déno­mi­na­tions chré­tiennes. Cer­taines for­mules n’étonnent pas de la part du pape Fran­çois, mais sur­prennent de celle d’un savant isla­mique répu­té. Ain­si ces affir­ma­tions, par ailleurs notoi­re­ment contre­dites en théo­rie comme en fait, du moins quant au devoir de com­battre l’infidèle, à plus forte rai­son l’abandon de l’islam : « […] les reli­gions n’incitent jamais à la guerre et ne sol­li­citent pas des sen­ti­ments de haine, d’hostilité, d’extrémisme, ni n’invitent à la vio­lence ou à l’effusion de sang » ; « La liber­té est un droit de toute per­sonne : cha­cune jouit de la liber­té de croyance, de pen­sée, d’expression et d’action. Le plu­ra­lisme et les diver­si­tés de reli­gion, de cou­leur, de sexe, de race et de langue sont une sage volon­té divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains. »

La der­nière affir­ma­tion est déjà absurde dans l’islam, à plus forte rai­son dans le chris­tia­nisme. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont en com­mun et qui pose le pro­blème fon­da­men­tal de la véri­té de l’un à l’exclusion néces­saire de l’autre. Qui peut, toute igno­rance invin­cible mise à part, sou­te­nir l’affirmation selon laquelle la diver­si­té des reli­gions – donc du vrai et du faux – serait l’expression du vou­loir divin et signe de sa Sagesse ? Une telle pen­sée relève, au bas mot, du rela­ti­visme pur et simple[5]. Peut-être que le grand imam pra­ti­qua en l’espèce une taqiyya (men­songe légi­time), bien que celle-ci ne lui soit per­mise, en prin­cipe, au musul­man que lorsqu’il s’agit d’échapper à une menace de la part des infi­dèles[6]. Pour ce qui est du pape Fran­çois, les choses sont dif­fé­rentes, car le pro­jet paraît bien venir de plus loin.

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La ren­contre d’Abu Dha­bi n’a pas seule­ment fait l’objet d’une pré­pa­ra­tion soi­gneuse du texte qui l’a conclue. Elle s’inscrit en effet dans une pers­pec­tive d’ensemble.

Cette pers­pec­tive appa­raît déjà dans l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium (24 novembre 2013), à pro­pos de la liber­té reli­gieuse : celle-ci « com­prend “la liber­té de choi­sir la reli­gion que l’on estime vraie et de mani­fes­ter publi­que­ment sa propre croyance”. Un sain plu­ra­lisme, qui dans la véri­té res­pecte les dif­fé­rences et les valeurs comme telles, n’implique pas une pri­va­ti­sa­tion des reli­gions, avec la pré­ten­tion de les réduire au silence, à l’obscurité de la conscience de cha­cun, ou à la mar­gi­na­li­té de l’enclos fer­mé des églises, des syna­gogues et des mos­quées[7]. »

Presque un an après, à Tira­na (21 sep­tembre 2014), le pape Fran­çois a vou­lu indi­quer deux atti­tudes per­met­tant de pro­mou­voir la liber­té reli­gieuse. « La pre­mière, c’est celle de voir en tout homme et en toute femme, même en ceux qui n’appartiennent pas à sa propre tra­di­tion reli­gieuse, non des rivaux, encore moins des enne­mis, mais bien des frères et des sœurs. […] Chaque tra­di­tion reli­gieuse, à l’intérieur d’elle-même, doit réus­sir à rendre compte de l’existence de l’autre. […] Cha­cun de nous offre le témoi­gnage de sa propre iden­ti­té à l’autre et dia­logue avec l’autre. Puis le dia­logue peut aller plus avant sur des ques­tions théo­lo­giques, mais ce qui est plus impor­tant et beau, c’est de mar­cher ensemble sans tra­hir sa propre iden­ti­té, sans la mas­quer, sans hypo­cri­sie. Cela me fait du bien de pen­ser cela[8]. » Ces pro­pos sont à mettre en regard du rejet réité­ré du « pro­sé­ly­tisme », rédui­sant la mis­sion – l’annonce de l’Évangile – à ce que le père Che­nu avait appe­lé « l’apostolat de simple pré­sence[9] ». Mais c’est toute la logique du « dia­logue » qui est ici pous­sée à son extrême.

Quel est cet extrême ? De nom­breux indices incitent à répondre qu’il s’agit d’une conver­gence, au moins de fait, mais peut-être aus­si consciente, vou­lue comme telle, avec la pour­suite d’une nou­velle paix de reli­gion pro­mue par l’ONU et les orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales qui y sont asso­ciées, paix de reli­gion dont on attend peut-être une cer­taine paci­fi­ca­tion, mais sur­tout la réduc­tion des oppo­si­tions ; la der­nière mani­fes­ta­tion de ce genre a été celle du VIth Congress of Lea­ders of World Reli­gions, à Asta­na (Kaza­khs­tan), les 10 et 11 octobre 2018[10].

Un tel pro­jet est ancien, mais dans la période contem­po­raine, c’est le théo­lo­gien dis­si­dent Hans Küng qui s’en est fait le por­teur le plus zélé, dans son Mani­feste pour une éthique pla­né­taire, publié en 1995[11]. Ce mani­feste était alors pré­sen­té au nom d’une ins­ti­tu­tion fon­dée en 1893 à Chi­ca­go, le Par­le­ment des reli­gions du monde, tou­jours, et même plus que jamais, en acti­vi­té. Dans cette orga­ni­sa­tion syn­cré­tiste se mêlent toutes sortes de sectes, hin­douistes, théo­so­phiques, sou­fies, mais aus­si des repré­sen­tants des « reli­gions » plus éta­blies. À l’origine, ce « par­le­ment » ne devait occu­per qu’un pavillon de l’exposition uni­ver­selle de Chi­ca­go, pour le 400e anni­ver­saire de l’arrivée de Chris­tophe Colomb. À sa suite, un congrès fut pré­vu pour l’année 1900 à Paris, mais le pape Léon XIII inter­vint pour en inter­dire la par­ti­ci­pa­tion aux catho­liques, sou­li­gnant la dif­fé­rence entre le fait d’entrer en rela­tions avec des non catho­liques pour leur pré­sen­ter la doc­trine catho­lique, et une « pro­mis­cui­té » vaine pré­ten­dant échan­ger des opi­nions en matière reli­gieuse[12]. La der­nière assem­blée du Par­le­ment des reli­gions du monde a eu lieu à Toron­to, du 1er au 8 novembre 2018, trois semaines à peine après le congrès d’Astana, autour des thèmes comme l’harmonie entre les croyants, l’éthique glo­bale, la tolé­rance, etc.)[13].

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Il reste à com­prendre com­ment la conver­gence, ouverte et qua­si offi­cielle, entre les étapes qui ont abou­ti à la Décla­ra­tion d’Abu Dha­bi, et les efforts menés de longue date par les cou­rants syn­cré­tistes, aujourd’hui pla­cés sous l’égide de l’interculturalité et auxi­liaires des orga­ni­sa­tions mon­dia­listes, ont pu se réa­li­ser.

Le pape Fran­çois s’est lon­gue­ment livré, comme à son habi­tude, aux jour­na­listes pré­sents dans l’avion du retour, le 5 février. Il a notam­ment insis­té sur sa fidé­li­té au concile Vati­can II : « Mais je veux dire une chose. Cela, je le répète clai­re­ment : du point de vue catho­lique, le docu­ment ne s’est pas éloi­gné d’un mil­li­mètre de Vati­can II. Il est même cité, par­fois. Le docu­ment a été rédi­gé dans l’esprit de Vati­can II. Et j’ai vou­lu, avant de prendre la déci­sion de dire : “Cela va bien comme cela, nous le ter­mi­nons ain­si” – du moins pour ma part –, je l’ai fait lire à quelques théo­lo­giens et aus­si offi­ciel­le­ment par le théo­lo­gien de la Mai­son pon­ti­fi­cale qui est un domi­ni­cain qui suit la belle tra­di­tion domi­ni­caine, qui est de ne pas aller à la chasse aux sor­cières, mais de voir les choses justes, et il a approu­vé. Si cer­tains se sentent dans l’embarras, je le com­prends, ce n’est pas une chose de tous les jours, et ce n’est pas un pas en arrière, c’est un pas en avant, mais un pas en avant qui vient après cin­quante ans, à par­tir du Concile qui doit se déve­lop­per. Les his­to­riens disent que pour qu’un Concile s’enracine dans l’Église, il faut 100 ans. Nous sommes à mi-che­min. Et cela peut sus­ci­ter cer­taines per­plexi­tés, à moi aus­si. Je vais vous dire, j’ai vu une phrase [du docu­ment] et je me suis dit : “Mais cette phrase, je ne sais pas si c’est bien sûr…”. C’était une phrase du Concile ! Et cela m’a sur­pris moi aus­si[14] ! »

Tout incline à prendre ces affir­ma­tions au pied de la lettre, démen­tant le constat habi­tuel du manque de clar­té de nom­breuses paroles du pape Fran­çois. Certes, du concile il y a des « lec­tures » oppo­sées, et ici, concile et « esprit du concile » sont iden­ti­fiés, ce qui dénote un choix en faveur de l’interprétation la plus radi­cale, qui sait tirer les conclu­sions des pré­misses, sur­tout lorsque celles-ci sont essen­tiel­le­ment pen­sées dans la caté­go­rie de la « pas­to­rale », caté­go­rie qui n’exclut pas la doc­trine mais la subor­donne au pri­mat de la praxis.

L’événement d’Abu Dha­bi, de par les glis­se­ments concep­tuels sur les­quels il a repo­sé, n’est donc que l’une des facettes du « dia­logue » entre l’Église issue de Vati­can II et ce qu’il est conve­nu d’appeler le monde, c’est-à-dire l’ensemble des pou­voirs, des pra­tiques et des idéo­lo­gies qui s’y exercent et y dominent aujourd’hui. L’une des facettes, et aus­si, pro­ba­ble­ment, l’une des étapes d’un che­min encore inache­vé, si du moins rien ne vient l’interrompre.

 

[1]. Texte publié le 8 juin 2018 sur le site des com­mu­nau­tés de base d’Italie (www.cdbitalia.it). Sur le même site est éga­le­ment paru, le sur­len­de­main, une autre cri­tique du numé­ro spé­cial de Micro­Me­ga, par un membre de la com­mu­nau­té de base de Naples, Mario Cor­bo.

[2]. Texte dis­po­nible sur http://papefrancois.jeun.fr/3377-emirats-arabes-la-foi-en-dieu-ne-divise-pas-mais-unit

[3]. https://www.facebook.com/PapeFrancoisVatican/posts/1152244034948886

[4]. Cf. http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/travels/2019/outside/documents/papa-francesco_20190204_documento-fratellanza-umana.html

[5]. Une cer­taine fable venue du Ben­gale, rap­por­tée par l’indologue Hel­muth von Gla­se­napp et reprise depuis à satié­té, raconte l’histoire d’aveugles invi­tés à tou­cher les membres d’un élé­phant et à leur deman­der com­ment ils le décrivent : il est comme un arbre (pour avoir pal­pé une de ses pattes), un ser­pent (la trompe), et ain­si de suite. Après s’être bat­tus entre eux, un sage leur mon­tra qu’ils déte­naient tous une part de la véri­té et que celle-ci se découvre dans le par­tage. Voir, au hasard, ce qu’en tire comme leçon un blog de for­ma­teurs en entre­prise : http://am-designthinking-blog.com/fable-indienne-sur-lintelligence-collective-les-aveugles-et-lelephant

[6]. Il est éga­le­ment pos­sible d’imaginer que la menace pro­vienne de l’intérieur – des sala­fistes – et qu’à ce titre il soit utile de cher­cher un modus viven­di avec plus civi­li­sés qu’eux. C’est une réac­tion que l’on ren­contre ailleurs qu’en Égypte, en Algé­rie notam­ment, où l’on fait bon accueil aux pro­pa­ga­teurs (laïques) de l’inter­cul­tu­ra­li­té. Ain­si s’est tenu récem­ment à Oran un col­loque sur « le dia­logue inter­cul­tu­rel et le vivre ensemble » (cfEl Watan et Le Quo­ti­dien d’Oran du 28 février 2019), à l’initiative de l’Académie natio­nale de la femme algé­rienne, prô­nant la tolé­rance, le res­pect des croyances, etc.

[7]. Ita­liques ajou­tées. La cita­tion est emprun­tée à Benoît XVI.

[8]. Evan­ge­lii gau­dium, n. 246, déve­lop­pait une idée paral­lèle à pro­pos du dia­logue œcu­mé­nique « Elles sont tel­le­ment nom­breuses et tel­le­ment pré­cieuses, les réa­li­tés qui nous unissent ! Et si vrai­ment nous croyons en la libre et géné­reuse action de l’Esprit, nous pou­vons apprendre tant de choses les uns des autres ! Il ne s’agit pas seule­ment de rece­voir des infor­ma­tions sur les autres afin de mieux les connaître, mais de recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don aus­si pour nous. »

[9]. Cf. « Apos­to­lat de simple pré­sence et cha­ri­té poli­tique », Paroisse et mis­sion, n. 14, 1961.

[10]. La délé­ga­tion catho­lique d’une petite dizaine de membres était pré­si­dée par le car­di­nal Coc­co­pal­me­rio, per­son­nage com­pro­mis dans l’une des affaires romaines de ces der­niers temps ; était éga­le­ment pré­sent le grand imam el-Tayeb.

[11]. Hans Küng, Karl Joseph Kuschel, Mani­feste pour une éthique pla­né­taire. La décla­ra­tion du Par­le­ment des reli­gions du monde, Cerf, 1995. En un sens, il s’agissait de pro­lon­ger l’idée que Jacques Mari­tain avait lan­cée, celle d’une « foi démo­cra­tique », avec son « cre­do com­mun » asso­ciant le plu­ra­lisme des convic­tions et la com­mune adhé­sion sur des points de conver­gence pra­tiques.

[12]. L’intervention de Léon XIII se fit sous la forme d’une Lettre adres­sée au délé­gué apos­to­lique aux États-Unis, le car­di­nal Satol­li, le 18 sep­tembre 1895.

[13]. La ren­contre a été pré­pa­rée et relayée par la chaîne de télé­vi­sion Sel et Lumière, diri­gée par le P. Tho­mas Rosi­ca, pro­fes­seur dans diverses uni­ver­si­tés catho­liques jusque der­niè­re­ment – il a dû démis­sion­ner à la suite de pla­giats –, membre du bureau de presse du Vati­can, col­la­bo­ra­teur de l’agence Zenit, très actif durant les deux ses­sions du synode sur la famille, et connu pour avoir jus­ti­fié cer­taines méthodes expé­di­tives du pape Fran­çois.

[14]. Tra­duc­tion offi­cielle, sur le site w2/vatican.va

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