Revue de réflexion politique et religieuse.

Le théâtre ukrai­nien

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Alors que l’on avait pré­ten­du que la fin de l’URSS, sym­bo­li­sée maté­riel­le­ment par la des­truc­tion du Mur de Ber­lin, ouvrait une voie uni­ver­sel­le­ment paci­fiée, il est bien clair que ce résul­tat mer­veilleux n’a guère été atteint. Nous entrons même aujourd’hui dans une période d’incertitudes aggra­vées, pris en tenailles entre une ful­gu­rante expan­sion de la vio­lence isla­mique, aux ori­gines com­plexes et troubles, et un mélange d’audacieuses pro­vo­ca­tions et de recu­lades mas­quées de la part d’un « Occi­dent » obnu­bi­lé par l’insoumission russe, actuel­le­ment concen­trées autour de la ques­tion ukrai­nienne. Rap­pe­lons que l’Ukraine a connu une famine mas­sive orga­ni­sée par Sta­line, nom­mée Holo­do­mor, en 1932–33, puis a subi le choc de la Deuxième Guerre mon­diale, avec notam­ment la levée d’une orga­ni­sa­tion armée inféo­dée à l’Allemagne nazie, sous la direc­tion de Ste­pan Ban­de­ra, cou­pable d’innombrables actions cri­mi­nelles, et encore la poli­tique d’intégration for­cée de l’Eglise grecque-catho­lique à l’orthodoxie, alors sous contrôle de Sta­line. Ce pas­sé récent, auquel se joignent l’opaque ges­tion oli­gar­chique post­com­mu­niste et l’attrait irra­tion­nel des foules pour les bien­faits sup­po­sés de l’Union euro­péenne, offre de nom­breuses pos­si­bi­li­tés de contra­dic­tions exploi­tables de l’extérieur.
Sur le sujet, nous avons pen­sé poser quelques ques­tions à Xavier Moreau, spé­cia­li­sé sur les rela­tions sovié­to-you­go­slaves pen­dant la guerre froide, et fon­da­teur d’une socié­té de conseil en sûre­té des affaires axée sur les rela­tions avec la Rus­sie et d’autres pays ancien­ne­ment satel­lites de l’URSS. Il est l’auteur de
la Nou­velle Grande Rus­sie, Ellipses, 2012.

Catho­li­ca – Depuis des années, les Etats-Unis outre­passent le rôle de gen­darmes du monde qui leur était, de fait, attri­bué dans les décen­nies anté­rieures. Leurs inter­ven­tions se sont faites plus directes sur le ter­rain même de la poli­tique inté­rieure des Etats, de manière tou­jours plus mani­feste : cas récent de la Syrie, après celui de la Libye. Des orga­nismes semi­pu­blics comme le Natio­nal Endow­ment for Demo­cra­cy, ou des experts en mani­pu­la­tion des masses comme Gene Sharp sus­citent et encadrent des mou­ve­ments contes­ta­taires dans le but affi­ché de ren­ver­ser les régimes qu’ils qua­li­fient de dic­ta­tures (à la dif­fé­rence d’autres qui pour­raient l’être mais qui sont lais­sés en paix). Jusqu’à quel point y eût-il quelque chose de cela dans la « révo­lu­tion orange » ukrai­nienne de 2004–2005 ?
Xavier Moreau – C’est en réa­li­té exac­te­ment ce qui s’est pas­sé en Ukraine. Le pro­ces­sus d’acculturation et de ten­ta­tive de « dérus­si­fi­ca­tion » de l’Ukraine par le Dépar­te­ment d’Etat amé­ri­cain a com­men­cé dès le début des années 1990. A cette époque, l’Ukraine nour­rit un sen­ti­ment d’envie et de fas­ci­na­tion vis-à-vis de l’Occident, mais on ne ren­contre de « rus­so­pho­bie » que dans l’extrême ouest du pays, essen­tiel­le­ment en Gali­cie. Cette par­tie, la plus pauvre de l’Ukraine, n’en a jamais fait par­tie, avant que Sta­line ne s’en empare, en 1945. Dans les autres pays d’Europe de l’Est, la déso­vié­ti­sa­tion s’accompagne d’une mon­tée du natio­na­lisme, son explo­sion la plus radi­cale ayant lieu en You­go­sla­vie. Au début des années 1990, l’Ukraine ne nour­rit pas de res­sen­ti­ment contre la Rus­sie, d’autant plus que les élites com­mu­nistes ukrai­niennes ont été les plus repré­sen­tées à l’intérieur du PCUS. Sur les cinq suc­ces­seurs de Sta­line, trois sont issus du Par­ti com­mu­niste ukrai­nien (PCU), Khroucht­chev, Bre­j­nev et Tcher­nen­ko. Le père du pro­jet spa­tial sovié­tique, Ser­gei Koro­lev, est un Russe de Jito­mir, celui de la flotte sovié­tique, Ser­gei Gor­ch­kov, est un Russe né dans l’oblast de Khmel­nits­ki. Le Dépar­te­ment d’Etat Amé­ri­cain, pour qui une Ukraine anti-russe est un objec­tif prio­ri­taire, décide donc de s’appuyer sur le mou­ve­ment ban­dé­riste gali­cien pour « dérus­si­fier » arti­fi­ciel­le­ment l’Ukraine, en s’appuyant sur l’Eglise uniate et l’Eglise Ortho­doxe du Patriar­cat de Kiev. Cette dérus­si­fi­ca­tion passe essen­tiel­le­ment par l’obligation d’enseigner en ukrai­nien, ce qui fera d’ailleurs perdre à l’Ukraine de nom­breuses com­pé­tences dans le domaine scien­ti­fique. La seule région qui sera pro­té­gée de cette dérus­si­fi­ca­tion est la Cri­mée, grâce à son sta­tut d’autonomie. Sur six cents écoles en Cri­mée, seules trente ensei­gnaient en ukrai­nien. La révo­lu­tion orange n’apparaît pas comme une rup­ture vis-à-vis de la poli­tique ukrai­nienne, mais tra­duit plu­tôt une volon­té du Dépar­te­ment d’Etat d’accélérer la « gali­ci­sa­tion » de l’Ukraine. N’oublions pas que, Kravt­chouk et Koutch­ma, les pré­dé­ces­seurs de You­chen­ko, le vain­queur de la révo­lu­tion orange, ont sou­te­nu cette poli­tique. C’est d’ailleurs Koutch­ma qui, en 2002, fait part de son sou­hait de rejoindre l’OTAN. De manière géné­rale, les révo­lu­tions colo­rées ne réus­sissent que dans les pays où les élites au pou­voir ont bien accueilli l’influence amé­ri­caine et ont lais­sé s’épanouir leurs orga­ni­sa­tions non-gou­ver­ne­men­tales (ONG).

La révolte de la place Maï­dan peut-elle être consi­dé­rée comme une suite de ces évé­ne­ments qui ont eu lieu il y a dix ans ? Est-il pos­sible d’ouvrir une com­pa­rai­son avec d’autres situa­tions dans le monde ?
La révo­lu­tion de la place Maï­dan com­mence comme une révo­lu­tion colo­rée tra­di­tion­nelle mais s’achève de manière unique. Elle part du constat, effec­tué par le Dépar­te­ment d’Etat amé­ri­cain, que le suf­frage uni­ver­sel met sys­té­ma­ti­que­ment fin aux règnes des élites issues des révo­lu­tions colo­rées. Ce fut le cas en Ser­bie ou en Géor­gie. En décembre, Ianou­ko­vitch vient d’obtenir de la Rus­sie un prix du gaz par­mi les moins chers d’Europe, et une aide sans condi­tion de quinze mil­liards de dol­lars. Il sera à coup sûr réélu en février 2015 pour un deuxième man­dat. Pour les Etats-Unis et l’Union euro­péenne, c’est tout sim­ple­ment inac­cep­table, il n’est plus ques­tion d’une révo­lu­tion paci­fique mais d’un coup d’Etat violent, sou­te­nu par les puis­sances occi­den­tales. Ce ne sont en fait ni les mani­fes­tants paci­fiques de Maï­dan, que l’on voit sur­tout dans la rue les same­dis et dimanches, ni les milices néo­na­zies qui tiennent le pavé le reste de la semaine, qui vien­dront à bout du pré­sident Ianou­ko­vitch. L’élément déci­sif qui livre Kiev aux groupes para­mi­li­taires est le retrait des forces de l’ordre ordon­né par Vik­tor Yanou­ko­vitch. En échange de ce retrait, et de l’organisation d’élections pré­si­den­tielles anti­ci­pées, les ministres des Affaires étran­gères alle­mand, fran­çais et polo­nais se portent garants du pro­ces­sus démo­cra­tique. La suite nous est connue. Ce sont donc bien les puis­sances occi­den­tales qui ont fait tom­ber un gou­ver­ne­ment démo­cra­ti­que­ment élu.
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