Revue de réflexion politique et religieuse.

Vati­can II fut-il un bloc ?

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Prêtre du dio­cèse de Ratis­bonne, offi­cial au sein de la IIe sec­tion (rela­tions avec les Etats) de la Secré­tai­re­rie d’Etat du Vati­can, Mgr Flo­rian Kolf­haus est l’auteur d’une thèse sur le « magis­tère pas­to­ral » du concile Vati­can II (Pas­to­rale Lehr­verkün­di­gung – Grund­mo­tiv des II. Vati­ka­ni­schen Kon­zils. Unter­su­chun­gen zu Uni­ta­tis Redin­te­gra­tio, Digni­ta­tis huma­nae und Nos­tra Aetate, Lit-Ver­lag, Müns­ter, 2010). Ce tra­vail, sou­te­nu en 2006, avait été effec­tué sous la direc­tion de Karl Becker, s.j., alors pro­fes­seur de théo­lo­gie à l’Université gré­go­rienne et désor­mais car­di­nal. Fai­sant res­sor­tir que Vati­can II avait abou­ti, fait inédit dans l’histoire des conciles, à des textes de nature et de por­tée diverses, il s’efforçait d’analyser les rai­sons qui ont pous­sé à faire de ces docu­ments un bloc d’égale valeur. Il y voyait la ten­ta­tion d’ériger en dogmes des affir­ma­tions « pas­to­rales » et, ce fai­sant, de trans­for­mer la doc­trine à par­tir d’éléments des­ti­nés à l’origine à répondre aux exi­gences d’un temps don­né.
Dans l’entretien qui suit, l’auteur récuse l’interprétation fal­la­cieuse de l’Ecole de Bologne, qui, sous la direc­tion de Giu­seppe Albe­ri­go, a pré­ten­du don­ner des lettres scien­ti­fiques à la com­pré­hen­sion pro­gres­siste – au sens éty­mo­lo­gique – de Vati­can II, fai­sant de celui-ci un bloc his­to­rique mar­quant un chan­ge­ment d’époque et le début d’un pro­ces­sus conti­nu dont la clé a été et doit res­ter l’esprit du Concile, une clé supé­rieure d’interprétation par­fois même contre la lettre du texte. Il res­sort de l’entretien que si ce concile fut un pro­ces­sus, c’est plu­tôt parce qu’il a été au fur et à mesure dépas­sé dans ses objec­tifs ini­tiaux, très limi­tés au départ dans l’esprit de la grande majo­ri­té de ses pro­ta­go­nistes, y com­pris peut-être de Jean XXIII. Il fau­drait ajou­ter que son inter­pré­ta­tion authen­tique, c’est-à-dire sa « récep­tion » par les diverses auto­ri­tés concer­nées, entre néces­sai­re­ment en jeu dans cette pro­blé­ma­tique, notam­ment pour com­prendre le sens et la por­tée de termes comme aggior­na­men­to et pas­to­ral.
D’autre part, et c’est le second inté­rêt de cet entre­tien, cette fois à l’encontre d’une ten­dance conser­va­trice fer­mée à toute dis­cus­sion, il convient de tenir compte des carac­tères très ori­gi­naux des textes pro­duits par Vati­can II. Tout d’abord, ils sont de formes et de valeur diverses, il est donc impos­sible d’en faire, cette fois, un bloc dog­ma­tique, d’autant moins qu’ils ne contiennent pas d’énoncés for­mels, des « défi­ni­tions » – sauf peut-être dans Digni­ta­tis huma­nae (2–2), qui est une « décla­ra­tion », c’est-à-dire un texte de caté­go­rie secon­daire. Ajou­tons que même lorsqu’ils sont ran­gés dans une caté­go­rie plus solen­ni­sée (« consti­tu­tions »), ils pré­sentent encore une exi­gence par­ti­cu­lière de lec­ture, tou­jours du fait de l’absence de défi­ni­tion for­melle, pour dis­tin­guer ce qui, en eux, relève de la doc­trine com­mune, de la socio­lo­gie, de l’esprit du temps, etc. Ain­si les textes de Vati­can II ne sont un bloc ni à titre sin­gu­lier, ni dans leur ensemble.
A un moment où la ques­tion de l’herméneutique du Concile, ouverte par Benoît XVI dès son acces­sion en 2005, semble être relé­guée dans l’oubli, ce tra­vail d’analyse revêt, on en convien­dra aisé­ment, une grande impor­tance. Si tel ou tel point de cet entre­tien devait sus­ci­ter remarques ou objec­tions, nous en ferions volon­tiers état, lais­sant à Mgr Kolf­haus le soin d’y appor­ter com­men­taires et réponses.

Catho­li­ca – Com­men­çons, si vous le vou­lez bien, par reve­nir sur le point de départ de votre thèse, le constat de la diver­si­té des docu­ments de Vati­can II.
Flo­rian Kolf­haus – Dans ma thèse, je suis effec­ti­ve­ment par­ti du constat que, pour la pre­mière fois dans l’histoire, un concile œcu­mé­nique avait débou­ché sur l’adoption de docu­ments de trois natures clai­re­ment dis­tinctes. Le concile de Trente ne connais­sait que des décrets, celui de Vati­can I n’avait don­né lieu qu’à des consti­tu­tions. Vati­can II donne nais­sance à des consti­tu­tions, des décrets et des décla­ra­tions. C’est ain­si que je me suis posé une ques­tion jusqu’alors non sou­le­vée par les théo­lo­giens, sur la rai­son d’être de la dif­fé­rence entre ces trois types de docu­ments. Si l’on exa­mine les actes de Vati­can II, il appa­raît assez vite de manière claire que les pères avaient très bien pesé leurs pro­pos et que, contrai­re­ment à cer­taines affir­ma­tions de l’herméneutique domi­nante de ce concile, les textes qui en émanent ne consti­tuent pas un bloc mono­li­thique. Dans son remar­quable dis­cours aux évêques du Chi­li, le 13 juillet 1988, le car­di­nal Rat­zin­ger évo­quait le « simple fait que tous les docu­ments du Concile n’ont pas le même rang ». Quelles sont donc les dif­fé­rences entre ces textes ? Mgr Rudolf Vode­rhol­zer, évêque de Ratis­bonne qui vient d’être nom­mé à la Congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi, en a don­né une expli­ca­tion inci­sive lors d’une inter­ven­tion, le 12 octobre 2012, à Pas­sau. « Au pre­mier regard, décla­rait-il, on per­çoit que les seize textes pré­sentent une hié­rar­chie et un ordre. Tous les textes n’ont pas le même poids. Fon­da­men­ta­le­ment, il faut dis­tin­guer les quatre consti­tu­tions – le groupe de textes le plus impor­tant – des décrets – il y en a neuf, et ce sont des mesures d’application, qui découlent de ce qui est conte­nu dans les consti­tu­tions. Enfin viennent trois décla­ra­tions, des textes qui ont un conte­nu diri­gé vers l’extérieur […]. A par­tir de cette hié­rar­chie interne appa­raît déjà une pre­mière indi­ca­tion pour l’interprétation : les décla­ra­tions et décrets doivent être lus à la lumière des consti­tu­tions, et non l’inverse. » ((. Diö­ze­sanes Zen­trum für litur­gische Bil­dung (DZLB) Pas­sau (dir.), Bruch oder Kon­ti­nuität ? Zur Her­me­neu­tik des II. Vati­ka­ni­schen Kon­zils. Fest­vor­trag am 12. Okto­ber 2012 von Univ.-Prof. Dr. Rudolf Vode­rhol­zer, Pas­sau, 2012, p. 8. Voir dans un autre sens le com­men­taire intro­duc­tif de Karl Rah­ner et Her­bert Vor­grimm­ler au sujet du décret sur l’œcuménisme : « L’enseignement du Concile sur le lien de l’Eglise catho­lique aux Eglises et chré­tiens non catho­liques est conte­nu dans la Consti­tu­tion dog­ma­tique sur l’Eglise, dans le Décret sur l’œcuménisme et dans le Décret sur les Eglises orien­tales. Cet ensei­gne­ment doit être consi­dé­ré comme un seul bloc. Il serait faux de ne voir dans le Décret sur l’œcuménisme que la tra­duc­tion pra­tique de l’enseignement de la Consti­tu­tion sur l’Eglise. » (K. Rah­ner, H. Vor­grimm­ler, Kleines Kon­zils­kom­pen­dium, Fri­bourg, 1966, p. 217)))  L’objet de mon doc­to­rat est de mon­trer que les décla­ra­tions et décrets ne sont pas des textes magis­té­riels, mais des docu­ments liés à la pra­tique.

Si tous les docu­ments n’ont pas, comme le disait le car­di­nal Rat­zin­ger, le même rang, qu’est-ce que cela signi­fie pour la récep­tion du concile Vati­can II ?
En pre­mier lieu, cela ne veut pas dire que cer­tains docu­ments seraient sans valeur et qu’on pour­rait les écar­ter sans autre forme de pro­cès. Cela ne signi­fie pas non plus que les élé­ments pré­sents dans les Consti­tu­tions doivent être éri­gés au rang de dogmes, l’objectif du Concile étant, comme le décla­rait Jean XXIII dans son dis­cours d’ouverture, prin­ci­pa­le­ment « pas­to­ral ». « Nous n’avons pas non plus comme pre­mier but », décla­rait-il, « de dis­cu­ter de cer­tains cha­pitres fon­da­men­taux de la doc­trine de l’Eglise ». Il aurait alors dû en résul­ter, comme le dit Mgr Vode­rhol­zer, une subor­di­na­tion de la pas­to­rale à la doc­trine. Ce que l’on nomme l’Ecole de Bologne, réunie autour de Giu­seppe Albe­ri­go, a tota­le­ment inver­sé ce point de départ fon­da­men­tal de l’herméneutique du Concile, le consi­dé­rant comme un évé­ne­ment et pla­çant son « esprit » au-des­sus des textes quels qu’ils soient, jusqu’à dire que l’orthopraxie pré­cède l’orthodoxie, confor­mé­ment à la ligne don­née par Jean XXIII, résu­mée sous le terme insai­sis­sable d’« aggior­na­men­to ». Une notion que Jean XXIII n’avait pas invo­quée à l’origine au sujet du Concile mais seule­ment de la réforme du Code de droit cano­nique. Albe­ri­go met de côté le fait que Jean XXIII avait vou­lu et approu­vé les sché­mas pré­pa­ra­toires de la Curie. Il par­tait même de l’idée que le concile qui s’ouvrait le 11 octobre 1962 pour­rait être clô­tu­ré dès le 8 décembre de la même année puisqu’il ne s’agissait pas selon lui de défi­nir une « nou­velle » doc­trine mais sim­ple­ment de don­ner une pré­sen­ta­tion renou­ve­lée du mes­sage du Christ. Au moment de l’ouverture du concile, il sou­li­gna même la néces­si­té d’enseigner clai­re­ment la doc­trine et don­na à l’Eglise, en octobre 1962, l’intention de prière sui­vante : que « le magis­tère infaillible du Concile » puisse défendre effi­ca­ce­ment la foi « contre les dan­gers et les erreurs » (« Ut per magis­te­rium infal­li­bile Conci­lii Vati­ca­ni II errores et per­icu­la contra fidem et mores cla­rius omni­bus inno­tes­cant »).
[…]

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