Evangelii gaudium. Une spiritualité de la « sortie »
Au milieu de cet ensemble composite aux références françaises fréquentes, quelques passages plus cohérents émergent cependant, notamment par leurs allusions implicites ou leurs citations directes, à la fois plus consistantes et récurrentes ; celles-ci sont principalement la constitution dogmatique Lumen gentium du concile Vatican II, le document d’Aparecida (2007) de la Conférence générale des épiscopats d’Amérique latine et des Caraïbes, et Paul VI. Pour ce dernier, l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (1976) est souvent citée, mais l’encyclique Ecclesiam suam (1964) paraît être une référence plus fondamentale. Une figure centrale d’Evangelii gaudium se dégage alors : du discours montinien sur le dialogue que l’Eglise doit engager avec le monde, la présente exhortation apostolique reprend l’axe majeur que l’obligatoire mission doit prendre elle aussi la forme d’un dialogue, d’une conversation, au moins à titre de première approche (Ecclesiam suam, 8, 55, 59 ; Evangelii gaudium, 127–128) ; dialogue qui doit se départir de condamnations abruptes comme de la conservation frileuse d’aspects de la vie chrétienne, pour se revêtir de simplicité, de bonté, d’estime d’autrui (Ecclesiam suam, 65–69 ; Evangelii gaudium, 14, 33, 42, 49, 165). Se plaçant dans une continuité assez stricte d’Ecclesiam suam, et donc dans la perspective du « dialogue du salut » auquel Paul VI invitait, Evangelii gaudium rompt par là-même avec la conception d’un « dialogue fraternel » semblant déconnecté de la mission, dialogue allant jusqu’à mettre en avant la valeur intrinsèque des croyances d’autrui, qui avait prévalu par la suite ((. Cf. notre article : « Le dialogue : aventure d’une catégorie », Catholica, n. 114, hiver 2012, pp. 18–31. )) . Notons toutefois une dichotomie entre les principes clairs posés dans les premiers chapitres et le discours assez convenu de la partie intitulée : « Le dialogue social comme contribution à la paix » (238–258) ; ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler une semblable ambivalence chez Paul VI. Le pape François enrichit cependant la perspective de Paul VI d’un aspect qui lui est propre, en provenance de la théologie du peuple d’origine argentine : la nécessaire insertion de ce « dialogue du salut » (l’expression ne vient pas dans Evangelii gaudium, mais elle y trouverait assez bien sa place) dans un cadre communautaire ou, mieux, culturel : « Il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive se transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des paroles précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se transmet sous des formes très diverses qu’il serait impossible de décrire ou de cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est le sujet collectif. Par conséquent, si l’Evangile s’est incarné dans une culture, il ne se communique pas seulement par l’annonce de personne à personne. » (129)
D’ailleurs, c’est au nom de cette dimension communautaire que l’exhortation apostolique accorde un si grand crédit aux autres religions : « Les non-chrétiens, par initiative divine gratuite, et fidèles à leur conscience, peuvent vivre « justifiés par la grâce de Dieu », et ainsi « être associés au mystère pascal de Jésus-Christ ». Mais, en raison de la dimension sacramentelle de la grâce sanctifiante, l’action divine en eux tend à produire des signes, des rites, des expressions sacrées qui à leur tour rapprochent d’autres personnes d’une expérience communautaire de cheminement vers Dieu. Ils n’ont pas la signification ni l’efficacité des Sacrements institués par le Christ, mais ils peuvent être la voie que l’Esprit lui-même suscite pour libérer les non-chrétiens de l’immanentisme athée ou d’expériences religieuses purement individuelles. » (254) De ce passage particulièrement obscur, retenons simplement ici la mise en avant de la dimension communautaire et culturelle de toute croyance. L’ennemi (et c’en est bien un, vu la vigueur des dénonciations) est désigné : le monde moderne comme « immanentisme athée » et individualisme ; l’ennemi de mon ennemi est alors mon ami… C’est là un autre point de rupture avec un discours magistériel fondé sur une lecture positive des évolutions du monde moderne, conçues comme « signes des temps » prometteurs et providentiels. Voilà une différence notable avec l’encyclique Ecclesiam suam, et plus encore avec le Jean XXIII dont il se réclame par ailleurs dans sa dénonciation des prophètes de malheur ((. Cf. n. 84. Il est significatif que la citation de Jean XXIII soit précédée de la phrase : « A cinquante ans du Concile Vatican II, même si nous éprouvons de la douleur pour les misères de notre époque et même si nous sommes loin des optimismes naïfs, le plus grand réalisme ne doit signifier ni une confiance moindre en l’Esprit ni une moindre générosité. » Ce qui est une forme d’inversion du commencement de Gaudium et spes. La dénonciation des prophètes de malheur chez le pape François ne relève pas du buonismo caractéristique du « bon pape Jean », mais plutôt d’une conception de la vie chrétienne comme une sorte d’élan vital ; ce que expliciterons plus loin.)) . Sans doute est-ce là une continuité (la seule ? et assez paradoxale au regard de la différence d’appréciation sur la rationalité de la foi et de la vie chrétienne comme réponse aux défis contemporains) entre le pape François et son prédécesseur, Benoît XVI.
Les rapports de continuité avec quelques prédécesseurs existent donc ; mais celui qui semble le plus réel (le Paul VI d’Ecclesiam suam) n’est pas nommé ; et il est, somme toute, partiel. Ce qui va dans le sens d’un caractère personnel prononcé d’Evangelii gaudium et plus largement de l’œuvre papale actuelle. Vont aussi dans ce sens les accents de quasi-dénonciation du fait que ce qui avait été annoncé n’a pas été véritablement entrepris. A cet égard, deux remarques, accompagnant des considérations sur une nécessaire conversion conduisant à une utile décentralisation du pouvoir dans l’Eglise, frappent l’esprit du lecteur (elles sont notées par nous en italiques) : « Le pape Jean-Paul II demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission ». Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales de l’Eglise universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. Le Concile Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Eglises patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement ». Mais ce souhaît ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujets d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique. » (32) Plus encore, la « nouvelle étape évangélisatrice » (1) s’inscrit moins dans une dynamique déjà enclenchée que sur fond d’une morosité pour laquelle le pape François ne se fait pas beaucoup d’illusions ; par exemple, quant au rapport de cette évangélisation avec la justice sociale : « Personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale : « La conversion spirituelle, l’intensité de l’amour de Dieu et du prochain, le zèle pour la justice et pour la paix, le sens évangélique des pauvres et de la pauvreté sont requis de tous ». Je crains que ces paroles fassent seulement l’objet de quelques commentaires sans véritables conséquences pratiques. » (201) Revient à l’esprit l’image employée dans l’entretien avec les revues jésuites, comparant l’Eglise à « un hôpital de campagne après une bataille »…
Se pressent aussi à l’esprit les pesanteurs de la vie et de la mission de l’Eglise, décrites et dénoncées en plusieurs lieux de l’exhortation sous les traits de postures spirituelles mortifères. Le passage le plus représentatif est constitué des paragraphes 94 à 97, dans lesquels sont exposés divers avatars de la mondanité spirituelle : « Gnoticisme, une foi renfermée dans le subjectivisme […] néo-pélagianisme auto-référentiel et prométhéen […] [ceux] qui se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au passé […] présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à un élitisme narcissique et autoritaire […] soin ostentatoire de la liturgie, de la doctrine ou du prestige de l’Eglise, mais sans que la réelle insertion de l’Evangile dans le Peuple de Dieu et dans les besoins concrets de l’histoire ne les préoccupe […] fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, ou dans une vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, ou dans une attraction vers les dynamiques d’auto-estime et de réalisation autoréférentielle […] se montrer soi-même engagé dans une intense vie sociale, remplie de voyages, de réunions, de dîners, de réceptions. Ou bien elle s’exerce par un fonctionnalisme de manager, chargé de statistiques, de planifications, d’évaluations, où le principal bénéficiaire n’est pas le Peuple de Dieu mais plutôt l’Eglise en tant qu’organisation. » ((. Semblables dénonciations dans les paragraphes 24, 49, 88. )) Ce ne sont pas simplement, poursuit l’exhortation, des « généraux d’armées défaites, […] des vaniteux qui disent ce « qu’on devrait faire » […] des maîtres spirituels et des experts en pastorale qui donnent des instructions tout en restant au dehors » (96) ; ce sont des corrompus : « Il [un homme de cette sorte] a réduit la référence du cœur à l’horizon fermé de son immanence et de ses intérêts et, en conséquence, il n’apprend rien de ses propres péchés et n’est pas authentiquement ouvert au pardon. C’est une terrible corruption sous l’apparence du bien. » (id.)
Dans un bref ouvrage de 2005 sur ce thème de la corruption ((. Jorge Mario Bergoglio, Corrupción y pecado. Algunas reflexiones en torno al tema de la corrupción (2005), trad. italienne : Guarire dalla corruzione, EMI, Bologna, 2013, 58 p. Nous nous référons à cette traduction. )) , celui qui était encore l’archevêque de Buenos Aires en avait développé les spécificités : différente du péché et même du vice, en tant qu’elle a tari en celui qu’elle atteint presque toute forme de retour sur soi susceptible de contrition et de correction, la corruption, satisfaite d’ellemême, auto-justificatrice, fermée à toute critique et enfin persécutrice, tend à étendre son processus de mort. C’étaient les pharisiens que Jésus-Christ dénonçaient dans l’évangile. Historiquement disparus, leur figure demeure. Deux grands travers en forment le commencement : « L’adhésion excessive à un trésor que l’on a conquis » (p. 20), la tiédeur de celui qui ne veut pas de problèmes et refuse à Dieu sa visite et le plus qu’elle impliquerait ; le second travers se déployant en « satisfaction professionnelle », « dans la perfection des instruments modernes », « dans une intense vie sociale » (p. 40). Il faut ici faire référence à ce que les traités spirituels disent être la seconde conversion, la corruption étant le refus obstiné de celle-ci, refus se justifiant lui-même ((. Pour ce paragraphe, nous nous appuyons sur Fr. Réginald Garrigou-Lagrange, Les trois âges de la vie intérieure, tome II, Cerf, 1939. )) . Cette seconde conversion est le « pas décisif », le temps « d’un nouveau courage […] la voie du service de Dieu » (P. Lallemant) qui correspond à l’entrée véritable dans la voie illuminative. Jusque-là, on a aimé Dieu et son prochain d’un amour mercenaire, « imparfait, parce que ce qu’ils cherchent dans ce service, c’est leur propre utilité, c’est leur satisfaction ou le plaisir qu’ils trouvent en Moi » (sainte Catherine de Sienne).
Si l’on a emprunté ce chemin de traverse quelques instants, c’est pour indiquer que l’exhortation apostolique est marquée par l’esprit de directeur spirituel ignatien que certains avaient pu évoquer lors de quelques paroles (dont la fameuse « qui suis-je pour juger ? ») de celui qui avait peut-être du mal à « fare il papa » (faire le pape). Mais c’est encore pour signaler que les auteurs spirituels ne font pas tous le diagnostic que la corruption est une conséquence inévitable du manquement à la seconde conversion : on peut simplement en rester à un amour imparfait, sans tomber pour autant dans ce dévoiement. C’est même plutôt le cas de la majorité, sauvegardés par une humilité imparfaite elle aussi mais réelle. La forme très catégorique des paragraphes 95 et 96 apparaît alors comme n’ayant pas la simple fonction descriptive qui pourrait être celle d’un traité spirituel, donnant ainsi à ces dénonciations de participer à l’appel au renouveau spirituel auquel l’exhortation invite, tant il est vrai qu’il est bon de connaître les dérives possibles pour mieux les éviter. Dit autrement, ce qui est ici avancé a plutôt une fonction instrumentale ; car, en définitive, sont visés tous ceux qui, par fonction, attachement ou goût, prennent soin de ces éléments dont nous avons signalé plus haut qu’ils donnent à la vie ecclésiale sa forme rationnelle : l’orthodoxie doctrinale, les commandements de la morale, les règles liturgiques, la discipline ecclésiastique… à quoi il convient d’ajouter, ou d’inclure dans le dernier, la structure administrative de l’Eglise. Selon les catégories d’Yves Congar que l’on reprendra plus bas, c’est la structure même qui semble suspectée. Cela est d’autant plus frappant si l’on fait la comparaison avec les vertus prêtées abondamment au « peuple » ou avec l’indulgence accordée à d’autres « tentations des agents pastoraux », par exemple au « complexe d’infériorité, qui les conduit à relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs convictions » (79).
D’autant plus qu’on se posera la question : sont-ce vraiment les dangers intérieurs les plus graves que l’Eglise puisse courir dans le temps présent ? N’y en a‑t-il pas d’autres, par exemple l’inverse de ceux qui nous sont présentés ? Relativisme doctrinal et moral, transformation de la liturgie en autocélébration de la communauté, haine de soi de l’Occident postchrétien, pusillanimité dans l’affirmation de son identité au nom du dialogue notamment inter-religieux, pour reprendre quelques points d’attention de Benoît XVI. Certes, dans les « tentations des agents pastoraux », d’autres travers sont notés, mais ils n’ont pas le caractère aggravé de corruption que pointe le pape dans la mondanité spirituelle.
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