Revue de réflexion politique et religieuse.

Casuis­tique et dis­cer­ne­ment

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le père Paul Vala­dier, jésuite et ancien direc­teur de la revue Etudes, a publié l’année der­nière un livre inti­tu­lé Rigo­risme contre liber­té morale – Les Pro­vin­ciales : actua­li­té d’une polé­mique anti­jé­suite (Les­sius, Bruxelles, 2013). Il s’avère que sur quelques points la pro­blé­ma­tique de cet ouvrage trouve des échos, d’une part dans l’entretien du pape Fran­çois aux revues jésuites, publié au début de l’automne der­nier, autour des termes « dis­cer­ne­ment » et « misé­ri­corde », et plus récem­ment dans les prises de posi­tion du car­di­nal Kas­per sug­gé­rant une « ouver­ture » à l’égard des divor­cés vivant en concu­bi­nage légal. A cet égard, on semble feindre de consi­dé­rer qu’il n’y a pas d’état de péché, que le péché serait tou­jours tran­siens, jamais imma­nens, ou que l’état de péché serait sus­cep­tible d’une sorte de pres­crip­tion, de remise de dettes sab­ba­tique, ce qui abou­tit à pas­ser sous silence le dés­équi­libre onto­lo­gique qui le consti­tue comme tel, la bles­sure ouverte qui ne peut se refer­mer tant que ce qui la cause agit. Il ne peut être sim­ple­ment ques­tion ici ni d’intentions, ni de cir­cons­tances atté­nuantes, mais d’une plaie dont tous souffrent, même sans s’en rendre compte, même si on ne voit pas où est le pro­blème au fond, même si, pour finir, on compte entiè­re­ment sur le par­don divin. N’en vient-on pas alors à se faire un peu vite à l’idée que quelqu’un souffre quelque part, endosse un far­deau exces­sif, pour être le vec­teur de ce par­don ? Car la Rédemp­tion a consis­té à réta­blir l’équilibre uni­ver­sel par la contre­pe­sée d’un effort inouï qui s’appelle la Pas­sion, effort qui se conti­nue en ceux qui comme l’Apôtre des Gen­tils com­plètent en leur être ce qui manque aux souf­frances du Christ. Que notre temps soit deve­nu si peu atten­tif à ces choses, si incré­dule et her­mé­tique à leur sujet, si rivé sur son bon droit et si rela­ti­viste envers toute loi qui ne soit pas exclu­si­ve­ment au ser­vice des ego fait pres­sen­tir la perte de sen­si­bi­li­té, la moderne bar­ba­rie d’un monde pré­ten­du­ment éclai­ré.

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Oppo­ser uni­que­ment rigo­risme à liber­té morale fait dif­fi­cul­té. De deux choses l’une : soit la liber­té morale s’oppose à la liber­té phy­sique, soit elle équi­vaut à la liber­té de mœurs, ce qui n’est mani­fes­te­ment pas la pen­sée du P. Vala­dier en cette sug­ges­tive pla­quette de 118 pages qui ins­truit un dos­sier plus que jamais brû­lant. L’expression « morale de la liber­té » convien­drait mieux si elle n’était pas sus­cep­tible d’interprétations trop diverses. D’emblée le lec­teur a donc l’impression d’une alter­na­tive dés­équi­li­brée. Com­ment pren­drait-on la défense du rigo­risme, inva­lide par défi­ni­tion ? C’est le laxisme qui est à ren­voyer dos à dos avec lui, mais tan­dis que le rigo­riste accu­se­ra de laxisme ses adver­saires, le laxiste taxe­ra les siens de rigo­risme.
Y aurait-il alors quelque juste milieu, c’est à dire une posi­tion tem­pé­rée ? Nous n’aurions alors plus qu’une morale tutio­riste ((. Tutio­riste : qui cherche à adop­ter le par­ti mora­le­ment le plus sûr. )) , para­doxa­le­ment des moins sûres. Il fau­drait plu­tôt déce­ler l’erreur com­mune aux adver­saires et qui les sépare pour déga­ger la véri­té qui les récon­ci­lie­rait. Cette com­mune erreur tient à une notion fausse de la liber­té. L’auteur des Pen­sées, qui avait com­pris un peu à la manière de saint Paul que la vraie morale se moque de la morale, n’est plus tout à fait le jeune Pas­cal pre­nant fait et cause pour ses maîtres de Port-Royal contre des casuistes en par­tie fan­tas­més, car cette pen­sée fameuse sur la vraie morale n’aurait pas déplu à ceux dont il était pour l’heure l’adversaire réso­lu.
Le choix devant lequel semblent se trou­ver les conseillers spi­ri­tuels ou les auto­ri­tés reli­gieuses est sou­vent pré­sen­té depuis plu­sieurs décen­nies dans les termes sui­vants : radi­ca­li­té ou che­mi­ne­ment ? Assé­ner des exi­gences aux gens ou les prendre là où ils en sont ? On entend repro­cher à l’Eglise de ne pas être proche des gens, de leur impo­ser des far­deaux que les condi­tions de l’existence rendent écra­sants, de sorte que le monde ne recon­naît plus aucune vali­di­té à ce qu’il juge être le rigo­risme abs­trait d’une morale dépas­sée. Bien enten­du c’est dans les domaines qui concernent le mariage et la morale sexuelle que l’Eglise accu­mu­le­rait des exi­gences irréa­listes dont on n’aurait de toutes façons plus rien à faire désor­mais. Notons au pas­sage qu’il en va de même pour l’éthique sociale et éco­no­mique où pour des rai­sons symé­tri­que­ment oppo­sées (car il est ques­tion de refu­ser la règle de fer du pro­fit immé­diat et de la lutte pour la vie) on estime sa posi­tion com­plè­te­ment irréa­liste.
Pour mieux dis­cré­di­ter la morale chré­tienne, on entre­tient soi­gneu­se­ment la confu­sion entre la règle et son appli­ca­tion, entre le pré­cepte et la pas­to­rale, comme si les papes suc­ces­sifs n’avaient pas constam­ment sou­li­gné l’importance de la patience, de la misé­ri­corde, de la com­pré­hen­sion, insis­tant pour dire qu’il s’agit d’éclairer et d’encourager au lieu de trou­bler et de déses­pé­rer, d’indiquer un che­min de véri­té avec tout le réa­lisme humain néces­saire. Ou fau­drait-il pas­ser sous silence qu’il y a de bons che­mins et d’autres qui égarent ?
On invoque sou­vent la néces­si­té de « che­mi­ner » et sur­tout de « che­mi­ner avec » comme jus­ti­fiant que l’on revoie à la baisse les « exi­gences » chré­tiennes. On semble oublier qu’il y a plu­sieurs façons de che­mi­ner : en avan­çant ou en lou­voyant, en retour­nant en arrière, en s’agitant sur place…
Les prin­cipes par eux-mêmes ne servent de rien, semble dire le P. Vala­dier. Mais dans quel sens en parle-t-on ? Au sens concep­tuel, il s’agit des bases de la vie, des fon­de­ments indis­pen­sables. Au sens vul­gaire, on voit poin­ter l’hypocrisie, le pha­ri­saïsme, la psy­cho­ri­gi­di­té. L’homme à prin­cipes condamne les pécheurs publics et se cache à lui-même ses fai­blesses, nie ses propres chutes ou les dis­si­mule.

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Face à l’appel abso­lu aux prin­cipes, nous nous voyons pro­po­ser la voie du dis­cer­ne­ment. Dans une récente inter­view au sujet de l’accompagnement des divor­cés ayant recom­men­cé une vie com­mune en dehors du sacre­ment de mariage, le car­di­nal Kas­per dis­tingue entre les lois, dif­fi­ciles à remettre en ques­tion, et les situa­tions, et là s’ouvrirait le champ du dis­cer­ne­ment. « J’ai par­lé de la néces­si­té du dis­cer­ne­ment. Il y a des situa­tions très diver­si­fiées, il y a des règles géné­rales mais aus­si des situa­tions concrètes. Le pape a par­lé de pas­to­rale intel­li­gente, cou­ra­geuse et pleine d’amour, d’intelligence pas­to­rale. J’ai par­lé de dis­cer­ne­ment des situa­tions concrètes : les per­sonnes indi­vi­duelles ne sont pas seule­ment des cas, mais elles ont une digni­té qu’il faut recon­naître. » ((. La Stam­pa, 20 février 2014. Tra­duc­tion par nos soins.))  Ce qu’on appelle ici dis­cer­ne­ment serait-il une manière de conclure au béné­fice du doute, en fait de ne pas conclure, de la même façon que naguère, comme encore aujourd’hui, il était de bon ton d’être en recherche, et marque d’intolérance d’avoir quelque cer­ti­tude que ce soit ?
Les vel­léi­tés de dis­cer­ne­ment sont une échap­pa­toire dès lors qu’on entend le faire por­ter sur ce qui n’est plus, n’est pas à dis­cer­ner, mais à rece­voir, soit de la conscience éclai­rée, soit du magis­tère de l’Eglise, soit des deux, comme la base à par­tir d’où le dis­cer­ne­ment est pos­sible, sans laquelle il ne sau­rait être ques­tion de dis­cer­ne­ment. Dans son accep­tion tra­di­tion­nelle, le dis­cer­ne­ment ne peut s’appliquer qu’à des matières licites. Il est étrange, en contre­par­tie, que cer­tains ain­si nom­més « prin­cipes » soient invo­qués comme allant de soi, sans plus de dis­cer­ne­ment, alors que ni leur conte­nu réel ni leur pro­ve­nance ne sont bien clairs. Ain­si en va-t-il du prin­cipe d’ingérence. Sur quelles valeurs s’appuie-t-il ? Sur les valeurs démo­cra­tiques ? Mais la démo­cra­tie est un de ces concepts mous, mode­lables à plai­sir, qui jouit pour cela jus­te­ment d’une forme d’unanimité, ce qui le fait adop­ter comme un prin­cipe pre­mier que seule fonde en réa­li­té une nébu­leuse consen­suelle. Or, en l’occurrence, sans remettre en ques­tion ce qui est ain­si consi­dé­ré comme un prin­cipe, le P. Vala­dier invite à réflé­chir uni­que­ment sur le bien-fon­dé de son appli­ca­tion dans tel ou tel cas.

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