Judith Butler, ou la déconstruction mélancolique
Qui est cette Judith Butler dont on dit un bien fou, mais sans l’avoir lue ? A l’origine, une jeune philosophe encore inconnue aux Etats-Unis lorsqu’elle publie en 1990 Gender trouble ((. Judith Butler, Gender trouble : feminism and the subversion of identity, Routledge, New York, 1990. Trad. fr. : Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, 2005.)) . Née en 1956 à Cleveland, celle qui se décrit comme « juive antisioniste », et qui deviendra professeur de littérature et de rhétorique à l’Université de Berkeley, obtient un rapide succès d’édition. Cent mille exemplaires, pour ce travail ardu, voire austère, venant d’une inconnue qui cesse de l’être en quelques mois, cela mérite l’attention. La publication en France n’adviendra pourtant qu’en 2005. Trois ans plus tôt, en 2002, le public français découvrait, de cette féministe américaine, un ouvrage appelé La vie psychique du pouvoir ((. Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’Assujettissement en théories, Leo Scheer, 2002. Version originale : The Psychic Life of Power, Routledge, New York, 1997.)) , où s’exposait, dans un style affirmé et assagi, une pensée aboutie, dont la belle réception prépara la publication en France du premier opus. Dira-t-on que Trouble dans le genre (TG) est le brouillon de La vie psychique du pouvoir (VPP) ? Non sans doute ; le premier est un Manifeste argumenté mais tourmenté, quand le second dans l’ordre de la conception fait montre d’une maîtrise doctorale plus assumée, fût-elle tragique, comme nous le verrons. L’axiologie est identique, et les différentes publications de Judith Butler, qu’elles soient antérieures ou postérieures, développent certains concepts sans les modifier. De l’habileté dialectique, nous en aurons à revendre, jusqu’à l’étourdissement. L’écriture de Judith Butler a été critiquée pour sa complexité, qu’on ne saurait nier. Mais tout de même, quelle énergie ! Et si l’on s’accroche, ce qui, certes, n’est pas obligatoire, on devra concéder que sa pensée est construite et ambitieuse, fût-elle hautement contestable. Son thème de prédilection est un concept, celui du genre. Le fait est notoire. Qu’est ce que le genre ? Une identité personnelle non assignée par le corps. Masculine ou féminine, comme le genre grammatical ? Cette exposition binaire, où tout tiers terme est exclu, est-ce la cible de Judith Butler. Qu’est-ce à dire ?
Contester que l’être humain soit sexué, et que l’anatomie reçue puis confirmée à la naissance suggère une feuille de route, voilà qui est, selon une expression qu’affectionne notre philosophe, contre-intuitif. L’évidence serait elle trompeuse ? Ce combat contre les faits pourrait conduire tout droit vers le trouble mental, à trop s’opiniâtrer à rebours du sens commun. Judith Butler, dans TG, gravit des sommets, mais parfois côtoie l’abîme. Manifestement solidaire d’une autre féministe radicale, son aînée, la française Monique Wittig (1935–2003), qui allait jusqu’à nier la matérialité sexuée du corps, Judith Butler se gardera de l’accompagner jusqu’au déni psychotique. Elle partage toutefois la dénonciation du modèle binaire homme/femme initiée par M. Wittig. Cette « évidence » serait un leurre, effet d’une violence infligée par un contexte culturel imposant ses normes à tous. Dénonçant l’efficacité oppressive d’une stratégie culturelle composée de toutes pièces, et usurpant les attributs d’un fait de nature, Judith Butler objecte que le genre est une production, non une donnée.
Si le sexe passe pour naturel, le genre ne l’est pas, et donc le sexe non plus ! Mais où Judith Butler veut elle en venir ? Candide ne douta jamais d’être fait pour Cunégonde, et qu’elle fût sa promise malgré l’adversité. Le masculin et le féminin s’attirent depuis la nuit des temps. Mais si l’appariement ne va pas toujours de soi, faut-il dénier la convergence, et la complémentarité ? Il n’y a de fécondité qu’au sein d’une même espèce, tel est le critère de classification qui fait foi. Quelle violence déplorer du seul fait d’être configuré anatomiquement selon un sexe ou l’autre ? Et à quelle instance confier l’instruction de la plainte ? A moins d’une disgrâce physique qui ternisse l’image de soi, est-il si ingrat d’être soi ?
Il n’est pas de pensée féministe qui ne reprenne à son compte l’aphorisme de Simone de Beauvoir, extrait du Deuxième sexe (1949) : « On ne naît pas femme, on le devient ». Judith Butler rend hommage à cette figure historique, mais ne reprend pas à son compte l’existentialisme qui l’anime. Car le Castor, comme la surnommait Sartre, décrit les modalités de la domination masculine sans jamais éluder le consentement féminin à l’oppression dénoncée, selon des typologies adaptatives où la liberté n’est jamais obérée par quelque déterminisme que ce soit. La liberté sartrienne est radicale.
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