Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Un guide médié­val du mieux vivre

Article publié le 11 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En des temps très trou­blés, une femme rem­plie de ten­dresse et d’inquiétude pour son fils aîné de qua­torze ans ins­crit ce qu’elle a de plus pré­cieux dans un livre qu’elle laisse en héri­tage à l’aîné, avec la charge de par­ta­ger avec son petit frère, quand il aura gran­di, tout ce qu’elle y a mis. Elle a appe­lé ce livre « Manuel pour mon fils Guillaume ». Il a été écrit en latin, entre « le 2 des calendes de décembre », dans la deuxième année après la mort de Louis le Pieux, soit le 30 novembre 841, et « les nones de février », sei­zième anni­ver­saire de son fils, c’est-à-dire le 2 février 843. Cette voix loin­taine dans le temps est éton­nam­ment proche par la force de sa sin­cé­ri­té, sa sen­si­bi­li­té reli­gieuse, fémi­nine, mater­nelle et poé­tique. Ce qu’elle écrit ne peut pas nous être indif­fé­rent dans notre période confuse et trou­blée où l’honneur semble avoir déser­té la vie publique, où la volon­té de miner ce qui fait tenir la socié­té s’impose par la force, mais fait naître une résis­tance pro­fonde et paci­fique qui s’affirme avec de plus en plus de déter­mi­na­tion. Ce Manuel peut même nous gui­der par le sérieux des convic­tions et la cha­leur du cœur de l’auteur. Les édi­tions du Cerf avaient publié en 1975 dans la col­lec­tion « Sources chré­tiennes » l’intégralité des textes que l’on pos­sède. Des frag­ments d’un manus­crit, dit Manus­crit de Paris, avaient bien aupa­ra­vant été publiés par Dom Mabillon. Cette copie avait été faite au monas­tère de Saint-Ger­maindes-Prés d’après un texte qui appar­te­nait à Pierre de Mar­ca, arche­vêque de Tou­louse puis de Paris, mort en 1662, qui dérive elle-même d’un manus­crit ancien de l’abbaye de Lagrasse. C’est en 1885 que l’on décou­vrit d’autres frag­ments à Nîmes, puis en 1965, à Bar­ce­lone, ville dans laquelle mou­rut Guillaume et qui, à cause de cela pour­raient être déri­vés du manus­crit qu’il avait reçu de sa mère. Le texte est d’une telle impor­tance qu’en 2012, le Cerf nous offre la lec­ture de ce Manuel par Jean Meyers, agré­gé de phi­lo­so­phie, pro­fes­seur de langue et de lit­té­ra­ture latines à l’université de Mont­pel­lier ((. Dhuo­da. Manuel pour mon fils, lu par Jean Meyers, Paris, Cerf, Col­lec­tion de l’abeille, 2012, 208 p. , 18 €.)) .
L’auteur, Dhuo­da, d’une grande famille d’Austrasie, avait épou­sé le duc Ber­nard de Sep­ti­ma­nie dont le père était Guillaume de Gel­lone, petit-fils de Charles Mar­tel, ce qui fai­sait de lui le cou­sin ger­main de Char­le­magne. Il fon­da vers la fin de sa vie, en 804, l’abbaye de Gel­lone qui s’est appe­lée Saint-Guil­hem-le-Désert après sa cano­ni­sa­tion au XIe siècle. Ber­nard de Sep­ti­ma­nie, peu après son mariage, avait reçu de l’empereur Louis Ier le Pieux le com­man­de­ment de la Marche d’Espagne et sa défense contre les musul­mans. Après une grande vic­toire, il fut nom­mé cham­bel­lan de l’Empereur à la cour d’Aix-la-Chapelle et sou­tint fidè­le­ment Louis contre les attaques de Lothaire, son fils aîné. L’époque est très agi­tée. Louis Ier le Pieux, cou­ron­né Empe­reur d’Occident en 814 à la mort de Char­le­magne son père, par­tage l’empire entre ses trois fils : l’aîné, Lothaire, devient coré­gent de l’empire, Pépin devient Pépin Ier d’Aquitaine et Louis, sur­nom­mé Louis le Ger­ma­nique, reçoit la Bavière. Cette répar­ti­tion pro­voque des dis­sen­sions qui s’aggravent encore lorsque Louis Ier a un qua­trième fils, Charles, de son second mariage. Lothaire s’oppose à un nou­veau par­tage, s’ensuivent révolte des fils contre leur père, guerres contre lui et entre eux. Louis le Pieux est dépo­sé puis réta­bli deux fois.
Lors du conflit entre Charles, Lothaire et son allié Pépin II d’Aquitaine, Ber­nard de Sep­ti­ma­nie avait pris le par­ti de Pépin contre Charles. Mais après la vic­toire de ce der­nier, le 22 juin 841, il se récon­ci­lie avec le vain­queur et, en gage, fait venir à la cour son fils Guillaume âgé de qua­torze ans. Le 22 mars 841, à Uzès où elle réside et veille aux affaires du com­té, Dhuo­da met au monde son second fils, mais l’enfant est aus­si­tôt emme­né auprès de son père, peut-être pour le mettre sous sa pro­tec­tion en des temps incer­tains pour toute la famille. Lorsqu’elle apprend que Guillaume est à la Cour du roi Charles le Chauve, Dhuo­da com­mence son Manuel.
Le livre se divise en onze cha­pitres qui se sub­di­visent eux-mêmes en sous-cha­pitres et dont la liste est don­née au début du livre, dans un ordre hié­rar­chique très pré­cis. Cette concep­tion per­met de le feuille­ter, d’aller direc­te­ment à un titre ou à un autre. A ce plan s’ajoute une seconde orga­ni­sa­tion qui trans­cende tout l’ouvrage. Elle est pré­sen­tée par l’auteur comme rami­fiée « en trois branches » ce qui met l’accent sur l’esprit du livre. Ces trois branches –Règle, Modèle, Manuel – se retrou­ve­ront tout au long des cha­pitres, où chaque fois, Dhuo­da expo­se­ra à son fils la règle, ce qu’il faut faire, puis le modèle à suivre, pris le plus sou­vent dans les Ecri­tures mais aus­si dans les Pères de l’Eglise, et enfin com­ment le mettre en œuvre dans sa vie, « le plus digne­ment pos­sible », ce qui est le but du Manuel. Puis elle explique, sur un ton qui rend aus­si pré­sents l’un que l’autre la mère et le fils, et leur rela­tion affec­tueuse et proche, pour­quoi elle a appe­lé son livre Manuel, cela au moyen d’une éty­mo­lo­gie très per­son­nelle, et très par­lante. Puis elle affirme avec force que tout dans ce petit livre, dans la forme et dans le fond, a été entiè­re­ment écrit pour le salut de l’âme et du corps de son fils. Il lui faut donc prendre le Manuel aus­si sou­vent qu’il joue aux cartes ou aux dés, écrit-elle en bonne connais­sance de la jeu­nesse. Puis elle lui demande de s’appliquer à le mettre en œuvre : « Les mots viennent de moi, la mise en œuvre (opus) sera de toi. » Elle s’adresse à la noblesse de son fils et lui fait sen­tir la confiance qu’elle a en lui. Ce qui donne valeur à cet ouvrage, c’est que tout ce qui y a été déve­lop­pé dès le début a été « mis en œuvre et ache­vé jusqu’au bout en Celui qui est appe­lé Dieu. »
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