Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures : Que nous apprennent les textes arabes ?

Article publié le 21 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Commen­çons par le titre du der­nier livre de Marie-Thé­rèse Urvoy qui n’est pas vrai­ment adé­quat : Essai de cri­tique lit­té­raire dans le nou­veau monde ara­bo-isla­mique ((. Cerf, novembre 2011, Coll. Sciences humaines et reli­gions, 381p., 35 €.)) ; compte tenu de la rigueur scien­ti­fique de son auteur, on peut être sûr qu’il est dû à quelque res­pon­sable de la mai­son d’édition, mal ins­pi­ré ce jour-là. « L’étude du texte ara­bo-isla­mique », par exemple, aurait été moins trom­peur ou obs­cur. « Le nou­veau monde ara­bo-isla­mique », en effet, n’est pas notre monde ni notre temps, mais le monde et le temps issus de l’irruption de l’islam en Ara­bie puis dans tout l’espace avoi­si­nant, depuis le VIIe siècle, donc. L’essentiel de l’ouvrage est défi­ni suf­fi­sam­ment par les pre­miers mots de ce titre : il s’agit d’un essai de cri­tique lit­té­raire, appli­qué en l’espèce aux textes de langue arabe, et plus exac­te­ment de la syn­thèse ou de la réca­pi­tu­la­tion de quelque vingt années de recherche (au sin­gu­lier et au plu­riel) de haut niveau consa­crées à cette lit­té­ra­ture.
La for­ma­tion très ouverte de Marie-Thé­rèse Urvoy lui a per­mis d’aller, dans cette voie, plus loin que la plu­part : géo­gra­phi­que­ment, elle s’est affi­née de Damas à Dakar, en pas­sant par Bey­routh et Madrid, entre autres ; scien­ti­fi­que­ment, elle est lit­té­raire, lin­guis­tique, phi­lo­so­phique, théo­lo­gique, etc.
Aus­si lui a‑t-elle per­mis de créer, en grande par­tie, un pont entre deux dis­ci­plines qui s’ignoraient, voire parais­saient incom­pa­tibles, l’islamologie et la cri­tique lit­té­raire. Logi­que­ment, la majeure par­tie du livre est, au sens le plus noble, péda­go­gique ; elle s’adresse en prio­ri­té, aux spé­cia­listes de cri­tique lit­té­raire. Que faut-il faire (et com­ment) pour étu­dier uti­le­ment un texte, pour en dis­cer­ner la por­tée – pour l’auteur et pour les lec­teurs atten­dus, donc pour la socié­té dans laquelle il est com­po­sé ? La récep­tion (atten­due et réelle) fait par­tie du livre autant que son écri­ture, et elle est très révé­la­trice de l’état d’une socié­té. L’essai réunit donc une ving­taine d’articles publiés pré­cé­dem­ment dans de nom­breuses revues ou ouvrages col­lec­tifs (deve­nus dif­fi­ciles à trou­ver et plus encore à réunir), par­tiel­le­ment réécrits pour faci­li­ter la cohé­rence de leur lec­ture, et en majo­ri­té « tech­niques ». Mais les conclu­sions qui en sont tirées sont plus larges ; ain­si, en remar­quant la plu­ra­li­té des niveaux de langue, le type de ver­si­fi­ca­tion rete­nu, le recours à des expres­sions démar­quées du latin ou emprun­tées au Coran, Marie-Thé­rèse Urvoy peut pré­ci­ser la place de la langue arabe chez les Chré­tiens d’Andalousie colo­ni­sés par les Arabes et Ber­bères. Cela lui per­met­tra de répondre à la ques­tion qu’elle pose abrup­te­ment : « L’arabe [enten­dons : la langue arabe !] est-il chris­tia­ni­sable ? ».
La cri­tique lit­té­raire per­met de confir­mer ou de détruire des idées domi­nantes ; ain­si du sou­fisme, qui serait reli­gieu­se­ment tolé­rant, et consti­tue­rait un pont entre l’islam et le chris­tia­nisme, dont il se rap­pro­che­rait par son insis­tance sur l’Amour. Cet exemple est d’autant plus impor­tant que « presque toutes les conver­sions à l’islam se font par la voie du sou­fisme […] pré­sen­té comme un islam doux, spi­ri­tuel et tolé­rant, alors que la langue et les argu­ments qu’il emploie sont exac­te­ment les mêmes que ceux des isla­mistes » (p.171). On pour­rait, aujourd’hui, ajou­ter une autre voie de conver­sion très connue, le foot­ball et le sport pro­fes­sion­nels, mais là, la cri­tique lit­té­raire est inadap­tée pour com­prendre et expli­quer le phé­no­mène. Tou­te­fois, l’étude des textes sou­fis per­met de com­prendre ce qui peut séduire (aux dif­fé­rents sens du terme) les Occi­den­taux dans cette forme tout à fait ortho­doxe de l’islam, mais sou­vent embru­mée d’un éso­té­risme accro­cheur.
Pour les non-spé­cia­listes de cri­tique lit­té­raire et de lit­té­ra­ture arabe ou isla­mique, mieux vaut com­men­cer par la fin de l’ouvrage, six cha­pitres consa­crés à « quelques pro­blèmes fon­da­men­taux », qui mettent le lec­teur plus à même de com­prendre les par­ties plus tech­niques qui ont pré­cé­dé. Il ne s’agit pas d’articles de vul­ga­ri­sa­tion ; mais ils débouchent, tou­jours avec les mêmes ins­tru­ments de recherche, sur les liens entre la langue arabe et l’islam réel, donc sur l’éventuelle indé­pen­dance de la pen­sée arabe par rap­port à l’islam et au Coran. Sur ce point, l’auteur n’est pas béat d’optimisme, et ses argu­ments sont (mal­heu­reu­se­ment ?) convain­cants.
La pos­si­bi­li­té d’un islam libé­ral est, en effet, limi­tée par le carac­tère non seule­ment intan­gible mais sur­tout insus­cep­tible de toute cri­tique lit­té­raire ou his­to­rique qui pro­tège les textes sacrés et leurs épi­gones. Car, Roger Arnal­dez l’avait noté, en islam, quand une chose a été dite ou écrite, elle obtient ipso fac­to une légi­ti­mi­té his­to­rique et, à tout moment, peut ser­vir de jus­ti­fi­ca­tion à un acte si ignoble soit-il : ain­si une fat­wa du XIVe siècle a‑t-elle été uti­li­sée pour expli­quer, voire glo­ri­fier, le meurtre des moines de Tib­hi­rine.
Les liens entre islam et isla­misme sont décor­ti­qués notam­ment à tra­vers les dis­cours de deux lea­ders adu­lés des « dia­lo­gueux » fran­çais, Tariq Rama­dan et Moham­med Tal­bi. On retrouve à cette occa­sion ceux que Lénine appe­lait jus­te­ment « les idiots utiles » au com­mu­nisme, le plus sou­vent des intel­lec­tuels ou clercs de trop bonne volon­té, qui veulent igno­rer la poutre qu’ils voient bien dans l’œil lim­pide du voi­sin à cause de la paille qu’ils croient devi­ner dans l’œil obtus de leurs com­pa­triotes ou core­li­gion­naires. La sym­pa­thie à l’égard de l’islam, reli­gion simple (c’est sa qua­li­té la plus évi­dente et la plus atti­rante) et si mal­léable en appa­rence, néglige un point essen­tiel : « L’islam ne s’ouvre au monde que si le monde l’accepte avec ses exi­gences, sans cela il se referme » (p. 342). L’islam réel tolère l’autre d’autant plus qu’il l’ignore en tant qu’autre ; du ter­ri­toire des Infi­dèles (ce fameux dar el harb, ou ter­ri­toire de la guerre), il accepte, donc il rend isla­mique, tout ce qui est isla­mi­sable (y com­pris le pro­grès tech­nique, voire le prêt à inté­rêt dis­tin­gué, pour l’occasion, de celui que le Coran pro­hibe). Quant à ce qui paraît contraire à la reli­gion, il est igno­ré, reje­té sans nuance car, Marie-Thé­rèse Urvoy le dit bien, n’ayant jamais affron­té des crises comme celles qu’a connues le chris­tia­nisme, l’islam « n’est pas immu­ni­sé » (p. 343), et il ne sait se défendre qu’en accep­tant (isla­mi­sant) ou reje­tant (condam­nant comme contraire à l’ordre divin).
On ne sau­rait trop conseiller aux arti­sans chré­tiens du dia­logue de médi­ter les quelques pages (344 à 352) résu­mant un livre du XIVe siècle consa­cré aux « Gens du Livre », Juifs et Chré­tiens. Que l’ancienneté de l’écriture ne soit pas un pré­texte à l’ignorer ou le dépré­cier : ce livre est constam­ment réédi­té et dif­fu­sé lar­ge­ment hors du monde isla­mique ; en outre, on l’a déjà signa­lé, tout ce qui a été écrit est valable sans limite. La tolé­rance et la dou­ceur de l’islam envers les Chré­tiens et Juifs y sont par­fai­te­ment décrites, et font peur à ceux qui ne s’en tiennent qu’aux dis­cours des pré­ten­dus « libé­raux ». A ces quelques pages, les spé­cia­listes du rap­pro­che­ment inter-reli­gieux join­dront uti­le­ment le très impor­tant der­nier cha­pitre, consa­cré à « la rela­tion de l’homme à Dieu dans le chris­tia­nisme et dans l’islam » : il décape avec talent les paral­lèles hâti­ve­ment éta­blis sur Dieu, sur la femme et leur rela­tion avec Dieu dans l’une et l’autre reli­gions. Le prin­cipe de la dis­tinc­tion entre la reli­gion et l’Etat (dîn et daw­la) est sur­tout tota­le­ment igno­ré par l’islam.
Une belle conclu­sion, très per­son­nelle, sur ce qu’ont entre­pris et (remar­qua­ble­ment) réa­li­sé ensemble Marie-Thé­rèse Urvoy et son époux Domi­nique, et sur la mise à l’épreuve constante de leurs résul­tats auprès des étu­diants, clôt ce livre ; on sup­pose donc que nombre de demi-savants qui dominent le sec­teur des rela­tions avec l’islam ten­te­ront de le dis­si­mu­ler plu­tôt que de le déni­grer, afin d’en cacher l’importance.

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