Revue de réflexion politique et religieuse.

Essor et déclin de l’es­prit du concile en Ita­lie

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Tous les conciles ont connu des pres­sions de la part des forces poli­tiques, des groupes dis­si­dents, etc. Cepen­dant Vati­can II, même sur ce ter­rain, appa­raît comme un concile sin­gu­lier. Cette assem­blée est arri­vée au moment où les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse et de mani­pu­la­tion de l’opinion publique ont fran­chi un seuil tota­le­ment nou­veau, conjonc­tion entre la pro­pa­gande éri­gée en art et l’apparition de nou­veaux ins­tru­ments tech­niques. Loin de s’en défier, les acteurs du concile (curie romaine, évêques, assis­tants théo­lo­giques, et au pre­mier rang de tous, Jean XXIII), par incom­pré­hen­sion ou com­plai­sance, sont entrés dans cet engre­nage, trans­for­mant par le fait même les condi­tions d’une réflexion ecclé­siale réel­le­ment auto­nome.
Dans cette situa­tion toute par­ti­cu­lière, une jonc­tion étroite a exis­té entre les cou­rants mino­ri­taires internes d’origine moder­niste et les sec­teurs de pointe de la culture laïque domi­nante, de nuance mar­xiste comme libé­rale. Durant le concile lui-même, le centre d’information de l’épiscopat hol­lan­dais s’est trans­for­mé en agence de pro­pa­gande, sous le nom d’I‑doc (diri­gé par Gary McEoin et Leo Alting von Geu­sau). La revue Conci­lium en est issue, publi­ca­tion qui a fonc­tion­né comme base d’un réseau d’influence éten­du à toute l’Eglise. L’université de Lou­vain a joué de son côté un rôle très impor­tant pour don­ner son impul­sion à ce qui devien­dra la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Et ain­si de suite. Depuis, et sans doute sur­tout en rai­son des liens entre­te­nus entre les divers foyers idéo­lo­giques et les centres de dif­fu­sion extra-ecclé­siaux, l’impression qui domine est celle d’une sorte d’emprisonnement de la vie ecclé­siale dans des struc­tures com­plexes dont il semble encore très dif­fi­cile de se libé­rer. Tout cela a fonc­tion­né en sym­biose avec le monde pro­fane, dans un jeu per­ma­nent d’expression de ses exi­gences et d’invitations internes à s’aligner sur elles.
Il n’empêche que la construc­tion idéo­lo­gique de l’époque conci­liaire n’est plus ce qu’elle était. La période finale de Paul VI, puis la longue ges­tion de Jean-Paul II ont contri­bué à l’étouffer peu à peu. Quant à Benoît XVI, nous avons déjà insis­té dans Catho­li­ca sur le fait qu’en pla­çant la dis­cus­sion sur l’herméneutique, il avait ouvert une boîte de Pan­dore qui ne se refer­me­ra plus. Au fur et à mesure, le débat se centre sur l’essentiel, qui est la nature même du concile, texte et évé­ne­ment consi­dé­rés en eux-mêmes et non plus dans la seule gangue de leur fabri­ca­tion média­tique. Telle est la toile de fond, très approxi­ma­ti­ve­ment esquis­sée, des échanges effec­tués à la suite d’une ren­contre avec Pie­tro de Mar­co, socio­logue de la reli­gion, ancien col­la­bo­ra­teur de l’Institut des sciences reli­gieuses de Bologne (1966 à 1968), actuel­le­ment pro­fes­seur de socio­lo­gie reli­gieuse, entre autres, à l’Institut supé­rieur des sciences reli­gieuses de Flo­rence, inter­ve­nant fré­quem­ment dans les grands débats sur la place de la reli­gion dans la vie publique, et notam­ment auteur de textes publiés sur www.chiesa.espressonline.it et www.olir.it. Il répond ici à quelques ques­tions for­mu­lées à pro­pos du rôle de l’Institut des sciences reli­gieuses de Bologne, d’une cer­taine impres­sion de stag­na­tion ou d’immobilité, res­sen­tie de l’extérieur, don­née par l’Eglise ita­lienne, éga­le­ment d’une sorte de sourde oppo­si­tion, ou de résis­tance pas­sive aux chan­ge­ments intro­duits par Benoît XVI, en par­ti­cu­lier en matière litur­gique. La ques­tion se pose de savoir jusqu’à quel point sub­siste un cer­tain esta­blish­ment pro­lon­geant les effets de l’esprit du concile, voire l’apparition sur le sol ita­lien du « com­plexe anti­ro­main » jusqu’ici réser­vé au monde ger­ma­nique. Faut-il aller jusqu’à par­ler de « socié­té blo­quée », à moins qu’un mou­ve­ment de fond dans le sens d’une reprise soit favo­ri­sé par des fac­teurs objec­tifs, à com­men­cer par l’épuisement des sup­ports idéo­lo­giques de ce qu’on a appe­lé le mythe conci­liaire ?

Ber­nard Dumont

Je com­men­ce­rai par les pré­misses. Ce que vous sou­li­gnez, l’emprise des médias et de l’opinion publique sur le concile tout au long de son dérou­le­ment (et même avant !), est pour moi non seule­ment une don­née qu’aucune recons­truc­tion his­to­rique ne peut sous-éva­luer, mais même une com­po­sante, une dimen­sion néces­saire de son her­mé­neu­tique.
D’une cer­taine façon, elle l’est déjà : le concile au-delà du concile, en dehors de l’aula et des palais du Vati­can et de Rome où les Pères conci­liaires ont séjour­né et tra­vaillé, est invo­qué par l’historiographie comme une preuve de son immé­diate per­méa­bi­li­té au monde et de la confiance à son égard ((. Dans le deuxième volume de Sto­ria del Conci­lio vati­ca­no II (Bologne, 1996), au cha­pitre « Flus­si e riflus­si delle due sta­gio­ni » (pp.559–611), Groo­taers pro­pose l’image des « cercles concen­triques » d’échos don­nés au monde à l’activité conci­liaire de Rome (le « reflux »), et celle de l’effet boo­me­rang, c’est-à-dire des effets du monde sur le concile (le « nou­veau flux »), dus à l’intermédiaire de nom­breux acteurs, dont les médias. On n’en soup­çonne pas moins, de manière symp­to­ma­tique, que la méta­phore, par ailleurs pas très heu­reuse, du reflux masque le fait des alté­ra­tions inten­tion­nelles et des méta­mor­phoses sim­pli­fi­ca­trices que la pro­duc­tion conci­liaire a subies de cercle en cercle. Il reste incroyable que, pour cer­tains his­to­riens, l’interaction entre le concile et le cadre his­to­rique mon­dial soit pré­sen­tée, trente ans plus tard, comme bonne et féconde en soi ; ain­si va l’idéologie. Sous la direc­tion de Groo­taers sor­tit peu après une pre­mière recons­ti­tu­tion des par­tis conci­liaires (cf. Jan Groo­taers, Actes et acteurs à Vati­can II, Pee­ters, Leu­ven, 1998).)) . Même l’attention des ambas­sades et chan­cel­le­ries envers les évé­ne­ments romains, recons­truite par l’Ecole de Bologne (par exemple A.Melloni dans L’altra Roma. Poli­ti­ca e S. Sede durante il conci­lio vati­ca­no II 1959–1965, Il Muli­no, Bologne, 2000), sou­li­gne­rait le carac­tère de nou­veau­té his­to­rique du concile. Il n’y aurait là rien de nou­veau dans l’histoire de l’Eglise, sinon un para­doxe incons­cient : l’importance du rap­port entre le concile et l’histoire rési­dait dans l’influence de l’histoire, du monde, sur le concile (un concile « ouvert ») consi­dé­rée en soi comme posi­tive, et non l’inverse. On ne doit pas oublier que, par une série d’équivoques théo­riques (telle la doc­trine même de la conse­cra­tio mun­di) et de for­mules à suc­cès (avant tout, « l’autonomie des réa­li­tés ter­restres ») le monde comme monde his­to­rique (« monde » est un terme hau­te­ment équi­voque dans la pro­duc­tion théo­lo­gique), au cours des années soixante, a été lar­ge­ment consi­dé­ré, en soi et par soi, comme por­teur de véri­té. C’est ain­si que, pour l’intelligentsia, le monde pénètre et coopère à un concile ouvert, mal­gré les résis­tances de cer­tains « sec­teurs » de l’Eglise et d’éléments de la Curie. Mais indé­pen­dam­ment de l’interprétation théo­lo­gi­co-fon­da­men­tale et ecclé­sio­lo­gique don­née par les publi­ca­tions « moder­nistes », le fait de l’osmose entre le concile et les espaces publics euro­péen et mon­dial est déci­sif pour l’herméneutique du concile parce que c’est dans cette osmose que se construit et se divulgue à l’extérieur, sou­vent à l’avance et indé­pen­dam­ment des réso­lu­tions conci­liaires, l’image de sa signi­fi­ca­tion. J’ai à l’esprit ce que j’aime appe­ler la marche de l’escalier, le déni­vel­le­ment qui fait pas­ser le concile de l’intention et du conte­nu propre des dif­fé­rents docu­ments au « concile » de la récep­tion publique. Dans la récep­tion inter­pré­ta­tive opèrent conjoin­te­ment – se « com­posent » comme deux forces – la sélec­tion jour­na­lis­tique ordi­naire des infor­ma­tions dans ce qui se passe, de ce qui est construit comme « infor­ma­tion », et le tra­vail capil­laire de ce que vous avez appe­lé des « foyers idéo­lo­giques et des centres de dif­fu­sion », prin­ci­pa­le­ment à l’intérieur de l’Eglise – la constel­la­tion des « vati­ca­nistes » et des jour­na­listes reli­gieux catho­liques, sou­vent pres­ti­gieux – et de concert avec eux, d’autres exté­rieurs. Ce qui est, du point de vue jour­na­lis­tique, une infor­ma­tion sur le concile se colore et se voit requa­li­fié par le tra­vail du jour­na­lisme reli­gieux spé­cia­li­sé. Il y a là une recherche encore à mener, selon une bonne méthode socio­lo­gique, sur des exemples pré­cis sus­cep­tibles d’être géné­ra­li­sés, en somme des échan­tillons sta­tis­tiques, étant don­né l’ampleur de la matière.
Mais ce qui compte pour nous, c’est le para­digme exté­rieur, pour ain­si dire, qui se construit, se dif­fuse et s’affine dans la média­sphère, se conso­lide et gagne de nou­veaux niveaux supé­rieurs de réflexion, de l’article ou de la confé­rence à l’essai spé­cia­li­sé et au livre, déjà au cours des longues inter­ses­sions. Ce para­digme exté­rieur, pro­duit par le « monde » et sous l’effet du « monde », devient un véri­table et spé­ci­fique canon tex­tuel et inter­pré­ta­tif du cor­pus conci­liaire. Je rap­pelle à cet égard la géniale iden­ti­fi­ca­tion qu’Eric Voe­ge­lin effec­tue au sujet de la pra­tique puri­taine d’utilisation des Ecri­tures, y voyant à l’oeuvre une méthode « gnos­tique » ; je parle de « méthode » pour ne pas don­ner au para­digme exté­rieur le carac­tère d’extériorité sub­stan­tielle envers le chris­tia­nisme que Voe­ge­lin attri­bue à la poli­tique
puri­taine. « S’il fal­lait stan­dar­di­ser aus­si bien le choix antho­lo­giques de l’Ecriture que leur inter­pré­ta­tion », ce serait de manière auto­ri­taire, puisque « si l’on admet­tait qu’une inter­pré­ta­tion en valait une autre, il n’y aurait eu aucun motif de s’insurger contre la tra­di­tion de l’Eglise qui, après tout, se fon­dait elle aus­si sur une inter­pré­ta­tion de l’Ecriture. C’est pour échap­per à ce dilemme entre chaos [révo­lu­tion­naire] et tra­di­tion qu’a été mise au point la pre­mière des redé­cou­vertes tech­niques [des élites révo­lu­tion­naires], la for­mu­la­tion sys­té­ma­tique ». Voe­ge­lin la défi­nit comme « le Coran gnos­tique », mais dont le modèle le plus repré­sen­ta­tif est consti­tué par les Ins­ti­tu­tions de Cal­vin ((. E.Voegelin, The New Science of Poli­tics, Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press, Chi­ca­go-Londres, 1952, pp. 138–139.)) .
Et cha­cun des foyers inter­na­tio­naux, qui sont sou­vent en concur­rence entre eux, ten­dra à don­ner sa propre ver­sion « sys­té­ma­tique ». Je dis en concur­rence, parce que, par exemple, entre l’I‑doc et le Centre de docu­men­ta­tion de Bologne, ou le milieu flo­ren­tin de la revue Tes­ti­mo­nianze, il n’y a que des rap­ports super­fi­ciels, voire ins­tru­men­taux : des alliances occa­sion­nelles. Mais le milieu de Tes­ti­mo­nianze est en syn­to­nie avec le jour­na­lisme et l’édition conci­liaire (de Ranie­ro La Valle, diret­tore du quo­ti­dien Avve­nire, à Vit­to­rio Cit­te­rich, jour­na­liste du cercle de La Pira, à Mario Goz­zi­ni, essayiste et res­pon­sable de la pro­duc­tion conci­liaire de qua­li­té chez l’éditeur Val­lec­chi). Tan­dis que Bologne est en rap­port avec de nom­breux centres d’études, des ins­ti­tu­tions ecclé­sias­tiques, avec l’intelligentsia de pres­ti­gieux monas­tères euro­péens, et l’I‑doc a prin­ci­pa­le­ment une culture socio­lo­gique et une pro­jec­tion lati­no-amé­ri­caine. Je sou­ligne en pas­sant à quel point sera utile pour la com­pré­hen­sion de l’après-concile une recons­truc­tion his­to­rique de la socio­lo­gie catho­lique pro­duite et ensei­gnée par des ecclé­sias­tiques ou ex-ecclé­sias­tiques – soit comme sub­sti­tut cohé­rent à la théo­lo­gie, soit comme rec­ti­fi­ca­tion « moder­niste » de celle-ci, vu le pri­mat accor­dé au monde – tant à l’intérieur qu’au dehors des facul­tés théo­lo­giques : com­ment cela a eu lieu, et avec quelles consé­quences ((. J’ai fait allu­sion à cette affaire dans « Pri­va­tiz­za­zione del­la fede e cit­tà seco­lare nel­la rece­zione del­la Gau­dium et spes », in Ser­vi­zio Nazio­nale per il Pro­get­to Cultu­rale CEI (a cura di), A quarant’anni dal Conci­lio. Atti del VI Forum [2004], Ed. Deho­niane, Bologne, 2005, pp. 313–323.)) .

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