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Essor et déclin de l’es­prit du concile en Ita­lie

Tous les conciles ont connu des pres­sions de la part des forces poli­tiques, des groupes dis­si­dents, etc. Cepen­dant Vati­can II, même sur ce ter­rain, appa­raît comme un concile sin­gu­lier. Cette assem­blée est arri­vée au moment où les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse et de mani­pu­la­tion de l’opinion publique ont fran­chi un seuil tota­le­ment nou­veau, conjonc­tion entre la pro­pa­gande éri­gée en art et l’apparition de nou­veaux ins­tru­ments tech­niques. Loin de s’en défier, les acteurs du concile (curie romaine, évêques, assis­tants théo­lo­giques, et au pre­mier rang de tous, Jean XXIII), par incom­pré­hen­sion ou com­plai­sance, sont entrés dans cet engre­nage, trans­for­mant par le fait même les condi­tions d’une réflexion ecclé­siale réel­le­ment auto­nome.
Dans cette situa­tion toute par­ti­cu­lière, une jonc­tion étroite a exis­té entre les cou­rants mino­ri­taires internes d’origine moder­niste et les sec­teurs de pointe de la culture laïque domi­nante, de nuance mar­xiste comme libé­rale. Durant le concile lui-même, le centre d’information de l’épiscopat hol­lan­dais s’est trans­for­mé en agence de pro­pa­gande, sous le nom d’I‑doc (diri­gé par Gary McEoin et Leo Alting von Geu­sau). La revue Conci­lium en est issue, publi­ca­tion qui a fonc­tion­né comme base d’un réseau d’influence éten­du à toute l’Eglise. L’université de Lou­vain a joué de son côté un rôle très impor­tant pour don­ner son impul­sion à ce qui devien­dra la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Et ain­si de suite. Depuis, et sans doute sur­tout en rai­son des liens entre­te­nus entre les divers foyers idéo­lo­giques et les centres de dif­fu­sion extra-ecclé­siaux, l’impression qui domine est celle d’une sorte d’emprisonnement de la vie ecclé­siale dans des struc­tures com­plexes dont il semble encore très dif­fi­cile de se libé­rer. Tout cela a fonc­tion­né en sym­biose avec le monde pro­fane, dans un jeu per­ma­nent d’expression de ses exi­gences et d’invitations internes à s’aligner sur elles.
Il n’empêche que la construc­tion idéo­lo­gique de l’époque conci­liaire n’est plus ce qu’elle était. La période finale de Paul VI, puis la longue ges­tion de Jean-Paul II ont contri­bué à l’étouffer peu à peu. Quant à Benoît XVI, nous avons déjà insis­té dans Catho­li­ca sur le fait qu’en pla­çant la dis­cus­sion sur l’herméneutique, il avait ouvert une boîte de Pan­dore qui ne se refer­me­ra plus. Au fur et à mesure, le débat se centre sur l’essentiel, qui est la nature même du concile, texte et évé­ne­ment consi­dé­rés en eux-mêmes et non plus dans la seule gangue de leur fabri­ca­tion média­tique. Telle est la toile de fond, très approxi­ma­ti­ve­ment esquis­sée, des échanges effec­tués à la suite d’une ren­contre avec Pie­tro de Mar­co, socio­logue de la reli­gion, ancien col­la­bo­ra­teur de l’Institut des sciences reli­gieuses de Bologne (1966 à 1968), actuel­le­ment pro­fes­seur de socio­lo­gie reli­gieuse, entre autres, à l’Institut supé­rieur des sciences reli­gieuses de Flo­rence, inter­ve­nant fré­quem­ment dans les grands débats sur la place de la reli­gion dans la vie publique, et notam­ment auteur de textes publiés sur www.chiesa.espressonline.it et www.olir.it. Il répond ici à quelques ques­tions for­mu­lées à pro­pos du rôle de l’Institut des sciences reli­gieuses de Bologne, d’une cer­taine impres­sion de stag­na­tion ou d’immobilité, res­sen­tie de l’extérieur, don­née par l’Eglise ita­lienne, éga­le­ment d’une sorte de sourde oppo­si­tion, ou de résis­tance pas­sive aux chan­ge­ments intro­duits par Benoît XVI, en par­ti­cu­lier en matière litur­gique. La ques­tion se pose de savoir jusqu’à quel point sub­siste un cer­tain esta­blish­ment pro­lon­geant les effets de l’esprit du concile, voire l’apparition sur le sol ita­lien du « com­plexe anti­ro­main » jusqu’ici réser­vé au monde ger­ma­nique. Faut-il aller jusqu’à par­ler de « socié­té blo­quée », à moins qu’un mou­ve­ment de fond dans le sens d’une reprise soit favo­ri­sé par des fac­teurs objec­tifs, à com­men­cer par l’épuisement des sup­ports idéo­lo­giques de ce qu’on a appe­lé le mythe conci­liaire ?

Ber­nard Dumont

Je com­men­ce­rai par les pré­misses. Ce que vous sou­li­gnez, l’emprise des médias et de l’opinion publique sur le concile tout au long de son dérou­le­ment (et même avant !), est pour moi non seule­ment une don­née qu’aucune recons­truc­tion his­to­rique ne peut sous-éva­luer, mais même une com­po­sante, une dimen­sion néces­saire de son her­mé­neu­tique.
D’une cer­taine façon, elle l’est déjà : le concile au-delà du concile, en dehors de l’aula et des palais du Vati­can et de Rome où les Pères conci­liaires ont séjour­né et tra­vaillé, est invo­qué par l’historiographie comme une preuve de son immé­diate per­méa­bi­li­té au monde et de la confiance à son égard ((. Dans le deuxième volume de Sto­ria del Conci­lio vati­ca­no II (Bologne, 1996), au cha­pitre « Flus­si e riflus­si delle due sta­gio­ni » (pp.559–611), Groo­taers pro­pose l’image des « cercles concen­triques » d’échos don­nés au monde à l’activité conci­liaire de Rome (le « reflux »), et celle de l’effet boo­me­rang, c’est-à-dire des effets du monde sur le concile (le « nou­veau flux »), dus à l’intermédiaire de nom­breux acteurs, dont les médias. On n’en soup­çonne pas moins, de manière symp­to­ma­tique, que la méta­phore, par ailleurs pas très heu­reuse, du reflux masque le fait des alté­ra­tions inten­tion­nelles et des méta­mor­phoses sim­pli­fi­ca­trices que la pro­duc­tion conci­liaire a subies de cercle en cercle. Il reste incroyable que, pour cer­tains his­to­riens, l’interaction entre le concile et le cadre his­to­rique mon­dial soit pré­sen­tée, trente ans plus tard, comme bonne et féconde en soi ; ain­si va l’idéologie. Sous la direc­tion de Groo­taers sor­tit peu après une pre­mière recons­ti­tu­tion des par­tis conci­liaires (cf. Jan Groo­taers, Actes et acteurs à Vati­can II, Pee­ters, Leu­ven, 1998).)) . Même l’attention des ambas­sades et chan­cel­le­ries envers les évé­ne­ments romains, recons­truite par l’Ecole de Bologne (par exemple A.Melloni dans L’altra Roma. Poli­ti­ca e S. Sede durante il conci­lio vati­ca­no II 1959–1965, Il Muli­no, Bologne, 2000), sou­li­gne­rait le carac­tère de nou­veau­té his­to­rique du concile. Il n’y aurait là rien de nou­veau dans l’histoire de l’Eglise, sinon un para­doxe incons­cient : l’importance du rap­port entre le concile et l’histoire rési­dait dans l’influence de l’histoire, du monde, sur le concile (un concile « ouvert ») consi­dé­rée en soi comme posi­tive, et non l’inverse. On ne doit pas oublier que, par une série d’équivoques théo­riques (telle la doc­trine même de la conse­cra­tio mun­di) et de for­mules à suc­cès (avant tout, « l’autonomie des réa­li­tés ter­restres ») le monde comme monde his­to­rique (« monde » est un terme hau­te­ment équi­voque dans la pro­duc­tion théo­lo­gique), au cours des années soixante, a été lar­ge­ment consi­dé­ré, en soi et par soi, comme por­teur de véri­té. C’est ain­si que, pour l’intelligentsia, le monde pénètre et coopère à un concile ouvert, mal­gré les résis­tances de cer­tains « sec­teurs » de l’Eglise et d’éléments de la Curie. Mais indé­pen­dam­ment de l’interprétation théo­lo­gi­co-fon­da­men­tale et ecclé­sio­lo­gique don­née par les publi­ca­tions « moder­nistes », le fait de l’osmose entre le concile et les espaces publics euro­péen et mon­dial est déci­sif pour l’herméneutique du concile parce que c’est dans cette osmose que se construit et se divulgue à l’extérieur, sou­vent à l’avance et indé­pen­dam­ment des réso­lu­tions conci­liaires, l’image de sa signi­fi­ca­tion. J’ai à l’esprit ce que j’aime appe­ler la marche de l’escalier, le déni­vel­le­ment qui fait pas­ser le concile de l’intention et du conte­nu propre des dif­fé­rents docu­ments au « concile » de la récep­tion publique. Dans la récep­tion inter­pré­ta­tive opèrent conjoin­te­ment – se « com­posent » comme deux forces – la sélec­tion jour­na­lis­tique ordi­naire des infor­ma­tions dans ce qui se passe, de ce qui est construit comme « infor­ma­tion », et le tra­vail capil­laire de ce que vous avez appe­lé des « foyers idéo­lo­giques et des centres de dif­fu­sion », prin­ci­pa­le­ment à l’intérieur de l’Eglise – la constel­la­tion des « vati­ca­nistes » et des jour­na­listes reli­gieux catho­liques, sou­vent pres­ti­gieux – et de concert avec eux, d’autres exté­rieurs. Ce qui est, du point de vue jour­na­lis­tique, une infor­ma­tion sur le concile se colore et se voit requa­li­fié par le tra­vail du jour­na­lisme reli­gieux spé­cia­li­sé. Il y a là une recherche encore à mener, selon une bonne méthode socio­lo­gique, sur des exemples pré­cis sus­cep­tibles d’être géné­ra­li­sés, en somme des échan­tillons sta­tis­tiques, étant don­né l’ampleur de la matière.
Mais ce qui compte pour nous, c’est le para­digme exté­rieur, pour ain­si dire, qui se construit, se dif­fuse et s’affine dans la média­sphère, se conso­lide et gagne de nou­veaux niveaux supé­rieurs de réflexion, de l’article ou de la confé­rence à l’essai spé­cia­li­sé et au livre, déjà au cours des longues inter­ses­sions. Ce para­digme exté­rieur, pro­duit par le « monde » et sous l’effet du « monde », devient un véri­table et spé­ci­fique canon tex­tuel et inter­pré­ta­tif du cor­pus conci­liaire. Je rap­pelle à cet égard la géniale iden­ti­fi­ca­tion qu’Eric Voe­ge­lin effec­tue au sujet de la pra­tique puri­taine d’utilisation des Ecri­tures, y voyant à l’oeuvre une méthode « gnos­tique » ; je parle de « méthode » pour ne pas don­ner au para­digme exté­rieur le carac­tère d’extériorité sub­stan­tielle envers le chris­tia­nisme que Voe­ge­lin attri­bue à la poli­tique
puri­taine. « S’il fal­lait stan­dar­di­ser aus­si bien le choix antho­lo­giques de l’Ecriture que leur inter­pré­ta­tion », ce serait de manière auto­ri­taire, puisque « si l’on admet­tait qu’une inter­pré­ta­tion en valait une autre, il n’y aurait eu aucun motif de s’insurger contre la tra­di­tion de l’Eglise qui, après tout, se fon­dait elle aus­si sur une inter­pré­ta­tion de l’Ecriture. C’est pour échap­per à ce dilemme entre chaos [révo­lu­tion­naire] et tra­di­tion qu’a été mise au point la pre­mière des redé­cou­vertes tech­niques [des élites révo­lu­tion­naires], la for­mu­la­tion sys­té­ma­tique ». Voe­ge­lin la défi­nit comme « le Coran gnos­tique », mais dont le modèle le plus repré­sen­ta­tif est consti­tué par les Ins­ti­tu­tions de Cal­vin ((. E.Voegelin, The New Science of Poli­tics, Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press, Chi­ca­go-Londres, 1952, pp. 138–139.)) .
Et cha­cun des foyers inter­na­tio­naux, qui sont sou­vent en concur­rence entre eux, ten­dra à don­ner sa propre ver­sion « sys­té­ma­tique ». Je dis en concur­rence, parce que, par exemple, entre l’I‑doc et le Centre de docu­men­ta­tion de Bologne, ou le milieu flo­ren­tin de la revue Tes­ti­mo­nianze, il n’y a que des rap­ports super­fi­ciels, voire ins­tru­men­taux : des alliances occa­sion­nelles. Mais le milieu de Tes­ti­mo­nianze est en syn­to­nie avec le jour­na­lisme et l’édition conci­liaire (de Ranie­ro La Valle, diret­tore du quo­ti­dien Avve­nire, à Vit­to­rio Cit­te­rich, jour­na­liste du cercle de La Pira, à Mario Goz­zi­ni, essayiste et res­pon­sable de la pro­duc­tion conci­liaire de qua­li­té chez l’éditeur Val­lec­chi). Tan­dis que Bologne est en rap­port avec de nom­breux centres d’études, des ins­ti­tu­tions ecclé­sias­tiques, avec l’intelligentsia de pres­ti­gieux monas­tères euro­péens, et l’I‑doc a prin­ci­pa­le­ment une culture socio­lo­gique et une pro­jec­tion lati­no-amé­ri­caine. Je sou­ligne en pas­sant à quel point sera utile pour la com­pré­hen­sion de l’après-concile une recons­truc­tion his­to­rique de la socio­lo­gie catho­lique pro­duite et ensei­gnée par des ecclé­sias­tiques ou ex-ecclé­sias­tiques – soit comme sub­sti­tut cohé­rent à la théo­lo­gie, soit comme rec­ti­fi­ca­tion « moder­niste » de celle-ci, vu le pri­mat accor­dé au monde – tant à l’intérieur qu’au dehors des facul­tés théo­lo­giques : com­ment cela a eu lieu, et avec quelles consé­quences ((. J’ai fait allu­sion à cette affaire dans « Pri­va­tiz­za­zione del­la fede e cit­tà seco­lare nel­la rece­zione del­la Gau­dium et spes », in Ser­vi­zio Nazio­nale per il Pro­get­to Cultu­rale CEI (a cura di), A quarant’anni dal Conci­lio. Atti del VI Forum [2004], Ed. Deho­niane, Bologne, 2005, pp. 313–323.)) .
Mais même lorsque les foyers s’éteindront ou se trans­for­me­ront en s’accrochant, après des décen­nies, à des posi­tions défen­sives, le para­digme exté­rieur, deve­nu auto­nome, pour­sui­vra son che­min – s’affirmera len­te­ment, même en se modé­rant – dans la lit­té­ra­ture théo­lo­gique tout comme dans la lit­té­ra­ture de vul­ga­ri­sa­tion, dans la pré­di­ca­tion comme dans les thèses de doc­to­rat. Cela coïn­cide exac­te­ment, à mon avis, avec la forme intel­lec­tuelle de ce qu’on a appe­lé l’esprit du concile. La coïn­ci­dence est révé­la­trice, puisque comme la notion, ou le terme d’esprit évoque une dis­tinc­tion d’opposition avec la lettre – l’esprit pré­cède la lettre, l’anime et lui sur­vit : ain­si le veulent les lieux com­muns – le para­digme exté­rieur choi­sit immé­dia­te­ment dans la « lettre » du cor­pus conci­liaire ce qui sert à sa propre for­mu­la­tion et affir­ma­tion, il se sert à lui-même de réfé­rence, il pro­duit sa « langue de bois », il se per­pé­tue (et s’exténue) comme une tra­di­tion close. La ter­mi­no­lo­gie typi­que­ment ita­lienne est connue, par laquelle on jus­ti­fie­ra dans des écrits, des col­loques, des ouvrages impor­tants, la conso­li­da­tion du para­digme éla­bo­ré sur les marges média­tiques et poli­tiques du concile : il s’agissait de dis­cer­ner, de sépa­rer du reste, de déve­lop­per les consé­quences des par­ties « motrices » ou « por­teuses » du concile, qu’elles soient conte­nues dans les énon­cés (à condi­tion de trier et puri­fier du poids des com­pro­mis réa­li­sés en com­mis­sions et dans l’aula) ou bien qu’elles soient pos­tu­lées comme les inten­tions des pères conci­liaires. Je n’insiste pas plus sur ce point, qui est un de mes thèmes d’étude et qui requiert un gros appro­fon­dis­se­ment ; cepen­dant une consé­quence me semble aujourd’hui évi­dente et contrai­gnante pour l’Eglise.
Le para­digme exté­rieur, qui, pre­miè­re­ment, est consti­tué dans le texte conci­liaire à par­tir d’une sélec­tion par­ti­cu­lière de textes et de signi­fi­ca­tions (cette der­nière sélec­tion, dans le sens de « ce que le concile sera et devra être », pré­cède logi­que­ment les tra­vaux mêmes du concile) et deuxiè­me­ment, est déve­lop­pé dans les milieux péri­con­ci­liaires et dans des formes média­tiques (celles d’alors), déter­mine cin­quante ans après, dans une forme affai­blie et bana­li­sée, ou pour par­ler comme Bau­man, sous forme liquide, la récep­tion dif­fuse, modale, de Vati­can II. Dans sa géo­mé­trie variable, il prend la forme polé­mique des groupes de base, soit celle voi­lée, sous-jacente, de la majeure par­tie des livres savants, soit la can­ti­lène, la basse conti­nue des par­lers « ecclé­siaux ».
Le centre, c’est-à-dire Rome, quelques épis­co­pats, quelques milieux théo­lo­giques et ecclé­sias­tiques en ont tou­jours été libres ou bien peuvent, s’ils le veulent, s’en libé­rer, non sans dif­fi­cul­tés ni contra­dic­tions. Mais le tra­vail, déme­su­ré, à accom­plir pour retrou­ver l’esprit (mens) des pères conci­liaires et du sens effec­tif des textes reste en grande par­tie à accom­plir. Ain­si la ques­tion de l’herméneutique du Concile pour le pré­sent comme pour l’avenir de l’Eglise requiert-elle un pro­ces­sus rétro­ac­tif, un retour à l’origine, une pars des­truens. Au fil de ce que j’ai dit, je crois avoir répon­du à votre pre­mière inter­ro­ga­tion. Il est peut-être inté­res­sant pour un lec­teur fran­çais, mais aus­si désor­mais ita­lien (à cause de l’oubli qui plane sur les évé­ne­ments et les « cli­mats ») de faire un petit rap­pel et de por­ter un juge­ment sur l’Institut des Sciences reli­gieuses de Bologne, son lan­ce­ment, le tra­vail intel­lec­tuel et de recherches qui s’y dérou­la entre 1964 et le début des années soixante-dix ((. Pour un tableau plus détaillé, cf. P. De Mar­co, « L’Istituto per le Scienze Reli­giose di Bolo­gna. Pro­me­mo­ria da un com­pa­gno di cam­mi­no », sur www.chiesa.espressonline.it du 30 août 2005.)) . Je ne suis pas un très bon connais­seur des affaires de la ville de Bologne à l’époque de Ler­ca­ro, ce qui peut paraître un para­doxe alors que j’ai fré­quen­té la ville et l’église bolo­naises dans les années de gloire, puis de la fin de son épis­co­pat.
Mais le Centre de docu­men­ta­tion (pre­mière déno­mi­na­tion de l’actuel Ins­ti­tut) était un milieu d’études très absor­bant et rela­ti­ve­ment auto­suf­fi­sant. La majo­ri­té des bour­siers n’étaient pas de Bologne, et je reve­nais à Flo­rence chaque same­di. Mais ce qui comp­tait le plus, c’était le style des études, alors prin­ci­pa­le­ment his­to­rio­gra­phique, avec un accent par­ti­cu­lier sur le concile de Trente, l’ère tri­den­tine, saint Charles Bor­ro­mée, et les ques­tions liées à ce contexte, la pré­ré­forme, la réforme pro­tes­tante, la réforme catho­lique. La réfé­rence tuté­laire était Hubert Jedin, mais aus­si Delio Can­ti­mo­ri ((. Can­ti­mo­ri (1904–1966), notable figure d’intellectuel, fas­ciste au temps de sa jeu­nesse, ensuite com­mu­niste, consul­tant de l’éditeur Einau­di, his­to­rien, d’autorité inter­na­tio­nale, des mou­ve­ments héré­tiques du XVIe siècle, grand connais­seur de la culture alle­mande, qui a favo­ri­sé jusqu’à sa mort l’enracinement de l’Histoire de l’Eglise dans les dis­ci­plines his­to­riques du cycle uni­ver­si­taire. C’est par la volon­té de Can­ti­mo­ri qu’Alberigo a pu ensei­gner à Flo­rence, et à sa suite (1967) Michele Ran­chet­ti, un autre intel­lec­tuel lié au Centre de Docu­men­ta­tion.)) . Le milieu monas­tique de Mon­te­ve­glio, autour de Giu­seppe Dos­set­ti, don­nait sa contri­bu­tion, per­met­tant une osmose entre notre tra­vail et les études patris­tiques et his­to­ri­co-litur­giques. La constel­la­tion ita­lienne et euro­péenne d’amis et col­lègues était prin­ci­pa­le­ment consti­tuée d’historiens (de la théo­lo­gie et d’histoire de l’Eglise), des spé­cia­listes de patro­lo­gie à ceux, plus rares, de l’époque contem­po­raine. Comme tel, et sauf excep­tions indi­vi­duelles, le tra­vail sys­té­ma­tique du Centre n’était pas des­ti­né à l’archidiocèse de Bologne ni com­man­di­té par lui. Les rap­ports étroits étaient d’ordre per­son­nel et réser­vés à des Bolo­nais (Albe­ri­go, Pro­di).
En outre, Giu­seppe Albe­ri­go avait une vision de l’Institut moderne et ambi­tieuse : non pas celle d’une sup­pléance des carences ita­liennes, réelles ou sup­po­sées, mais une recherche de niveau immé­dia­te­ment inter­na­tio­nal, selon les demandes qui étaient faites aux sciences reli­gieuses (ou dont on pen­sait qu’elles allaient être faites) par l’Eglise uni­ver­selle. Le pro­jet était d’opposer la for­mule du Centre à celle des facul­tés ecclé­sias­tiques, sur­tout, mais pas seule­ment, les facul­tés romaines. Une concur­rence en matière de pro­grammes de for­ma­tion, de dota­tion de livres, de thèmes de recherche, et à laquelle s’ajoutait la convic­tion de n’être infé­rieur à aucun des centres euro­péens (fran­çais, belges et alle­mands) où l’on fai­sait de la théo­lo­gie. Pour para­phra­ser le titre d’un livre célèbre d’Eugenio Garin, La filo­so­fia come sapere sto­ri­co [La phi­lo­so­phie comme savoir his­to­rique] (1959), la théo­lo­gie était alors conçue comme (et en tant que) « savoir his­to­rique », et en pra­ti­quant celui-ci, nous nous sen­tions plus en avant que les facul­tés théo­lo­giques, avec leur ensei­gne­ment doc­tri­naux et de manuels. La for­ma­tion des jeunes étu­diants était com­plé­tée auprès d’un maître euro­péen. Le ciment du groupe, pour ain­si dire, était cer­tai­ne­ment celui de la réforme de l’Eglise, mais pas dans le même sens que les groupes du « dis­sen­ti­ment » catho­lique des années post­con­ci­liaires, avec en géné­ral leurs manières mili­tantes. L’Eglise des pauvres (Ler­ca­ro) devait se construire sur la réforme in capite et mem­bris, non sur l’effervescence sociale et idéo­lo­gique, alors très net­te­ment orien­tée à gauche. On ne doit pas oublier la dis­tance qui sépa­rait alors le Centre d’avec la tra­di­tion du catho­li­cisme poli­tique, « popu­laire » [démo­crate-chré­tien] et en géné­ral de la culture dite « de mou­ve­ment catho­lique » et du laï­cat d’Action catho­lique (qui étaient alors igno­rés, y com­pris sur le plan his­to­rio­gra­phique). La frac­ture dans la vie de Dos­set­ti jouait comme un point de départ his­to­rique.
Ces carac­té­ris­tiques qui, je le répète, concernent la deuxième par­tie des années soixante, à peine plus (sur­tout en matière his­to­rio­gra­phique), me per­mettent d’ajouter quelque chose à la typo­lo­gie des centres pro­mo­teurs du para­digme « dyna­mique » du concile et de son « esprit ». L’Institut, comme d’autres en Europe, se pré­sen­tait comme por­teur d’une ortho­doxie renou­ve­lée mais rigou­reuse. Si l’on avait vou­lu y iden­ti­fier des com­po­santes « moder­nistes », des expres­sions du moder­nisme catho­lique latent qui traî­naient au XXe siècle et qui pro­fi­tèrent du concile (en soi étran­ger au moder­nisme his­to­rique) pour s’affirmer de nou­veau, je pen­se­rais à quelques intel­lec­tuels et cher­cheurs du même âge que moi, qui ont vite quit­té le Centre et chez qui la com­po­sante anti­ro­maine, anti­dog­ma­tique, « cri­tique » et spi­ri­tua­liste a ensuite pré­va­lu. Je dirais que les membres actuels de l’ISR sont pro­ba­ble­ment plus proches du para­digme « cri­tique » et anti­ro­main, anti­dog­ma­tique et spi­ri­tua­liste que ne le fut la géné­ra­tion des maîtres. Mais je me trompe peut-être. Le lan­ce­ment et le suc­cès (on a par­lé d’hégémonie) du Centre (et ensuite de l’Institut) ont dépen­du, dans la logique de ce que je viens de dire, d’avoir cher­ché et don­né une forme savante au para­digme exté­rieur, en ten­tant de mon­trer avec beau­coup de convic­tion et avec l’appui d’autres intel­lec­tuels – c’est le sens même de la vaste et très docu­men­tée His­toire du concile Vati­can II – que celui-ci était en réa­li­té fon­dé dans l’histoire interne et les textes du concile lui-même. En somme, le pres­tige de l’Institut pro­vient d’un tra­vail d’intellectuels « orga­niques » et « ortho­doxes » au ser­vice du vaste « mou­ve­ment » (et du sen­ti­ment, pré­sent jusque dans la hié­rar­chie) « conci­liaire » d’ordre mili­tant. Expres­sion savante, par­mi les plus aguer­ries, du para­digme exté­rieur, l’Institut est aujourd’hui en posi­tion excen­trée par rap­port à la pro­fonde dis­cus­sion et révi­sion de ce der­nier, en pleine invo­lu­tion. Sa dégra­da­tion polé­mique, sa bana­li­sa­tion, son appau­vris­se­ment et l’incapacité de ses « gar­diens » à s’opposer à ce pro­ces­sus sont évi­dents. Le tra­vail his­to­rio­gra­phique de l’Institut reste utile, dans ses propres limites, comme tout autre tra­vail aca­dé­mique, mais mal­gré cela son enga­ge­ment « poli­tique » n’est plus au ser­vice de rien du tout. L’absence de for­ma­tion théo­lo­gique ((. L’unique tête théo­lo­gique de l’ISR reste Giu­seppe Rug­gie­ri. Sont de qua­li­té ses éla­bo­ra­tions de thèmes « conci­liaires » spé­ci­fiques du para­digme, tels que « l’Eglise comme fra­ter­ni­té évan­gé­lique », « le remède de la misé­ri­corde », « l’Evangile et rien d’autre », dans son Cris­tia­ne­si­mo, chiese e van­ge­lo, Il Muli­no, Bologne, 2002 (coll. « Tes­ti e stu­di » dell’ISR).))  – non pas celle qui est pré­ten­due post-théo­lo­gique –, la per­sis­tance d’une « uti­li­sa­tion poli­tique » (ecclé­sias­tique) de l’histoire et la constante anti­ro­maine retirent à ses membres la pos­si­bi­li­té scien­ti­fique et pra­tique de reve­nir au centre de la réflexion catho­lique. Rebus sic stan­ti­bus.
Avec votre troi­sième ques­tion, nous chan­geons de ter­rain. Du moins devons-nous obser­ver le « contexte » ecclé­sial dont les foyers intel­lec­tuels qui ont été les pro­ta­go­nistes de l’époque post­con­ci­liaire ont per­du le contrôle. Le cadre ecclé­sial-ecclé­sias­tique, l’ecclésiosphère ita­lienne, a connu un chan­ge­ment de route signi­fi­ca­tif sous Jean-Paul II (je trouve très appro­priée la méta­phore qui pré­sente le pape Woj­tyła comme timo­nier). Le pape a don­né force, avec l’énergie d’un com­bat­tant et encore plus par la force de son cha­risme, à l’opposition romaine et curiale aux affir­ma­tions idéo­lo­giques et à la prise en otage du corps ins­ti­tu­tion­nel par l’esprit du concile. Toute per­sonne qui désap­prouve (et pour l’essentiel j’en suis une) la dégra­da­tion de la réforme litur­gique dans ses formes com­munes oublie, ou n’a pas connu l’expérience de ce que « la mise en oeuvre du concile dans la vie de foi des com­mu­nau­tés chré­tiennes » était déjà en pré­pa­ra­tion dans les pro­jets « réfor­ma­teurs ». Du sub­jec­ti­visme litur­gique à la théo­lo­gie en situa­tion, en pas­sant par la démo­cra­ti­sa­tion des dio­cèses et des paroisses et la perte de signi­fi­ca­tion du sacer­doce, tout est mas­qué ou seule­ment recon­nais­sable en poin­tillé sous l’accoutrement du ver­biage post­con­ci­liaire. La fin des années soixante-dix – comme cli­mat dif­fus, effer­ves­cence et vul­gate idéo­lo­gique – a favo­ri­sé l’oeuvre de répa­ra­tion et de recons­truc­tion de Rome. Les catho­liques ita­liens ont redé­cou­vert, a/ la légi­ti­mi­té, et même la digni­té qu’il y a de mani­fes­ter leur pré­sence publique « comme catho­liques » et non comme imi­ta­teurs des autres, ain­si que la légi­ti­mi­té et la digni­té de la forme posi­tive, ins­ti­tuée, de la foi et de l’Eglise ; b/ le rôle de guide « poli­tique » de la hié­rar­chie en matière de foi et de morale. Au cours des années quatre-vingt la média­tion exer­cée (entre catho­liques et hié­rar­chie) par le catho­li­cisme poli­tique (la DC) et le rôle de guide de l’intelligentsia conci­liaire sur les « com­mu­nau­tés » et les cultures catho­liques se sont affai­blis, pour des rai­sons diverses mais avec des effets com­plé­men­taires. Avec ce qu’on a appe­lé la fin de la « Pre­mière répu­blique » (1993–94) la direc­tion de la confé­rence épis­co­pale ita­lienne prend en main la déso­rien­ta­tion pos­sible des catho­liques – pra­ti­quants ou non, ils res­tent la majo­ri­té dans le pays – et évite de faire cause com­mune avec les mino­ri­tés « popu­laires » (c’est-à-dire ce qui reste de la DC) qui mani­festent une oppo­si­tion radi­cale et mora­li­sa­trice à la nou­velle for­ma­tion poli­tique diri­gée par Sil­vio Ber­lus­co­ni. Le dépla­ce­ment de l’ancien élec­to­rat démo­crate-chré­tien, et anté­rieu­re­ment socia­liste-réfor­miste, vers une nou­velle for­ma­tion de centre-droit impose à l’Eglise de suivre avec atten­tion la réor­ga­ni­sa­tion poli­tique de son « peuple ». La constel­la­tion conflic­tuelle des formes catho­liques publiques d’existence et d’action, reli­gieuse et poli­tique, après 1993–94, ne pou­vait qu’être gui­dée par la luci­di­té d’un homme d’Eglise (ce qu’a com­pris le Car­di­nal Camil­lo Rui­ni). Il ne s’agissait pas d’une sup­pléance contin­gente, mais d’un retour expli­cite à une fonc­tion de la hié­rar­chie, néces­saire et tou­jours pra­ti­quée à par­tir de la conso­li­da­tion de l’Etat libé­ral régi par la laï­ci­té conti­nen­tale. La majo­ri­té catho­lique, qui vit sou­vent en marge des paroisses (aujourd’hui notam­ment par la faute d’une pas­to­rale pen­sée pour des com­mu­nau­tés res­treintes de type « conci­liaire ») exige une ali­men­ta­tion catho­lique de prin­cipes et de valeurs venant du centre de l’ecclésiosphère. Si telle est une dimen­sion de notre réa­li­té (lar­ge­ment due à la conco­mi­tance de l’action à contre-cou­rant de deux timo­niers, l’un pour l’Eglise uni­ver­selle, l’autre pour l’Eglise ita­lienne), d’où peut venir une image sta­tique de la situa­tion ita­lienne chez quelqu’un qui la connaît un tant soit peu ? Je cherche à m’approcher d’une réponse.
L’épiscopat ita­lien est divi­sé, même si ce n’est pas sous forme d’un conflit aigu. L’action « poli­tique » du car­di­nal Rui­ni (qui a été par­fois appe­lé Riche­lieu ou Maza­rin par plai­san­te­rie admi­ra­tive, par exemple lors de la « vic­toire » au réfé­ren­dum sur la pro­créa­tion assis­tée) a été plus subie que com­prise ou approu­vée. En outre si la condi­tion mino­ri­taire de l’Eglise peut atti­rer, la condi­tion majo­ri­taire, plus réa­liste, pèse mais s’impose. Un évêque est encore en Ita­lie le guide reli­gieux d’une popu­la­tion, du moins s’il y consent. Mais agir et déci­der en pas­teur en s’adressant en même temps à des caté­go­ries de croyants très diverses (par milieux sociaux, posi­tion poli­tique, culture, reli­gio­si­té et inten­si­té de pra­tique) est com­pli­qué, et le cler­gé lui-même a des réponses, des conduites et des opi­nions très diverses, tra­vaillant sou­vent pour son propre compte, avec ses convic­tions per­son­nelles, dans l’isolement de la paroisse, au mieux d’un vica­riat ou bien d’un réseau trans-dio­cé­sain (de là l’influence de cer­taines com­mu­nau­tés monas­tiques, telles celle de Bose ou des Camal­dules).
C’est tout cela qui échappe à l’observateur exté­rieur, tout ce tra­vail du cler­gé dio­cé­sain, tra­vail peu visible et contra­dic­toire : pla­cé entre ins­tances d’évangélisation et « res­pect de la laï­ci­té et du plu­ra­lisme », entre le débat bioé­thique public et les urgences sociales, entre confiance éle­vée envers l’Eglise de la part des gens et crois­sance des indices de sécu­la­ri­sa­tion, entre sur­vi­vances « pro­gres­sistes » et nou­veau­té « tra­di­tio­na­liste ». De plus les évêques sont sous les yeux de Rome. L’immobilité très majo­ri­taire que vous rele­vez n’est peut-être qu’une appa­rence. Les besoins d’une « Eglise du peuple » par­ta­gée, les mul­tiples « urgences » col­lec­tives, les nom­breux adver­saires publics – le défi anti­clé­ri­cal contre Rome et contre la CEI est constant – induisent plus d’un dio­cèse ita­lien à opé­rer à cou­vert et dans l’incertitude ou bien « à vue ». Je n’exclus pas, natu­rel­le­ment, les sourdes résis­tances : la leçon des deux der­niers pon­ti­fi­cats, à rebours du para­digme « conci­liaire » répan­du par l’intelligentsia, est dif­fi­cile à ava­ler tant par cer­tains évêques que par une par­tie du cler­gé et du laï­cat.
A par­tir de là, il m’est facile d’anticiper la réponse à votre cin­quième ques­tion. De ce que je viens de dire, vous pour­riez trou­ver une confir­ma­tion du diag­nos­tic que vous por­tez sur l’Eglise comme « socié­té blo­quée », d’une pesan­teur qui empêche la « liber­té inté­rieure » au sein de l’Eglise. Un « moder­niste », mais aus­si un « spi­ri­tua­liste » dis­ciple de Lévi­nas pour­rait être d’accord, sauf à se rendre compte un ins­tant plus tard qu’il est en désac­cord sur tout (qui crée le blo­cage, et quoi ; qu’est-ce que la liber­té inté­rieure et quel est son objet, etc.).
Je crois com­prendre, et là je suis plei­ne­ment d’accord avec vous, que la liber­té inté­rieure qui est empê­chée aujourd’hui est avant tout celle des sim­pli­ciores qui ont pré­fé­ré à l’esprit du concile la sécu­laire (même réno­vée) for­ma­tion catho­lique, caté­chis­tique et spi­ri­tuelle, dévo­tion­nelle et morale ; mais aus­si, et plus expli­ci­te­ment, la liber­té de ceux qui par­mi les plus doctes, prêtres et laïcs, théo­lo­giens et âmes spi­ri­tuelles, rejettent la domi­na­tion de cet « esprit » et de son para­digme. Le cas ita­lien, avec son « Eglise du peuple », consti­tue un bon espace de véri­fi­ca­tion. Il y demeure un « peuple catho­lique », que l’on peut éva­luer, selon l’extension des cri­tères socio-reli­gieux de catho­li­ci­té, de 60 à 80 %, ou plus, de la popu­la­tion, ce qui est évi­dem­ment beau­coup plus que le taux des pra­ti­quants régu­liers, et doit être dif­fé­ren­cié par modèles de reli­gio­si­té, degrés d’appartenance et de confor­mi­té à l’enseignement moral de l’Eglise. Ce peuple non « ver­tueux » semble sou­vent plus dégoû­té qu’attiré par les « appli­ca­tions » du concile (de l’architecture sacrée aux litur­gies et au style reli­gieux des prêtres). De plus il n’est pas encou­ra­gé, dans le tis­su des paroisses, à suivre libre­ment ses pro­pen­sions rituelles, dévo­tion­nelles, voire intel­lec­tuelles (celles d’un élé­men­taire intel­lec­tus fidei). Mais pour lui, la pos­si­bi­li­té de trou­ver des milieux accueillants est bien plus grande auprès des ordres reli­gieux. Le monde fran­cis­cain ne se résume pas à Assise, il est aus­si au sanc­tuaire de saint Antoine de Padoue. Il s’agit d’une très clas­sique offre reli­gieuse dif­fé­ren­ciée du catho­li­cisme, de sa com­plexio oppo­si­to­rum, que l’esprit du concile rigo­riste ou « gnos­tique » n’a pas réus­si à faire dis­pa­raître. Un tel rigo­risme a été sur­tout arrê­té (ou au moins délé­gi­ti­mé) sur ce point par le pon­ti­fi­cat de Jean-Paul II et sa pas­sion mariale, ses nou­veaux saints dont le nombre et la varié­té consti­tuent le modèle de tout ce qu’il est catho­li­que­ment pos­sible d’être et d’honorer. Cela peut ne pas suf­fire à répondre à votre pré­oc­cu­pa­tion (ni à la mienne) : mais n’y a‑t-il pas là comme un jus sanc­to­rum à même de pro­té­ger le simple croyant des outrances « conci­liaires » de tel curé, de tel jour­na­liste ou théo­lo­gien ? Pas vrai­ment. Pour l’esprit du concile, les saints, expul­sés des églises nou­velles, ne seraient pas un modèle de réfé­rence, ils n’auraient presque plus de lien avec l’Eglise. Mais l’esprit du concile tel que nous venons de le thé­ma­ti­ser montre toutes ses défaillances, son carac­tère arbi­traire et ses erreurs. Mon pro­nos­tic (heu­reux) regarde donc en direc­tion du cli­mat intel­lec­tuel et spi­ri­tuel d’un « nou­veau sérieux » catho­lique en voie de for­ma­tion, en mesure de s’imposer sur le ter­rain même de ce que vous appe­lez « une sorte d’establishment assu­rant la para­ly­sie de l’institution ecclé­siale ita­lienne ».
A l’encontre d’une opi­nion encore influente, je dirais, pour conclure pro­vi­soi­re­ment, que les pré­ten­dues « espé­rances » du concile (qui ont influé sur la construc­tion arbi­traire de son esprit) n’ont été que de qua­li­té contin­gente, infé­rieure aux ins­tru­ments théo­lo­giques alors déployés pour les réa­li­ser, en réa­li­té pour les dis­ci­pli­ner. Il est cou­rant que les attentes per­son­nelles échouent, et les espoirs sub­ver­sifs se sont effon­drés, et non sans dom­mages. Les espé­rances « naïves » qui sont res­tées cohé­rentes avec un sen­sus Eccle­siae fon­da­men­tal ont éprou­vé un mélange de suc­cès et d’insuccès. Seules les théo­lo­gies du concile, du moins celles liées à la tra­di­tio et au magis­tère, ont été et demeurent plus solides que les pro­nos­tics des contem­po­rains, y com­pris de cer­tains pères conci­liaires. C’est de cette dis­tinc­tion que nous devons repar­tir.