Tous les conciles ont connu des pressions de la part des forces politiques, des groupes dissidents, etc. Cependant Vatican II, même sur ce terrain, apparaît comme un concile singulier. Cette assemblée est arrivée au moment où les moyens de communication de masse et de manipulation de l’opinion publique ont franchi un seuil totalement nouveau, conjonction entre la propagande érigée en art et l’apparition de nouveaux instruments techniques. Loin de s’en défier, les acteurs du concile (curie romaine, évêques, assistants théologiques, et au premier rang de tous, Jean XXIII), par incompréhension ou complaisance, sont entrés dans cet engrenage, transformant par le fait même les conditions d’une réflexion ecclésiale réellement autonome.
Dans cette situation toute particulière, une jonction étroite a existé entre les courants minoritaires internes d’origine moderniste et les secteurs de pointe de la culture laïque dominante, de nuance marxiste comme libérale. Durant le concile lui-même, le centre d’information de l’épiscopat hollandais s’est transformé en agence de propagande, sous le nom d’I‑doc (dirigé par Gary McEoin et Leo Alting von Geusau). La revue Concilium en est issue, publication qui a fonctionné comme base d’un réseau d’influence étendu à toute l’Eglise. L’université de Louvain a joué de son côté un rôle très important pour donner son impulsion à ce qui deviendra la théologie de la libération. Et ainsi de suite. Depuis, et sans doute surtout en raison des liens entretenus entre les divers foyers idéologiques et les centres de diffusion extra-ecclésiaux, l’impression qui domine est celle d’une sorte d’emprisonnement de la vie ecclésiale dans des structures complexes dont il semble encore très difficile de se libérer. Tout cela a fonctionné en symbiose avec le monde profane, dans un jeu permanent d’expression de ses exigences et d’invitations internes à s’aligner sur elles.
Il n’empêche que la construction idéologique de l’époque conciliaire n’est plus ce qu’elle était. La période finale de Paul VI, puis la longue gestion de Jean-Paul II ont contribué à l’étouffer peu à peu. Quant à Benoît XVI, nous avons déjà insisté dans Catholica sur le fait qu’en plaçant la discussion sur l’herméneutique, il avait ouvert une boîte de Pandore qui ne se refermera plus. Au fur et à mesure, le débat se centre sur l’essentiel, qui est la nature même du concile, texte et événement considérés en eux-mêmes et non plus dans la seule gangue de leur fabrication médiatique. Telle est la toile de fond, très approximativement esquissée, des échanges effectués à la suite d’une rencontre avec Pietro de Marco, sociologue de la religion, ancien collaborateur de l’Institut des sciences religieuses de Bologne (1966 à 1968), actuellement professeur de sociologie religieuse, entre autres, à l’Institut supérieur des sciences religieuses de Florence, intervenant fréquemment dans les grands débats sur la place de la religion dans la vie publique, et notamment auteur de textes publiés sur www.chiesa.espressonline.it et www.olir.it. Il répond ici à quelques questions formulées à propos du rôle de l’Institut des sciences religieuses de Bologne, d’une certaine impression de stagnation ou d’immobilité, ressentie de l’extérieur, donnée par l’Eglise italienne, également d’une sorte de sourde opposition, ou de résistance passive aux changements introduits par Benoît XVI, en particulier en matière liturgique. La question se pose de savoir jusqu’à quel point subsiste un certain establishment prolongeant les effets de l’esprit du concile, voire l’apparition sur le sol italien du « complexe antiromain » jusqu’ici réservé au monde germanique. Faut-il aller jusqu’à parler de « société bloquée », à moins qu’un mouvement de fond dans le sens d’une reprise soit favorisé par des facteurs objectifs, à commencer par l’épuisement des supports idéologiques de ce qu’on a appelé le mythe conciliaire ?
Bernard Dumont
Je commencerai par les prémisses. Ce que vous soulignez, l’emprise des médias et de l’opinion publique sur le concile tout au long de son déroulement (et même avant !), est pour moi non seulement une donnée qu’aucune reconstruction historique ne peut sous-évaluer, mais même une composante, une dimension nécessaire de son herméneutique.
D’une certaine façon, elle l’est déjà : le concile au-delà du concile, en dehors de l’aula et des palais du Vatican et de Rome où les Pères conciliaires ont séjourné et travaillé, est invoqué par l’historiographie comme une preuve de son immédiate perméabilité au monde et de la confiance à son égard ((. Dans le deuxième volume de Storia del Concilio vaticano II (Bologne, 1996), au chapitre « Flussi e riflussi delle due stagioni » (pp.559–611), Grootaers propose l’image des « cercles concentriques » d’échos donnés au monde à l’activité conciliaire de Rome (le « reflux »), et celle de l’effet boomerang, c’est-à-dire des effets du monde sur le concile (le « nouveau flux »), dus à l’intermédiaire de nombreux acteurs, dont les médias. On n’en soupçonne pas moins, de manière symptomatique, que la métaphore, par ailleurs pas très heureuse, du reflux masque le fait des altérations intentionnelles et des métamorphoses simplificatrices que la production conciliaire a subies de cercle en cercle. Il reste incroyable que, pour certains historiens, l’interaction entre le concile et le cadre historique mondial soit présentée, trente ans plus tard, comme bonne et féconde en soi ; ainsi va l’idéologie. Sous la direction de Grootaers sortit peu après une première reconstitution des partis conciliaires (cf. Jan Grootaers, Actes et acteurs à Vatican II, Peeters, Leuven, 1998).)) . Même l’attention des ambassades et chancelleries envers les événements romains, reconstruite par l’Ecole de Bologne (par exemple A.Melloni dans L’altra Roma. Politica e S. Sede durante il concilio vaticano II 1959–1965, Il Mulino, Bologne, 2000), soulignerait le caractère de nouveauté historique du concile. Il n’y aurait là rien de nouveau dans l’histoire de l’Eglise, sinon un paradoxe inconscient : l’importance du rapport entre le concile et l’histoire résidait dans l’influence de l’histoire, du monde, sur le concile (un concile « ouvert ») considérée en soi comme positive, et non l’inverse. On ne doit pas oublier que, par une série d’équivoques théoriques (telle la doctrine même de la consecratio mundi) et de formules à succès (avant tout, « l’autonomie des réalités terrestres ») le monde comme monde historique (« monde » est un terme hautement équivoque dans la production théologique), au cours des années soixante, a été largement considéré, en soi et par soi, comme porteur de vérité. C’est ainsi que, pour l’intelligentsia, le monde pénètre et coopère à un concile ouvert, malgré les résistances de certains « secteurs » de l’Eglise et d’éléments de la Curie. Mais indépendamment de l’interprétation théologico-fondamentale et ecclésiologique donnée par les publications « modernistes », le fait de l’osmose entre le concile et les espaces publics européen et mondial est décisif pour l’herméneutique du concile parce que c’est dans cette osmose que se construit et se divulgue à l’extérieur, souvent à l’avance et indépendamment des résolutions conciliaires, l’image de sa signification. J’ai à l’esprit ce que j’aime appeler la marche de l’escalier, le dénivellement qui fait passer le concile de l’intention et du contenu propre des différents documents au « concile » de la réception publique. Dans la réception interprétative opèrent conjointement – se « composent » comme deux forces – la sélection journalistique ordinaire des informations dans ce qui se passe, de ce qui est construit comme « information », et le travail capillaire de ce que vous avez appelé des « foyers idéologiques et des centres de diffusion », principalement à l’intérieur de l’Eglise – la constellation des « vaticanistes » et des journalistes religieux catholiques, souvent prestigieux – et de concert avec eux, d’autres extérieurs. Ce qui est, du point de vue journalistique, une information sur le concile se colore et se voit requalifié par le travail du journalisme religieux spécialisé. Il y a là une recherche encore à mener, selon une bonne méthode sociologique, sur des exemples précis susceptibles d’être généralisés, en somme des échantillons statistiques, étant donné l’ampleur de la matière.
Mais ce qui compte pour nous, c’est le paradigme extérieur, pour ainsi dire, qui se construit, se diffuse et s’affine dans la médiasphère, se consolide et gagne de nouveaux niveaux supérieurs de réflexion, de l’article ou de la conférence à l’essai spécialisé et au livre, déjà au cours des longues intersessions. Ce paradigme extérieur, produit par le « monde » et sous l’effet du « monde », devient un véritable et spécifique canon textuel et interprétatif du corpus conciliaire. Je rappelle à cet égard la géniale identification qu’Eric Voegelin effectue au sujet de la pratique puritaine d’utilisation des Ecritures, y voyant à l’oeuvre une méthode « gnostique » ; je parle de « méthode » pour ne pas donner au paradigme extérieur le caractère d’extériorité substantielle envers le christianisme que Voegelin attribue à la politique
puritaine. « S’il fallait standardiser aussi bien le choix anthologiques de l’Ecriture que leur interprétation », ce serait de manière autoritaire, puisque « si l’on admettait qu’une interprétation en valait une autre, il n’y aurait eu aucun motif de s’insurger contre la tradition de l’Eglise qui, après tout, se fondait elle aussi sur une interprétation de l’Ecriture. C’est pour échapper à ce dilemme entre chaos [révolutionnaire] et tradition qu’a été mise au point la première des redécouvertes techniques [des élites révolutionnaires], la formulation systématique ». Voegelin la définit comme « le Coran gnostique », mais dont le modèle le plus représentatif est constitué par les Institutions de Calvin ((. E.Voegelin, The New Science of Politics, University of Chicago Press, Chicago-Londres, 1952, pp. 138–139.)) .
Et chacun des foyers internationaux, qui sont souvent en concurrence entre eux, tendra à donner sa propre version « systématique ». Je dis en concurrence, parce que, par exemple, entre l’I‑doc et le Centre de documentation de Bologne, ou le milieu florentin de la revue Testimonianze, il n’y a que des rapports superficiels, voire instrumentaux : des alliances occasionnelles. Mais le milieu de Testimonianze est en syntonie avec le journalisme et l’édition conciliaire (de Raniero La Valle, direttore du quotidien Avvenire, à Vittorio Citterich, journaliste du cercle de La Pira, à Mario Gozzini, essayiste et responsable de la production conciliaire de qualité chez l’éditeur Vallecchi). Tandis que Bologne est en rapport avec de nombreux centres d’études, des institutions ecclésiastiques, avec l’intelligentsia de prestigieux monastères européens, et l’I‑doc a principalement une culture sociologique et une projection latino-américaine. Je souligne en passant à quel point sera utile pour la compréhension de l’après-concile une reconstruction historique de la sociologie catholique produite et enseignée par des ecclésiastiques ou ex-ecclésiastiques – soit comme substitut cohérent à la théologie, soit comme rectification « moderniste » de celle-ci, vu le primat accordé au monde – tant à l’intérieur qu’au dehors des facultés théologiques : comment cela a eu lieu, et avec quelles conséquences ((. J’ai fait allusion à cette affaire dans « Privatizzazione della fede e città secolare nella recezione della Gaudium et spes », in Servizio Nazionale per il Progetto Culturale CEI (a cura di), A quarant’anni dal Concilio. Atti del VI Forum [2004], Ed. Dehoniane, Bologne, 2005, pp. 313–323.)) .
Mais même lorsque les foyers s’éteindront ou se transformeront en s’accrochant, après des décennies, à des positions défensives, le paradigme extérieur, devenu autonome, poursuivra son chemin – s’affirmera lentement, même en se modérant – dans la littérature théologique tout comme dans la littérature de vulgarisation, dans la prédication comme dans les thèses de doctorat. Cela coïncide exactement, à mon avis, avec la forme intellectuelle de ce qu’on a appelé l’esprit du concile. La coïncidence est révélatrice, puisque comme la notion, ou le terme d’esprit évoque une distinction d’opposition avec la lettre – l’esprit précède la lettre, l’anime et lui survit : ainsi le veulent les lieux communs – le paradigme extérieur choisit immédiatement dans la « lettre » du corpus conciliaire ce qui sert à sa propre formulation et affirmation, il se sert à lui-même de référence, il produit sa « langue de bois », il se perpétue (et s’exténue) comme une tradition close. La terminologie typiquement italienne est connue, par laquelle on justifiera dans des écrits, des colloques, des ouvrages importants, la consolidation du paradigme élaboré sur les marges médiatiques et politiques du concile : il s’agissait de discerner, de séparer du reste, de développer les conséquences des parties « motrices » ou « porteuses » du concile, qu’elles soient contenues dans les énoncés (à condition de trier et purifier du poids des compromis réalisés en commissions et dans l’aula) ou bien qu’elles soient postulées comme les intentions des pères conciliaires. Je n’insiste pas plus sur ce point, qui est un de mes thèmes d’étude et qui requiert un gros approfondissement ; cependant une conséquence me semble aujourd’hui évidente et contraignante pour l’Eglise.
Le paradigme extérieur, qui, premièrement, est constitué dans le texte conciliaire à partir d’une sélection particulière de textes et de significations (cette dernière sélection, dans le sens de « ce que le concile sera et devra être », précède logiquement les travaux mêmes du concile) et deuxièmement, est développé dans les milieux périconciliaires et dans des formes médiatiques (celles d’alors), détermine cinquante ans après, dans une forme affaiblie et banalisée, ou pour parler comme Bauman, sous forme liquide, la réception diffuse, modale, de Vatican II. Dans sa géométrie variable, il prend la forme polémique des groupes de base, soit celle voilée, sous-jacente, de la majeure partie des livres savants, soit la cantilène, la basse continue des parlers « ecclésiaux ».
Le centre, c’est-à-dire Rome, quelques épiscopats, quelques milieux théologiques et ecclésiastiques en ont toujours été libres ou bien peuvent, s’ils le veulent, s’en libérer, non sans difficultés ni contradictions. Mais le travail, démesuré, à accomplir pour retrouver l’esprit (mens) des pères conciliaires et du sens effectif des textes reste en grande partie à accomplir. Ainsi la question de l’herméneutique du Concile pour le présent comme pour l’avenir de l’Eglise requiert-elle un processus rétroactif, un retour à l’origine, une pars destruens. Au fil de ce que j’ai dit, je crois avoir répondu à votre première interrogation. Il est peut-être intéressant pour un lecteur français, mais aussi désormais italien (à cause de l’oubli qui plane sur les événements et les « climats ») de faire un petit rappel et de porter un jugement sur l’Institut des Sciences religieuses de Bologne, son lancement, le travail intellectuel et de recherches qui s’y déroula entre 1964 et le début des années soixante-dix ((. Pour un tableau plus détaillé, cf. P. De Marco, « L’Istituto per le Scienze Religiose di Bologna. Promemoria da un compagno di cammino », sur www.chiesa.espressonline.it du 30 août 2005.)) . Je ne suis pas un très bon connaisseur des affaires de la ville de Bologne à l’époque de Lercaro, ce qui peut paraître un paradoxe alors que j’ai fréquenté la ville et l’église bolonaises dans les années de gloire, puis de la fin de son épiscopat.
Mais le Centre de documentation (première dénomination de l’actuel Institut) était un milieu d’études très absorbant et relativement autosuffisant. La majorité des boursiers n’étaient pas de Bologne, et je revenais à Florence chaque samedi. Mais ce qui comptait le plus, c’était le style des études, alors principalement historiographique, avec un accent particulier sur le concile de Trente, l’ère tridentine, saint Charles Borromée, et les questions liées à ce contexte, la préréforme, la réforme protestante, la réforme catholique. La référence tutélaire était Hubert Jedin, mais aussi Delio Cantimori ((. Cantimori (1904–1966), notable figure d’intellectuel, fasciste au temps de sa jeunesse, ensuite communiste, consultant de l’éditeur Einaudi, historien, d’autorité internationale, des mouvements hérétiques du XVIe siècle, grand connaisseur de la culture allemande, qui a favorisé jusqu’à sa mort l’enracinement de l’Histoire de l’Eglise dans les disciplines historiques du cycle universitaire. C’est par la volonté de Cantimori qu’Alberigo a pu enseigner à Florence, et à sa suite (1967) Michele Ranchetti, un autre intellectuel lié au Centre de Documentation.)) . Le milieu monastique de Monteveglio, autour de Giuseppe Dossetti, donnait sa contribution, permettant une osmose entre notre travail et les études patristiques et historico-liturgiques. La constellation italienne et européenne d’amis et collègues était principalement constituée d’historiens (de la théologie et d’histoire de l’Eglise), des spécialistes de patrologie à ceux, plus rares, de l’époque contemporaine. Comme tel, et sauf exceptions individuelles, le travail systématique du Centre n’était pas destiné à l’archidiocèse de Bologne ni commandité par lui. Les rapports étroits étaient d’ordre personnel et réservés à des Bolonais (Alberigo, Prodi).
En outre, Giuseppe Alberigo avait une vision de l’Institut moderne et ambitieuse : non pas celle d’une suppléance des carences italiennes, réelles ou supposées, mais une recherche de niveau immédiatement international, selon les demandes qui étaient faites aux sciences religieuses (ou dont on pensait qu’elles allaient être faites) par l’Eglise universelle. Le projet était d’opposer la formule du Centre à celle des facultés ecclésiastiques, surtout, mais pas seulement, les facultés romaines. Une concurrence en matière de programmes de formation, de dotation de livres, de thèmes de recherche, et à laquelle s’ajoutait la conviction de n’être inférieur à aucun des centres européens (français, belges et allemands) où l’on faisait de la théologie. Pour paraphraser le titre d’un livre célèbre d’Eugenio Garin, La filosofia come sapere storico [La philosophie comme savoir historique] (1959), la théologie était alors conçue comme (et en tant que) « savoir historique », et en pratiquant celui-ci, nous nous sentions plus en avant que les facultés théologiques, avec leur enseignement doctrinaux et de manuels. La formation des jeunes étudiants était complétée auprès d’un maître européen. Le ciment du groupe, pour ainsi dire, était certainement celui de la réforme de l’Eglise, mais pas dans le même sens que les groupes du « dissentiment » catholique des années postconciliaires, avec en général leurs manières militantes. L’Eglise des pauvres (Lercaro) devait se construire sur la réforme in capite et membris, non sur l’effervescence sociale et idéologique, alors très nettement orientée à gauche. On ne doit pas oublier la distance qui séparait alors le Centre d’avec la tradition du catholicisme politique, « populaire » [démocrate-chrétien] et en général de la culture dite « de mouvement catholique » et du laïcat d’Action catholique (qui étaient alors ignorés, y compris sur le plan historiographique). La fracture dans la vie de Dossetti jouait comme un point de départ historique.
Ces caractéristiques qui, je le répète, concernent la deuxième partie des années soixante, à peine plus (surtout en matière historiographique), me permettent d’ajouter quelque chose à la typologie des centres promoteurs du paradigme « dynamique » du concile et de son « esprit ». L’Institut, comme d’autres en Europe, se présentait comme porteur d’une orthodoxie renouvelée mais rigoureuse. Si l’on avait voulu y identifier des composantes « modernistes », des expressions du modernisme catholique latent qui traînaient au XXe siècle et qui profitèrent du concile (en soi étranger au modernisme historique) pour s’affirmer de nouveau, je penserais à quelques intellectuels et chercheurs du même âge que moi, qui ont vite quitté le Centre et chez qui la composante antiromaine, antidogmatique, « critique » et spiritualiste a ensuite prévalu. Je dirais que les membres actuels de l’ISR sont probablement plus proches du paradigme « critique » et antiromain, antidogmatique et spiritualiste que ne le fut la génération des maîtres. Mais je me trompe peut-être. Le lancement et le succès (on a parlé d’hégémonie) du Centre (et ensuite de l’Institut) ont dépendu, dans la logique de ce que je viens de dire, d’avoir cherché et donné une forme savante au paradigme extérieur, en tentant de montrer avec beaucoup de conviction et avec l’appui d’autres intellectuels – c’est le sens même de la vaste et très documentée Histoire du concile Vatican II – que celui-ci était en réalité fondé dans l’histoire interne et les textes du concile lui-même. En somme, le prestige de l’Institut provient d’un travail d’intellectuels « organiques » et « orthodoxes » au service du vaste « mouvement » (et du sentiment, présent jusque dans la hiérarchie) « conciliaire » d’ordre militant. Expression savante, parmi les plus aguerries, du paradigme extérieur, l’Institut est aujourd’hui en position excentrée par rapport à la profonde discussion et révision de ce dernier, en pleine involution. Sa dégradation polémique, sa banalisation, son appauvrissement et l’incapacité de ses « gardiens » à s’opposer à ce processus sont évidents. Le travail historiographique de l’Institut reste utile, dans ses propres limites, comme tout autre travail académique, mais malgré cela son engagement « politique » n’est plus au service de rien du tout. L’absence de formation théologique ((. L’unique tête théologique de l’ISR reste Giuseppe Ruggieri. Sont de qualité ses élaborations de thèmes « conciliaires » spécifiques du paradigme, tels que « l’Eglise comme fraternité évangélique », « le remède de la miséricorde », « l’Evangile et rien d’autre », dans son Cristianesimo, chiese e vangelo, Il Mulino, Bologne, 2002 (coll. « Testi e studi » dell’ISR).)) – non pas celle qui est prétendue post-théologique –, la persistance d’une « utilisation politique » (ecclésiastique) de l’histoire et la constante antiromaine retirent à ses membres la possibilité scientifique et pratique de revenir au centre de la réflexion catholique. Rebus sic stantibus.
Avec votre troisième question, nous changeons de terrain. Du moins devons-nous observer le « contexte » ecclésial dont les foyers intellectuels qui ont été les protagonistes de l’époque postconciliaire ont perdu le contrôle. Le cadre ecclésial-ecclésiastique, l’ecclésiosphère italienne, a connu un changement de route significatif sous Jean-Paul II (je trouve très appropriée la métaphore qui présente le pape Wojtyła comme timonier). Le pape a donné force, avec l’énergie d’un combattant et encore plus par la force de son charisme, à l’opposition romaine et curiale aux affirmations idéologiques et à la prise en otage du corps institutionnel par l’esprit du concile. Toute personne qui désapprouve (et pour l’essentiel j’en suis une) la dégradation de la réforme liturgique dans ses formes communes oublie, ou n’a pas connu l’expérience de ce que « la mise en oeuvre du concile dans la vie de foi des communautés chrétiennes » était déjà en préparation dans les projets « réformateurs ». Du subjectivisme liturgique à la théologie en situation, en passant par la démocratisation des diocèses et des paroisses et la perte de signification du sacerdoce, tout est masqué ou seulement reconnaissable en pointillé sous l’accoutrement du verbiage postconciliaire. La fin des années soixante-dix – comme climat diffus, effervescence et vulgate idéologique – a favorisé l’oeuvre de réparation et de reconstruction de Rome. Les catholiques italiens ont redécouvert, a/ la légitimité, et même la dignité qu’il y a de manifester leur présence publique « comme catholiques » et non comme imitateurs des autres, ainsi que la légitimité et la dignité de la forme positive, instituée, de la foi et de l’Eglise ; b/ le rôle de guide « politique » de la hiérarchie en matière de foi et de morale. Au cours des années quatre-vingt la médiation exercée (entre catholiques et hiérarchie) par le catholicisme politique (la DC) et le rôle de guide de l’intelligentsia conciliaire sur les « communautés » et les cultures catholiques se sont affaiblis, pour des raisons diverses mais avec des effets complémentaires. Avec ce qu’on a appelé la fin de la « Première république » (1993–94) la direction de la conférence épiscopale italienne prend en main la désorientation possible des catholiques – pratiquants ou non, ils restent la majorité dans le pays – et évite de faire cause commune avec les minorités « populaires » (c’est-à-dire ce qui reste de la DC) qui manifestent une opposition radicale et moralisatrice à la nouvelle formation politique dirigée par Silvio Berlusconi. Le déplacement de l’ancien électorat démocrate-chrétien, et antérieurement socialiste-réformiste, vers une nouvelle formation de centre-droit impose à l’Eglise de suivre avec attention la réorganisation politique de son « peuple ». La constellation conflictuelle des formes catholiques publiques d’existence et d’action, religieuse et politique, après 1993–94, ne pouvait qu’être guidée par la lucidité d’un homme d’Eglise (ce qu’a compris le Cardinal Camillo Ruini). Il ne s’agissait pas d’une suppléance contingente, mais d’un retour explicite à une fonction de la hiérarchie, nécessaire et toujours pratiquée à partir de la consolidation de l’Etat libéral régi par la laïcité continentale. La majorité catholique, qui vit souvent en marge des paroisses (aujourd’hui notamment par la faute d’une pastorale pensée pour des communautés restreintes de type « conciliaire ») exige une alimentation catholique de principes et de valeurs venant du centre de l’ecclésiosphère. Si telle est une dimension de notre réalité (largement due à la concomitance de l’action à contre-courant de deux timoniers, l’un pour l’Eglise universelle, l’autre pour l’Eglise italienne), d’où peut venir une image statique de la situation italienne chez quelqu’un qui la connaît un tant soit peu ? Je cherche à m’approcher d’une réponse.
L’épiscopat italien est divisé, même si ce n’est pas sous forme d’un conflit aigu. L’action « politique » du cardinal Ruini (qui a été parfois appelé Richelieu ou Mazarin par plaisanterie admirative, par exemple lors de la « victoire » au référendum sur la procréation assistée) a été plus subie que comprise ou approuvée. En outre si la condition minoritaire de l’Eglise peut attirer, la condition majoritaire, plus réaliste, pèse mais s’impose. Un évêque est encore en Italie le guide religieux d’une population, du moins s’il y consent. Mais agir et décider en pasteur en s’adressant en même temps à des catégories de croyants très diverses (par milieux sociaux, position politique, culture, religiosité et intensité de pratique) est compliqué, et le clergé lui-même a des réponses, des conduites et des opinions très diverses, travaillant souvent pour son propre compte, avec ses convictions personnelles, dans l’isolement de la paroisse, au mieux d’un vicariat ou bien d’un réseau trans-diocésain (de là l’influence de certaines communautés monastiques, telles celle de Bose ou des Camaldules).
C’est tout cela qui échappe à l’observateur extérieur, tout ce travail du clergé diocésain, travail peu visible et contradictoire : placé entre instances d’évangélisation et « respect de la laïcité et du pluralisme », entre le débat bioéthique public et les urgences sociales, entre confiance élevée envers l’Eglise de la part des gens et croissance des indices de sécularisation, entre survivances « progressistes » et nouveauté « traditionaliste ». De plus les évêques sont sous les yeux de Rome. L’immobilité très majoritaire que vous relevez n’est peut-être qu’une apparence. Les besoins d’une « Eglise du peuple » partagée, les multiples « urgences » collectives, les nombreux adversaires publics – le défi anticlérical contre Rome et contre la CEI est constant – induisent plus d’un diocèse italien à opérer à couvert et dans l’incertitude ou bien « à vue ». Je n’exclus pas, naturellement, les sourdes résistances : la leçon des deux derniers pontificats, à rebours du paradigme « conciliaire » répandu par l’intelligentsia, est difficile à avaler tant par certains évêques que par une partie du clergé et du laïcat.
A partir de là, il m’est facile d’anticiper la réponse à votre cinquième question. De ce que je viens de dire, vous pourriez trouver une confirmation du diagnostic que vous portez sur l’Eglise comme « société bloquée », d’une pesanteur qui empêche la « liberté intérieure » au sein de l’Eglise. Un « moderniste », mais aussi un « spiritualiste » disciple de Lévinas pourrait être d’accord, sauf à se rendre compte un instant plus tard qu’il est en désaccord sur tout (qui crée le blocage, et quoi ; qu’est-ce que la liberté intérieure et quel est son objet, etc.).
Je crois comprendre, et là je suis pleinement d’accord avec vous, que la liberté intérieure qui est empêchée aujourd’hui est avant tout celle des simpliciores qui ont préféré à l’esprit du concile la séculaire (même rénovée) formation catholique, catéchistique et spirituelle, dévotionnelle et morale ; mais aussi, et plus explicitement, la liberté de ceux qui parmi les plus doctes, prêtres et laïcs, théologiens et âmes spirituelles, rejettent la domination de cet « esprit » et de son paradigme. Le cas italien, avec son « Eglise du peuple », constitue un bon espace de vérification. Il y demeure un « peuple catholique », que l’on peut évaluer, selon l’extension des critères socio-religieux de catholicité, de 60 à 80 %, ou plus, de la population, ce qui est évidemment beaucoup plus que le taux des pratiquants réguliers, et doit être différencié par modèles de religiosité, degrés d’appartenance et de conformité à l’enseignement moral de l’Eglise. Ce peuple non « vertueux » semble souvent plus dégoûté qu’attiré par les « applications » du concile (de l’architecture sacrée aux liturgies et au style religieux des prêtres). De plus il n’est pas encouragé, dans le tissu des paroisses, à suivre librement ses propensions rituelles, dévotionnelles, voire intellectuelles (celles d’un élémentaire intellectus fidei). Mais pour lui, la possibilité de trouver des milieux accueillants est bien plus grande auprès des ordres religieux. Le monde franciscain ne se résume pas à Assise, il est aussi au sanctuaire de saint Antoine de Padoue. Il s’agit d’une très classique offre religieuse différenciée du catholicisme, de sa complexio oppositorum, que l’esprit du concile rigoriste ou « gnostique » n’a pas réussi à faire disparaître. Un tel rigorisme a été surtout arrêté (ou au moins délégitimé) sur ce point par le pontificat de Jean-Paul II et sa passion mariale, ses nouveaux saints dont le nombre et la variété constituent le modèle de tout ce qu’il est catholiquement possible d’être et d’honorer. Cela peut ne pas suffire à répondre à votre préoccupation (ni à la mienne) : mais n’y a‑t-il pas là comme un jus sanctorum à même de protéger le simple croyant des outrances « conciliaires » de tel curé, de tel journaliste ou théologien ? Pas vraiment. Pour l’esprit du concile, les saints, expulsés des églises nouvelles, ne seraient pas un modèle de référence, ils n’auraient presque plus de lien avec l’Eglise. Mais l’esprit du concile tel que nous venons de le thématiser montre toutes ses défaillances, son caractère arbitraire et ses erreurs. Mon pronostic (heureux) regarde donc en direction du climat intellectuel et spirituel d’un « nouveau sérieux » catholique en voie de formation, en mesure de s’imposer sur le terrain même de ce que vous appelez « une sorte d’establishment assurant la paralysie de l’institution ecclésiale italienne ».
A l’encontre d’une opinion encore influente, je dirais, pour conclure provisoirement, que les prétendues « espérances » du concile (qui ont influé sur la construction arbitraire de son esprit) n’ont été que de qualité contingente, inférieure aux instruments théologiques alors déployés pour les réaliser, en réalité pour les discipliner. Il est courant que les attentes personnelles échouent, et les espoirs subversifs se sont effondrés, et non sans dommages. Les espérances « naïves » qui sont restées cohérentes avec un sensus Ecclesiae fondamental ont éprouvé un mélange de succès et d’insuccès. Seules les théologies du concile, du moins celles liées à la traditio et au magistère, ont été et demeurent plus solides que les pronostics des contemporains, y compris de certains pères conciliaires. C’est de cette distinction que nous devons repartir.