De la gnose à l’utopie
Or il est non moins certain que l’évolution du monde occidental favorisa, surtout à partir du XIVe siècle, la sécularisation de la pensée dans les domaines de la politique, des sciences, des lois et même de l’Eglise. Cette évolution est décrite avec de riches détails dans l’ouvrage de G. de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge (cinq vol., Louvain, 1934), dans celui de Gordon Leff, de Gilson et d’autres auteurs. La conséquence en était, entre autres, que l’Eglise cessa d’être l’unique cible du gnosticisme rénové, la cible nouvelle en devint la société idéale, entièrement désacralisée, laïcisée, qui se prêta mieux aux « réformes ». Expliquons-nous.
Aussi longtemps que l’Eglise bloqua l’horizon de la réflexion et qu’elle fut considérée comme la société idéale, celle du Christ, du clergé, du corps mystique, les mécontents — pour des raisons déjà examinées — se retournaient contre elle en prétendant vouloir la perfectionner. En quel sens ? Dans le sens de la gnose : fusion de toutes les étincelles spirituelles, divines et humaines, et donc aboutissement et rédemption de l’histoire. Jusqu’au XVIIe siècle, chez les sectaires anglais lointains disciples de Wyclef, les fidèles et leurs porte-parole exigèrent la démission du roi et des juges car « seul le Christ » était roi et juge, et que, à défaut de la présence du Christ, c’est le peuple unanime qui devait les élire par acclamation. (Les Puritains, les Congrégationalistes tellement actifs encore aujourd’hui aux Etats-Unis sont les descendants de cette gnose retravaillée). Puis, au seuil des temps modernes, l’Eglise fut considérée comme ayant joué son rôle et ce fut désormais la société, et son porte-parole, l’Etat, qui devinrent la cible de la pensée gnostique, elle-même se transmuant en projet utopien.
A partir du XVe siècle et surtout du XVIe siècle, nous sommes en effet témoins d’une poussée littéraire en direction de l’utopie. L’unité de l’humanité (Pic de la Mirandole — voir l’ouvrage du P. de Lubac), la cité idéale (Thomas More, Erasme, l’Abbaye de Thélème, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, la ville rebelle de Thomas Münzer), la paix perpétuelle, l’égalité absolue des citoyens, la science au service du bonheur, sont quelques-uns des thèmes majeurs où l’idéal est défini comme une espèce de victoire finale sur les obstacles matériels, victoire remportée par une élite en possession de la clé de l’histoire. A mesure que les événements et les inventions apportent de nouveaux tournants, la pensée utopienne s’adapte, mais l’axe du projet reste identique. Il ne s’agit plus d’un deus otiosus vaincu par le Démiurge ni d’étincelles divines enfouies dans quelques esprits humains, mais le schéma gnostique reste entièrement valable. Un idéal humain, l’humanité sauvée et heureuse, prend la place de Dieu ; le Démiurge cède sa place et son rang de Prince des ténèbres à la conspiration des prêtres, des réactionnaires, des possédants, des seigneurs féodaux ou des capitalistes ; les étincelles deviennent la grande compréhension du mécanisme historique qu’on doit encore parfaire et dont il faut accélérer la maturité ; la matière, pourtant utile à la science et au bien-être, reste le prince du mal en ce sens qu’elle représente le conservatisme, l’inertie opposée au progrès, les intérêts matériels des classes dirigeantes, le blocage de la culture et de la conscientisation des classes ouvrières, des colonisés et autres exploités.
Peut-on dire, pour autant, que les élites modernes sont « gnostiques » ? La classe intellectuelle, au moins depuis le XVIIIe siècle, se conduit en effet comme si elle était dotée d’un savoir extraordinaire, d’une substance secrète : la « lumière » de philosophes comme Diderot, Condorcet ou D’Holbach ; le savoir absolu de Hegel, conféré par le Zeitgeist ; le dieu réabsorbé dans l’humanité chez Feuerbach ; le matérialisme dialectique chez Marx ; la structure véritable de l’histoire, divisée en trois étapes, chez Auguste Comte ; le remplacement, chez Nietzsche, de l’être par le devenir ; sans parler du menu fretin de l’intelligentsia — Marcuse, Freud, Lacan — qui prétend posséder non pas la réponse à un problème partiel, mais la clé de l’histoire, de la structure de l’être ou du bonheur universel. Les « ordres mondiaux » sont à la bouche des politiciens comme jadis une réformette provisoire et aux proportions modestes. Il est à noter que deux penseurs aussi éloignés l’un de l’autre que le P. de Lubac (dans son Drame de l’humanisme athée) et Eric Voegelin (dans Science, Politique et Gnosticisme) en arrivent à mentionner les mêmes philosophes comme des « surhommes » (Übermenschen, sorciers, magiciens) quasiment auto-divinisés et dont l’oeuvre sert à la destruction gigantesque d’une partie de l’humanité. Il est vrai que les gnostiques du début étaient absorbés par l’idée d’un salut eschatologique et qu’ils n’avaient pas comme objet de réflexion l’histoire et ses étapes vers la société idéale, ni les détails d’un programme universellement valable. Cependant les néo-gnostiques ont transformé les données de la pensée gnostique en un programmme méta-politique où ils fonctionnent à la fois en tant que dieu, son prophète et son exécuteur activiste. C’est ainsi que ce siècle a produit non pas des tyrans et des despotes, mais, la technologie et la science aidant, des tortionnaires et des assassins de dizaines de millions d’autres hommes, en proportion du statut supra-humain dont ils se réclament.
Le Grand Manager de l’utopie porte la gnose (savoir absolu, divin) comme un trésor secret qu’il déballe au moment opportun. Cela signifie qu’en dépit de son inhumanité (au-delà de l’humain), l’utopien a une psychologie sui generis, à rapprocher, quoique moins éloquente, de celle de Nietzsche et située comme chez le philosophe allemand, par-delà le bien et le mal. Imaginons par exemple l’étudiant Pol Pot qui, à Paris, devient disciple de Sartre. Il entend parler de la « sollicitude mortelle » du maître, considérée par celui-ci comme un nouvel impératif catégorique. Chez Kant, c’était le devoir inné en l’homme qui se rapportait encore, assez obscurément, au commandement divin. Chez Sartre, c’est le devoir du militant existentialo-marxiste que de tuer son meilleur ami s’il ne suit pas le chemin politiquement correct qu’il lui montre. Pol Pot revient au Cambodge et exécute des millions de ses compatriotes afin d’en réduire le nombre à une poignée de purs et de durs. Entre Sartre et Pol Pot ce n’est plus la complicité d’Ivan et Dimitri Karamazov, l’un poussant l’autre à l’action, mais le champ historico-religieux du gnosticisme où l’action revêt les dimensions de l’humanité. Telle est la distance entre l’action immorale et celle commise sous l’inspiration de la gnose. Et la psychologie, dans tout cela ? Un bref passage en revue de Comte, de Marx, de Nietzsche en offre les linéaments : découverte de la gnose ; jubilation et en même temps impatience d’en réaliser les indications, de la partager avec ceux qui s’en montrent dignes ; nouvelle découverte que les temps sont mûrs, aujourd’hui même, pour opérer la transformation (pourquoi aujourd’hui ? parce que tout dépend de moi !) ; mise en mouvement, élimination des obstacles ; domination, fusion avec l’histoire.
Il y a lieu de diagnostiquer l’utopisme comme une pédagogie à l’échelle supra-historique et la cité utopienne elle-même comme la cristallisation de cette pédagogie. Regardant en arrière, nous constatons que les architectes italiens du XVe siècle planifièrent les villes en vue d’en faire un signe, une sorte de talisman éducatif. Campanella, qui était pourtant prêtre dominicain, écrivit la Civitas Soli dans le même esprit, à savoir comme un plan d’urbanisme avec des effets magiques.
Les astres et les dieux peints sur les remparts allaient faire plus que de protéger les habitants ; ils symbolisaient l’unité de l’univers dont la ville était censée être la réplique en plus petit, le microcosme.
Deux questions restent à poser. La première est celle de la validité de l’assertion selon laquelle la dualité gnose/utopie ne pouvait s’épanouir que dans une civilisation chrétienne. La seconde celle de savoir si l’utopisme actuel et son appareillage idéologique portent toujours les marques de la gnose.
Un enseignement caché a existé de tout temps, mais ce n’est précisément pas le cas de la religion chrétienne où la doctrine a toujours été accessible dans sa totalité. C’est le propre de la gnose d’exclure comme profanes la majorité des « fidèles ». Cependant l’élément utopique (détenir la clé de la transformation du monde) est davantage propre à la religion du Christ, étant donné que la tentation de séculariser le royaume de Dieu est difficile à écarter. Le Christ étant Dieu et homme, il est relativement facile d’accentuer le deuxième terme de cette équation et ensuite d’élaborer un programme en vue d’établir la perfection sur terre. C’est, bien entendu, sans prêter attention à Dieu ; mais voilà le secret de l’utopie : Dieu éliminé, l’humanité en fusion avec elle-même prend sa place et renforce ainsi la version laïque du Royaume. Ce sera dans l’avenir ; or, pour les autres religions, l’utopie, l’âge d’or, se situe dans le passé : c’est la plénitude cosmique et non pas la société idéale.
En second lieu, nos idéologies sont-elles toujours motivées par la gnose ? Mircea Eliade se gausse, dans ses Mémoires, de Voegelin : il ne l’a rencontré qu’en une seule occasion et le philosophe allemand l’ennuya en attribuant tout le mal de l’époque aux gnostiques. Et en effet, n’y aurait-il pas une ou plusieurs autres raisons à notre mal ? Mais la question initiale est peut-être mal posée. Par exemple, l’augmentation des populations entraîne l’extension des solutions technologiques, et celles-ci, à leur tour, créent une classe de technocrates, d’experts et de spécialistes. Devant les dimensions nouvelles de leurs tâches, ces experts se donnent le beau rôle et développent des perspectives au-delà de toute mesure. Le suffixe « crate » ajouté à « techno » en fait une élite quasiment gnostique, en possession de connaissances pour « initiés », connaissances acquises par un travail assidu dont les règles sont à la disposition de n’importe qui.
L’arrogance éventuelle des technocrates appartient quant à elle encore à l’humain. Le propre du gnosticisme est de postuler la prédestination à une place ontologique supérieure, à être le représentant d’une entité transcendante, par exemple l’histoire, à partager sa substance. Il n’est pas, par conséquent, impossible de déceler l’inspiration gnostique ou les projets utopiques de modifier le status creaturae, la structure de fonctionnement de l’homme et de la société dans laquelle il vit.
Dans les siècles passés cette usurpation a été réalisée par les hérésies qui, à la manière de la gnose, leur commune référence, voulaient non pas réformer l’Eglise mais sauver Dieu de ses propres imperfections (langage et ambition gnostiques) et de celles de ses desservants. De nos jours, l’usurpation est le fait des idéologies utopiennes, versions sécularisées de la gnose, qui veulent changer la nature humaine en vue de l’humanité, de l’histoire ou de l’avenir. Leur projet s’étale devant nous dans ses grandes lignes et ses mille détails : démanteler la famille, deux hommes ou deux femmes comme « parents » ; légalisation des « mères porteuses » ; avortement et euthanasie ; culture de l’étalage de l’abject, de l’informe ou de l’obscène ; morale du dévergondage systématique ; philosophie de la liquidation du jugement ; etc. Sans parler de la mécanisation de la société, du dépistage de tous les mystères, des efforts de contrecarrer par la loi les mouvements légitimes de l’âme. Ce ne sont pas là faits d’un quelconque système totalitaire, mais ceux de la société libérale qui nous entoure et qui s’enfonce dans l’utopie.