Revue de réflexion politique et religieuse.

Vati­can II, ques­tion ouverte

Article publié le 12 Juil 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 111, pp. 39–47]

C’est aujourd’hui vers l’Italie que l’on doit tendre l’oreille si l’on veut entendre des paroles et même des col­loques et débats publics où une ana­lyse du concile Vati­can II et de l’époque post-conci­liaire s’énonce, sans atté­nua­tion de la pen­sée ou, à l’inverse, sans que soit agi­té, pour seule réac­tion, le chif­fon rouge de l’extrémisme. Certes, en d’autres pays, la France notam­ment, et depuis long­temps, une cri­tique construite s’est exer­cée et conti­nue, sauf, peut-être, sur un plan his­to­rique, en tout cas avec une ampleur qui puisse riva­li­ser avec des entre­prises dont la monu­men­tale His­toire du Concile Vati­can II d’Alberigo ((. Giu­seppe Albe­ri­go (dir.), His­toire du Concile Vati­can II, édi­tion fran­çaise : Cerf, 5 tomes, 1997–2005.))  est le para­digme. Tou­te­fois, recon­nais­sons que cette cri­tique plus ancienne n’est guère par­ve­nue à s’extraire du dilemme entre pré­cau­tion de lan­gage et ostra­cisme, qu’un cer­tain contexte ecclé­sial impo­sait.
Les temps, cepen­dant, sont autres : le dis­cours de Benoît XVI à la Curie, le 22 décembre 2005, a inau­gu­ré un contexte nou­veau dont l’Italie semble être la pre­mière béné­fi­ciaire. Alors que la réflexion por­tait aupa­ra­vant sur l’application du concile Vati­can II, puis sur sa récep­tion, elle est remon­tée plus près de la source, au Concile lui-même : l’affaire main­te­nant est de savoir en quoi, à quel degré, et dans quels domaines il y a conti­nui­té ou dis­con­ti­nui­té, tant dans l’interprétation que l’on a don­née et conti­nue de don­ner de telle ou telle par­tie du cor­pus conci­liaire, que dans ce cor­pus lui-même par rap­port à la doc­trine anté­rieu­re­ment pro­fes­sée. Cet angle de réflexion s’est aujourd’hui impo­sé à tous, et celui qui a opé­ré ce bas­cu­le­ment auto­rise sans aucun doute une parole plus libre, sans crainte de confi­ne­ment.
Effec­ti­ve­ment, des thé­ma­tiques somme toute assez connues trouvent donc actuel­le­ment en Ita­lie une audience inédite. Par­mi d’autres évé­ne­ments, l’on met­tra par­ti­cu­liè­re­ment en exergue un ouvrage de Rober­to de Mat­tei – l’une de ces études his­to­riques atten­dues –, et sur­tout un col­loque orga­ni­sé en décembre 2010 par les Fran­cis­cains de l’Immaculée à Rome sur le carac­tère « pas­to­ral » du Concile ((. Conve­gno sull’indole pas­to­rale del Vati­ca­no II : una valu­ta­zione (Col­loque sur le carac­tère pas­to­ral de Vati­can II : une éva­lua­tion), Rome, 16–18 décembre 2010. Un compte ren­du détaillé en a été publié en fran­çais dans L’Homme Nou­veau n. 1487 (12 février 2011), pp. 4–8.)) . Les pro­pos tenus apportent-ils quelque nou­veau­té dans le conte­nu même de la cri­tique ? Il importe d’abord de rele­ver qui sont ceux qui parlent et plus encore les lieux nou­veaux où ils le font, sans doute plus larges, cer­tai­ne­ment plus proches des ins­ti­tu­tions de l’Eglise. Et l’oreille est ren­due plus atten­tive encore quand l’œil, lui aus­si, est atti­ré, sur fond de gris fran­cis­cain, par la pourpre car­di­na­lice côtoyant le vio­let épis­co­pal ou le file­tage des sou­tanes de nombre de pré­lats de la curie. Non qu’il y ait mon­da­ni­té, mais qui dédai­gne­rait l’importance de cette pré­sence publique de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, à deux pas du Vati­can : le contexte a effec­ti­ve­ment bien chan­gé.
Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni entre dans ce cadre ita­lien qui néan­moins tend à s’internationaliser par le juste inté­rêt qu’il sus­cite ; il peut même, en quelque manière, en être consi­dé­ré comme, sinon le chef de file, du moins l’éclaireur de tête. Tout d’abord par l’activité édi­to­riale : en 2009, un livre très cri­tique sur le dia­logue œcu­mé­nique et inter­re­li­gieux, comme sur la « judéo-dépen­dance » de l’Eglise comme il la nomme ((. Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, Quale accor­do fra Cris­to e Beliar ? Osser­va­zio­ni teo­lo­giche sui pro­ble­mi, gli equi­vo­ci ed i com­pro­mes­si del dia­lo­go inter­re­li­gio­so, Fede e Cultu­ra, Vérone, 2009, 182 p.))  ; la même année, un livre sur le Concile Vati­can II, se ter­mi­nant par une sup­plique au pape lui enjoi­gnant d’entreprendre enfin l’interprétation magis­té­rielle authen­tique de cer­tains des docu­ments conci­liaires ((. Id, Conci­lio ecu­me­ni­co Vati­ca­no II. Un dis­cor­so da fare, Casa Maria­na edi­trice, Fri­gen­to, 2009 ; trad. fran­çaise : Vati­can II, un débat à ouvrir, Cour­rier de Rome, 2010.))  ; en 2010, une impor­tante livrai­son de la revue Divi­ni­tas consa­crée entiè­re­ment à une cla­ri­fi­ca­tion his­to­rique et théo­lo­gique de ce qu’est la Tra­di­tion dans l’Eglise, depuis publiée en livre ((. Id., Quod et tra­di­di vobis. La tra­di­zione, vita e gio­vi­nez­za del­la Chie­sa, Casa Maria­na edi­trice, Fri­gen­to, 2010.))  ; en 2011, un nou­vel ouvrage, dont on par­le­ra plus loin.
Eclai­reur de tête aus­si par la per­son­na­li­té elle-même : né en 1925, doc­teur en théo­lo­gie, ensei­gnant pen­dant de nom­breuses années à l’U­ni­ver­si­té pon­ti­fi­cale du Latran, doyen de la facul­té de théo­lo­gie de cette uni­ver­si­té, cha­noine de la Basi­lique Saint-Pierre au Vati­can, actuel direc­teur de Divi­ni­tas.
La figure de ce pré­lat romain retient encore l’attention parce que son tra­vail aborde, en les dis­tin­guant avec acui­té, les niveaux dif­fé­rents du débat actuel, dont Benoît XVI a de fait impo­sé les termes par son dis­cours à la Curie romaine le 22 décembre 2005. Sur des points spé­ci­fiques du concile Vati­can II et a for­tio­ri des pra­tiques ou des dis­cours qui s’en auto­risent (la liber­té reli­gieuse, par exemple), il convient de s’interroger sur la conti­nui­té ou la dis­con­ti­nui­té d’avec l’enseignement magis­té­riel pré­cé­dent ; et si ces dis­con­ti­nui­tés, dont on ne peut nier l’existence, tiennent à des motifs contin­gents comme les cir­cons­tances his­to­riques, ou touchent le cœur même de la doc­trine. Un deuxième niveau est celui de l’herméneutique géné­rale du Concile et de la période qui la suit, jusqu’à aujourd’hui : ces dis­con­ti­nui­tés peuvent-elles ser­vir de prin­cipes d’interprétation ? Ne doit-on pas, plu­tôt, réha­bi­li­ter la Tra­di­tion comme ce néces­saire prin­cipe d’interprétation, à l’opposé d’approches qui vou­draient faire du Concile un en-soi auto­ré­fé­ren­cé et ouvert sim­ple­ment sur le futur et l’extérieur (l’autrement croyant) ? S’ouvre alors un troi­sième niveau, le plus fon­da­men­tal : l’étude de la racine théo­lo­gique de la crise et de la dif­fi­cul­té de s’accorder sur des solu­tions, on veut par­ler ici de la Tra­di­tion. Voi­là le sou­bas­se­ment des approches récentes du Concile à par­tir de son her­mé­neu­tique ; et Mgr Ghe­rar­di­ni, dans son nou­vel opus, s’emploie à l’exposer, pour un public large, et donc selon des caté­go­ries simples d’accès et avan­cées avec péda­go­gie par des aper­çus his­to­riques plus que par une his­toire et une théo­lo­gie sys­té­ma­tiques du concept : Quae­cumque dixe­ro vobis. Paro­la di Dio e Tra­di­zione a confron­to con la sto­ria e la teo­lo­gia (Lin­dau, Turin, 2011).
S’il faut redon­ner à la Tra­di­tion sa juste place, il convient que cela aus­si soit opé­ré pour le Magis­tère ; et quand Mgr Ghe­rar­di­ni recon­naît à Benoît XVI – et lui en sait gré – d’avoir pro­non­cé des paroles déci­sives le 22 décembre 2005, il lui semble que le Magis­tère ne gagne­ra pas à demeu­rer dans ce débat sur l’herméneutique, pour le moment pas­sa­ble­ment brouillé, mais qu’il lui revient, pour reprendre ses propres termes, de se pro­non­cer « sur l’ex­pli­ca­tion offi­cielle et par là magis­té­rielle d’une parole, d’un texte, d’un docu­ment, d’un concile en son entier ».
Les réponses que Mgr Ghe­rar­di­ni a bien vou­lu accor­der à la revue sont ain­si comme les têtes de cha­pitre du « débat à ouvrir » sur Vati­can II ; débat désor­mais lar­ge­ment ouvert et qui, comme la porte de l’Apocalypse (3, 8), si l’on ose le rap­pro­che­ment, ne sera plus refer­mé.

Laurent Jes­tin

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