Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 112 : Face au Mino­taure

Article publié le 11 Juil 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le conflit his­to­rique entre l’Eglise et les ins­ti­tu­tions nées direc­te­ment ou indi­rec­te­ment des Lumières n’a déci­dé­ment pas été réso­lu, contrai­re­ment aux espé­rances pla­cées dans l’offre de dia­logue, assor­tie de nom­breux gestes de bonne volon­té, effec­tuée lors de l’événement conci­liaire. Le phé­no­mène moderne a sui­vi son cours au tra­vers d’interminables conflits, à un prix humain his­to­ri­que­ment inédit, et la situa­tion du catho­li­cisme n’a pas non plus chan­gé posi­ti­ve­ment depuis cin­quante ans, elle s’est même très for­te­ment aggra­vée, en Occi­dent et ailleurs, nul esprit hon­nête n’en dis­con­vient. Il n’est pas bon d’en reje­ter la cause sur la seule méchan­ce­té du monde exté­rieur, et ce serait de toute façon pour ceux qui s’étaient ber­cés d’illusions dans les années 1960 une autre manière, mais moins hono­rable, d’avouer avec retard, fût-ce en mode mineur, l’erreur d’appréciation alors com­mise.

Tou­jours est-il que nous avons connu une suc­ces­sion très remar­quable d’attitudes poli­tiques, à la fois par leur diver­si­té et par la réduc­tion pro­gres­sive des ambi­tions qu’elles ont mani­fes­tées. Il y eut le moment démo­crate-chré­tien (avec ses suc­cé­da­nés « cen­tristes »), celui decouverture112 l’insertion dans le sys­tème des par­tis, qui a par­tout fonc­tion­né comme une admi­rable méca­nique d’intégration à l’ordre éta­bli. Puis l’écroulement est arri­vé, fruit d’abord de la réus­site de cette opé­ra­tion d’intégration, puis aus­si de la légi­ti­ma­tion conci­liaire du plu­ra­lisme des options poli­tiques qui a ache­vé de l’accompagner. L’idée d’entrer de plain pied dans le jeu des par­tis a alors cédé le pas à des atti­tudes plus indi­rectes. En France, sanc­tuaire de la laï­ci­té, la confé­rence épis­co­pale a pris soin de mani­fes­ter son acquies­ce­ment à l’ordre éta­bli, en même temps que son désir de par­ti­ci­per au « débat ». On se sou­vient peut-être des décla­ra­tions effec­tuées lors du cen­te­naire de la loi de Sépa­ra­tion : « Dans un régime de liber­tés publiques, dont les seules limites sont les exi­gences de l’ordre public pré­vues par la loi, l’Eglise catho­lique recon­naît à toute per­sonne sa pleine et entière liber­té de conscience, même lorsqu’elle n’approuve pas l’usage que celle-ci peut en faire. Dans sa pré­sence au sein de la socié­té, l’Eglise catho­lique pri­vi­lé­gie le dia­logue, la ren­contre, l’échange et le par­tage. […] Disons-le clai­re­ment : l’Eglise catho­lique en France ne cherche pas à faire pres­sion sur les esprits. Sa situa­tion de confes­sion majo­ri­taire ne lui donne pas des pri­vi­lèges mais une res­pon­sa­bi­li­té accrue, celle d’apporter sa pierre à l’édification de notre socié­té. Refu­sant toute atti­tude sec­taire, elle désire contri­buer à main­te­nir vivantes les valeurs reli­gieuses, morales et spi­ri­tuelles qui font par­tie du patri­moine de la France et ont contri­bué à son iden­ti­té. Si elle inter­vient dans les débats de notre temps, c’est pour faire entendre sa concep­tion de l’homme et témoi­gner de l’expérience dont elle est por­teuse » (CEF, 15 juin 2005).
Il s’agissait donc de cher­cher à peser sur l’opinion, s’associant en toute occa­sion aux « grandes causes » mises à l’ordre du jour par les gou­ver­ne­ments, les ONG, les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, en vue de faire montre d’un sens de la res­pon­sa­bi­li­té « citoyenne » et de s’efforcer impli­ci­te­ment de convaincre de l’utilité sociale de la reli­gion. Comme la convic­tion a été lente à se pro­duire, dans la confu­sion nou­velle s’est alors amor­cé un autre moment, non exclu­sif du pré­cé­dent, carac­té­ri­sé par une ten­ta­tive d’affi rma­tion iden­ti­taire défen­sive dans l’espace public, tra­dui­sant la volon­té de ne pas se lais­ser réduire au silence, sou­te­nant les « valeurs » par­fois avec une nuance pro­tes­ta­taire sinon contes­ta­taire. Cette voie, qui est emprun­tée en France mais aus­si ailleurs, en Espagne par exemple, avec des nuances diverses, s’est avé­rée semée d’embûches, et pas seule­ment en rai­son d’une maî­trise insuf­fi­sante du sys­tème des médias et de la sous-esti­ma­tion de sa liai­son fonc­tion­nelle avec le poli­tique. Même les capa­ci­tés per­son­nelles de Jean-Paul II dans ce domaine, mises à pro­fit devant les foules du monde entier comme un contre-spec­tacle à l’intérieur de la socié­té du spec­tacle, n’ont pas réus­si, y com­pris de son vivant, à des­ser­rer l’étau, sinon pour de courtes périodes émo­tion­nelles. Il semble que l’identification du méca­nisme d’étranglement pla­cé sous l’égide de la laï­ci­té n’ait pas été pris en compte ; et ce n’est pas la sub­ti­li­té de la « laï­ci­té ouverte » qui y a chan­gé grand chose : l’affirmation iden­ti­taire y est libre et éga­li­taire, à condi­tion qu’elle soit homo­gène à la culture domi­nante.
Un troi­sième moment, plus dif­fus aus­si, mais iden­ti­fiable et sur­tout théo­ri­sé, est celui du com­mu­nau­ta­risme, direc­te­ment en lien avec la dif­fi­cul­té qui est ain­si signa­lée. On aurait tort de réduire le phé­no­mène à ses aspects mar­gi­naux, peu ins­ti­tu­tion­na­li­sés et sou­vent asso­ciés à des jus­ti­fi­ca­tions pour le moins éclec­tiques : squats, zones auto­nomes tem­po­raires (taz), coopé­ra­tives, ser­vices d’échanges locaux (sel), « com­mu­nau­tés » vir­tuelles… Dans un entou­rage hos­tile l’idée sur­git en effet de créer des îlots de vie « dif­fé­rente », qu’il s’agisse de regrou­pe­ments de quelques familles vivant sobre­ment dans un hameau res­tau­ré ou d’initiatives de plus grande enver­gure (micro­ci­tés reli­gieu­se­ment homo­gènes, telles Noma­del­fia en Ita­lie ou Ave Maria City en Flo­ride, pour ce qui est des ten­ta­tives de réfé­rence catho­lique). Cette réac­tion de sau­ve­garde com­porte un risque d’effet per­vers dès lors qu’elle se pré­sente en modèle exclu­sif Consciem­ment ou non, l’idée rejoint celle déve­lop­pée dès la fin des années 1950, dans la veine kéno­tique (ou d’enfouissement) d’un chris­tia­nisme « de simple pré­sence », tenant, ou vou­lant tenir pour acquise la réduc­tion à l’état de mino­ri­té dans une grande socié­té presque entiè­re­ment sécu­la­ri­sée. En tout cas les choix effec­tués par cer­tains épis­co­pats ins­pi­rés par une volon­té de faire dis­pa­raître toute trace de « constan­ti­nisme » ont joué dans le sens d’une auto­pri­va­ti­sa­tion pré­ven­tive au sein de la « socié­té civile » mul­ti­cul­tu­relle. On pour­rait par­ler ici d’un com­mu­nau­ta­risme catho­lique, dans la mesure où une chré­tien­té se défi­ni­rait comme un ensemble social pri­vé à l’intérieur d’une « mai­son com­mune » domi­née par un plu­ra­lisme soi­gneu­se­ment contrô­lé. Encore fau­drait-il que cet ensemble se pré­sente comme conqué­rant, du moins comme dési­reux de faire valoir son exem­pla­ri­té. Le sort de l’enseignement catho­lique sous contrat, des hôpi­taux ou des uni­ver­si­tés catho­liques est là pour témoi­gner de la fai­blesse ou de l’inexistence d’une telle volon­té, et ne peut accré­di­ter la moindre idée d’une telle stra­té­gie.

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Il serait arti­fi­ciel de clas­ser ces dif­fé­rents moments selon un strict décou­page chro­no­lo­gique. En réa­li­té, cha­cun reste comme en contre­point du pré­cé­dent – il en est qui entre­tiennent même encore l’espoir d’une relance du démo­cra­tisme-chré­tien – mais la pro­por­tion dans laquelle chaque phase se pré­sente est modi­fiée avec le temps, de sorte que d’un point de vue d’ensemble, il s’agit tout de même d’une cer­taine suc­ces­sion logique, écho d’une évo­lu­tion réelle. Ain­si pointe aujourd’hui un der­nier moment, qui syn­thé­tise tous les reculs. C’est celui de l’objection de conscience. On ne se pla­ce­ra pas ici du point de vue moral des per­sonnes confron­tées à une situa­tion dans laquelle il leur est deman­dé d’obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes (cf. Actes, 5, 29), qu’une clause de conscience soit recon­nue léga­le­ment ou non. Les sys­tèmes de droit posi­tif n’admettent que très par­ci­mo­nieu­se­ment de telles clauses, et les employeurs pri­vés peut-être encore moins volon­tiers des excep­tions ana­logues. Les domaines les plus divers sont concer­nés : san­té, ensei­gne­ment, pra­tiques de vente, jour­na­lisme, acti­vi­tés mili­taires, publi­ci­té… La ten­dance géné­rale actuelle est res­tric­tive pour des motifs idéo­lo­giques directs – tout écart dans le res­pect de la culture domi­nante appa­rais­sant comme une mise en cause de sa légi­ti­mi­té, cen­sée fon­dée sur un consen­sus, en réa­li­té sur les forces qui le déter­minent –, mais aus­si sans doute pour des motifs indi­rects, car l’homogénéité est plus aisée à assu­rer que la diver­si­té. Les occa­sions de conflit sont fré­quentes, mais elles entrent avant tout dans une caté­go­rie morale simple, quoique sou­vent déli­cate et pou­vant sur­tout être très lourde de consé­quences. L’existence de clauses légales, pour utile et pro­tec­trice qu’elle soit, ne dimi­nue que très peu cette éven­tua­li­té, d’autant moins que la légis­la­tion laïque ignore super­be­ment les fon­de­ments objec­tifs de la morale et ne concède une telle recon­nais­sance que pour des motifs d’opportunité poli­tique (déro­ga­tions en faveur de l’Islam), de toute façon sur une base pure­ment sub­jec­ti­viste (cf. par exemple la Réso­lu­tion 1763 de l’Assemblée par­le­men­taire du Conseil de l’Europe d’octobre 2010, concer­nant les per­son­nels médi­caux, confir­mant la recon­nais­sance de l’objection de conscience mais réaf­fir­mant dans le même temps le droit d’accès aux « ser­vices médi­caux », en l’espèce l’avortement : dans le meilleur des cas, à chaque conscience son droit), et enfin de manière aisé­ment contra­dic­toire (le méde­cin peut refu­ser de per­pé­trer per­son­nel­le­ment le meurtre de l’enfant à naître mais doit indi­quer à la « patiente » à qui d’autre s’adresser pour obte­nir le résul­tat qu’elle recherche). L’objection de conscience envi­sa­gée ici relè­ve­rait d’une stra­té­gie col­lec­tive, pen­sée et mise en œuvre comme réponse à la pres­sion écra­sante exer­cée par la culture domi­nante, après l’échec des autres voies qui ont été rap­pe­lées plus haut. Renouant avec les tra­di­tion­nelles reven­di­ca­tions aminima qui ont sou­vent mobi­li­sé les rangs catho­liques dans la pre­mière par­tie du XXe siècle, après adap­ta­tion aux nou­velles menaces appa­rues depuis, le thème des « prin­cipes non négo­ciables » inau­gure, sous une appa­rence reven­di­ca­trice, le pas­sage à une phase ultime de déses­pé­rance poli­tique. Rap­pe­lons quels sont ces prin­cipes : la défense de la vie de la concep­tion à la mort natu­relle, celle de la famille éta­blie sur le mariage d’un homme et d’une femme, la liber­té reli­gieuse et la liber­té pour les parents d’éduquer leurs enfants. Reste à consi­dé­rer la nature et les effets d’une mise à l’ordre du jour col­lec­tive de l’objection de conscience dans le cadre actuel du nou­veau Kul­tur­kampf, avec les don­nées propres aux camps res­pec­tifs.

L’expression elle-même, « objec­tion de conscience », est née dans le contexte du libé­ra­lisme d’origine puri­taine. La consti­tu­tion de la Penn­syl­va­nie de 1776, la pre­mière éta­blie par­mi les treize Etats fon­da­teurs des Etats-Unis d’Amérique, énon­çait ain­si (art. 3) : « Tous les hommes ont un droit natu­rel et indé­fec­tible à hono­rer le Dieu Tout-Puis­sant selon les décrets de leur propre conscience ; aucun homme ne peut être contraint juri­di­que­ment de suivre, éri­ger ou sou­te­nir un lieu de prière ou d’assumer un minis­tère contre son consen­te­ment ; aucune auto­ri­té humaine ne peut, en aucun cas, diri­ger ou inter­fé­rer avec les droits de la conscience, ni aucune pré­fé­rence être accor­dée par la loi à aucune socié­té ou pra­tique reli­gieuses quel­conque ». Le 1er Amen­de­ment de la consti­tu­tion amé­ri­caine (1787) a ensuite repris et élar­gi la por­tée de cet énon­cé : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou inter­dise le libre exer­cice d’une reli­gion, ni qui restreigne la liber­té de parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler pai­si­ble­ment et d’adresser des péti­tions au gou­ver­ne­ment pour le redres­se­ment de ses griefs ».
La Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est plus brève : « Nul ne doit être inquié­té pour ses opi­nions, même reli­gieuses, pour­vu que leur mani­fes­ta­tion ne trouble pas l’ordre public éta­bli par la Loi » (art. 10). Elle est aus­si d’esprit dif­fé­rent, dans la mesure où tout « droit » énon­cé est, comme on le voit, immé­dia­te­ment rec­ti­fié par la « loi », ailleurs défi­nie comme « l’expression de la volon­té géné­rale » (art. 6). Claude Polin a assez mon­tré dans cette revue la dif­fé­rence d’esprit, au sein de la même famille des Lumières, entre les deux ver­sions, amé­ri­caine et euro­péenne conti­nen­tale, entre un indi­vi­dua­lisme appuyé, d’un côté, une éga­li­té et un contrôle social de l’autre. Mais en réa­li­té il s’agit de nuances dans la manière de résoudre le pro­blème, mieux vau­drait dire le casse-tête, de la plu­ra­li­té des sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles. De plus, à terme, les deux cou­rants d’esprit tendent à se confondre, au béné­fice de la ver­sion conti­nen­tale.
La liber­té de pen­sée – en matière reli­gieuse ou tout autre domaine – consti­tue en effet depuis ses pre­mières for­mu­la­tions l’une des prin­ci­pales  sources de contra­dic­tion de la moder­ni­té. C’est ce que montre la diver­si­té des inter­pré­ta­tions sur le sta­tut des mino­ri­tés d’opinion, et sur l’opposabilité des droits sub­jec­tifs aux injonc­tions de la loi, aux dik­tats de la majo­ri­té, ou plus géné­ra­le­ment à ce que Kant appe­lait l’hétéronomie, une loi exté­rieure à soi, une loi non consen­tie par le sujet. Spi­no­za prô­nait en même temps la liber­té de pen­sée la plus totale et la sou­mis­sion exté­rieure aux puis­sances éta­blies ; Kant dis­ci­pli­nait sa propre auto­no­mie de pen­sée en la sou­met­tant au cri­tère de la capa­ci­té (esti­mée par lui-même) de s’appliquer à toute autre per­sonne de bon sens ; quant à Rous­seau, il s’en remet­tait à la majo­ri­té pour indi­quer à chaque indi­vi­du de quelle manière il devait entendre sa propre liber­té. L’objection de conscience est donc fon­dée sur le prin­cipe pre­mier de la moder­ni­té, qui est la liber­té néga­tive, ou d’autonomie au sens éty­mo­lo­gique et plein du terme, mais qui est simul­ta­né­ment, du point de vue social, néces­sai­re­ment consi­dé­rée comme un pro­blème. Ajou­tons que l’objection de conscience n’a pas de rap­port avec l’idée de résis­tance à l’autorité abu­sive telle qu’antérieurement admise au nom même du pré­cepte d’obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes, résis­tance non fon­dée sur l’opinion per­son­nelle mais sur la loi divine bafouée par l’ordre injuste, et sou­mise à un rai­son­ne­ment moral ana­logue à celui por­tant sur les condi­tions de la guerre juste. Dani­lo Cas­tel­la­no, dans son livre La razio­na­li­tà del­la poli­ti­ca (ESI, Naples, 1993, p. 25), oppose, « objec­tion de conscience » et « objec­tion de la conscience » pour signi­fier la dif­fé­rence essen­tielle entre les fon­de­ments de l’objection consi­dé­rée. C’est une dis­tinc­tion qu’avait déjà uti­li­sée Pie XI. Il cite éga­le­ment le juriste Ser­gio Cot­ta : « Anti­gone, Socrate, les mar­tyrs chré­tiens déso­béissent certes par déci­sion per­son­nelle […] mais au nom des “lois non écrites”, du dai­mon, de Dieu, jamais en leur nom propre. Alors qu’aujourd’hui celui qui déso­béit, en dehors du cadre tra­di­tion­nel, le fait non seule­ment par déci­sion per­son­nelle, mais éga­le­ment en son nom propre, en appe­lant à la sou­ve­rai­ne­té de la conscience indi­vi­duelle ». Il est clair que le même terme désigne des réa­li­tés radi­ca­le­ment dis­tinctes : la conscience morale est la facul­té de connaître le bien et le mal, tan­dis que la conscience au sens moderne est le lieu de défi­ni­tion sub­jec­tive du bien et du mal. Dans la com­pré­hen­sion tra­di­tion­nelle de la conscience, celle-ci n’est pas le légis­la­teur suprême du bien et du mal, mais le témoin de l’ordre objec­tif dont Dieu est le fon­de­ment et d’où découle la com­pré­hen­sion immé­diate de ce qui est bien et mal dans la conduite de soi ici et main­te­nant. C’est pour­quoi, par exemple, affir­mer que l’avortement est un crime n’est pas d’abord l’expression d’une convic­tion per­son­nelle ou rele­vant de la « tra­di­tion chré­tienne », mais le témoi­gnage d’une véri­té uni­ver­selle que la conscience morale nous aver­tit d’honorer et que nous sommes capables de jus­ti­fier en rai­son. Cela dit,
même si le voca­bu­laire est loin d’être indif­fé­rent, il arrive que l’on réécrive l’histoire en fonc­tion de concep­tions aujourd’hui pas­sées en lieux com­muns. Ain­si le film Sophie Scholl. Les der­niers jours (Marc Rothe­mund, 2005) pré­sente-t-il les motifs des membres du groupe Die Weiße Rose comme essen­tiel­le­ment fon­dés sur la conscience sub­jec­tive, et seule­ment acces­soi­re­ment sur la mise en cause d’une poli­tique cri­mi­nelle. Mais il va de soi que, en dépit sans doute d’une cer­taine accen­tua­tion sub­jec­tive liée à la culture pro­tes­tante, c’était bien à la loi divine et sa vio­la­tion que les pro­ta­go­nistes enten­daient se réfé­rer pour jus­ti­fier leurs actes, et cer­tai­ne­ment pas à leur point de vue sub­jec­tif.

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Ce fai­sant nous tou­chons là à une double dif­fi­cul­té, tenant autant à la logique interne de la culture moderne domi­nante qu’aux consé­quences de l’adhésion incom­plète à cette der­nière telle qu’elle a été opé­rée depuis le concile Vati­can II. La reven­di­ca­tion d’une recon­nais­sance juri­dique de l’objection de conscience des catho­liques dans la socié­té plu­ra­liste et laïque, à  itre indi­vi­duel ou com­mu­nau­taire, repose sur une contra­dic­tion que cer­tains auteurs ne se sont pas pri­vés de faire res­sor­tir. C’est le cas de l’ancien pré­sident de la Cour consti­tu­tion­nelle ita­lienne, Gus­ta­vo Zagre­bels­ky, pen­seur très enga­gé dans la « post­mo­der­ni­sa­tion » du droit, et on ne peut plus clair en la matière. Fai­sant allu­sion à une fameuse affir­ma­tion d’Ernst-Wolfgang Böckenförde – « l’Etat libé­ral sécu­la­ri­sé vit de pré­sup­po­sés qu’il est inca­pable de garan­tir » – et à l’offre de réani­ma­tion pré­sen­tée en écho par le dis­cours catho­lique post­con­ci­liaire, il note le dés­équi­libre : dès lors que l’on dit accep­ter l’ordre en vigueur, on doit aus­si en accep­ter le prin­cipe fon­da­teur, à savoir que « per­sonne ne pos­sède a prio­ri une véri­té uni­la­té­rale sus­cep­tible de deve­nir, par elle-même et sans pas­ser par le débat public, une “véri­té” pour tous. » Ce point est tel­le­ment évident, dit le juriste ita­lien, qu’il ne mérite même pas qu’on s’y arrête. « On n’entre dans les pro­cé­dures démo­cra­tiques qu’à cer­taines condi­tions. Si un éthos com­mun doit être défi­ni, il doit pré­ci­sé­ment être construit en com­mun, et les prin­cipes éla­bo­rés dans le domaine reli­gieux de la foi et leur éven­tuelle valeur sociale et poli­tique doivent entrer dans la confron­ta­tion à éga­li­té avec ceux éla­bo­rés dans le domaine laïque de la rai­son » (« Sta­to e Chie­sa. Cit­ta­di­ni e cat­to­li­ci », dans Reli­gione e Poli­ti­ca, a cura di A. Fer­ra­ra, Mel­te­mi, Rome, 2009, pp. 54–55). Tout double dis­cours est irre­ce­vable, il faut jouer le jeu et com­prendre que l’évocation de prin­cipes non négo­ciables, même limi­tés à quelques don­nées aus­si fon­da­men­tales qu’élémentaires, ne peut être reçue que comme une pro­vo­ca­tion et un exer­cice de double lan­gage. Une impor­tante ONG, l’Association inter­na­tio­nale pour la défense de la liber­té reli­gieuse, basée à Berne, a publié en 2009 dans son organe Conscience et liber­té un rap­port sur L’extrémisme reli­gieux et la liber­té reli­gieuse. Par­mi les auteurs (Emma­nuel Tawil, Jean Bau­bé­rot, Emile Pou­lat, etc.), un domi­ni­cain, le P. Gabriel Nis­sim, cherche à expli­quer pour­quoi la recon­nais­sance du prin­cipe de la liber­té de conscience qui s’est impo­sée à Vati­can II « non sans mal » peut être frei­née. Il évoque le poids des habi­tudes cultu­relles (don­nant l’exemple, néga­tif à ses yeux, de la demande de recon­nais­sance des ori­gines chré­tiennes de l’Europe dans le pro­jet de « consti­tu­tion » euro­péenne), la ten­dance du cler­gé à vou­loir contrô­ler les consciences, et une troi­sième rai­son, « encore plus grave pour la liber­té de conscience », à savoir « la pré­ten­tion qu’ont par­fois les reli­gions de déte­nir une véri­té abso­lue et uni­ver­selle qu’elles veulent impo­ser à tous ». Le reli­gieux salue la demande de par­don effec­tuée par Jean-Paul II à l’occasion de l’Année ainte 2000, pour les péchés « com­mis “au nom de la véri­té contre la cha­ri­té” », ce qui lui per­met d’étayer l’idée que « la véri­té, sur­tout si elle a rap­port à l’Ultime, n’est jamais quelque chose qu’aucun indi­vi­du, aucune ins­ti­tu­tion puisse “avoir”, maî­tri­ser ou domi­ner. Dès l’instant où quelqu’un pense pos­sé­der la véri­té, cette der­nière devient source poten­tielle de vio­lence » (op.cit., pp. 71–72).
Le fond de ce dis­cours maintes fois enten­du est clai­re­ment cohé­rent avec la vul­gate des Lumières. Mais va-t-il très au-delà de l’option conci­liaire opé­rée dans la décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae sur la liber­té reli­gieuse ? La réponse ne peut être que de l’ordre de la nuance. De nom­breux com­men­taires de la décla­ra­tion conci­liaire ne mettent l’accent que sur les deux pre­miers articles, mêlant devoir de cher­cher la véri­té et pro­cla­ma­tion d’un droit natif à la liber­té de pen­sée en matière reli­gieuse indé­pen­dam­ment de tout conte­nu, le tout accom­pa­gné d’une requête de sanc­tion légale. Mais d’autres pas­sages du même texte fon­da­teur ont une grande impor­tance du point de vue des argu­ments qui viennent d’être avan­cés. Ain­si l’article 3 : « […] la véri­té doit être cher­chée selon la manière propre à la per­sonne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, avec l’aide du magis­tère, c’est-à-dire de l’enseignement, de l’échange et du dia­logue par les­quels les uns exposent aux autres la véri­té qu’ils ont trou­vée ou pensent avoir trou­vée, afin de s’aider mutuel­le­ment dans la quête de la véri­té […] ». Comme ces recherches, effec­tives ou poten­tielles, sont celles des indi­vi­dus mais aus­si des « groupes reli­gieux », et que ces der­niers – la décla­ra­tion y revient de manière répé­tée – doivent jouir de l’immunité de toute forme de coer­ci­tion, phy­sique ou psy­cho­lo­gique, il reste à l’Eglise du Christ à affir­mer son droit, c’est-à-dire sa « liber­té au titre d’autorité spi­ri­tuelle […] éga­le­ment en tant qu’association d’hommes ayant le droit de vivre, dans la socié­té civile, selon les pré­ceptes de la foi chré­tienne » (art. 13). L’Eglise a le man­dat de prê­cher l’évangile à toute créa­ture, en ce sens elle est une « auto­ri­té ». Mais elle ne sau­rait s’imposer au titre d’un pou­voir pro­por­tion­né à cette der­nière, mais seule­ment par l’échange et le dia­logue. Aus­si ne demande-t-elle que le res­pect au même titre que les autres.
L’objection de conscience est comme le néga­tif pho­to­gra­phique de l’affirmation des droits qui pré­cède : « […] les fidèles du Christ, comme les autres hommes, jouissent, au civil, du droit de ne pas être empê­chés de mener leur vie selon leur conscience. Il y a donc bon accord entre la liber­té de l’Eglise et cette liber­té reli­gieuse qui, pour tous les hommes et toutes les com­mu­nau­tés, doit être recon­nue… » (ibid., in fine). Sur l’expression elle-même, il a fal­lu attendre Jean-Paul II pour que l’on entende par­ler d’objection de conscience et en bana­li­ser l’emploi par­mi les catho­liques. Il l’a d’ailleurs fait pour signi­fier l’objection de la conscience droite et éclai­rée confron­tée à l’appel à coopé­rer au mal, mais comme par ailleurs le même Jean-Paul II n’a ces­sé d’insister sur la liber­té de reli­gion, on peut dire qu’il s’est pla­cé très exac­te­ment dans la situa­tion objet de la cri­tique, rap­por­tée plus haut, de Gus­ta­vo Zagre­bels­ky. Aujourd’hui, le pro­blème né de la ten­sion entre approches contra­dic­toires demeure en attente de dépas­se­ment.

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