Revue de réflexion politique et religieuse.

Un spec­ta­teur enga­gé du Moder­nisme : Mgr Eudoxe Iré­née Mignot

Article publié le 1 Jan 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Jusque dans son gou­ver­ne­ment, l’archevêque doit subir les consé­quences de son enga­ge­ment. En 1903, l’expulsion pré­vi­sible des Laza­ristes, qui jusque-là diri­geaient le grand sémi­naire d’Albi, le pousse à réor­ga­ni­ser les études ecclé­sias­tiques. Il fait appel à l’ancien sul­pi­cien Pros­per Alfa­ric qui, au cours de ses années d’enseignement, per­dra la foi. Il devien­dra par la suite vice-pré­sident de l’Union ratio­na­liste. Dès lors le sémi­naire est sous obser­va­tion. Deux de ses pro­fes­seurs sont inquié­tés : l’abbé Jean Rivière à cause d’un article jugé auda­cieux à pro­pos de la science créée du Christ. Quant à l’abbé Bon­sir­ven, il n’est pas admis à sou­te­nir sa thèse à Rome (entré quelques années plus tard dans la Com­pa­gnie de Jésus, il ensei­gne­ra jusqu’aux années 50 l’Ecriture Sainte au Bibli­cum !).
Au moment où la répres­sion anti­mo­der­niste s’intensifie, il reste constam­ment sur la défen­sive. Il faut recon­naître cepen­dant que ses marges de manoeuvre s’amenuisent. Sa cor­res­pon­dance pri­vée est de plus en plus tein­tée d’amertume, voire de froide colère. Il pren­dra encore publi­que­ment la défense du Sillon alors que poli­ti­que­ment il est plu­tôt conser­va­teur (quelques années aupa­ra­vant il a condam­né le toast d’Alger du Car­di­nal Lavi­ge­rie). De même il est scan­da­li­sé du décret de Pie X favo­ri­sant la com­mu­nion pré­coce des enfants. Il est cho­qué que le pape s’adresse non aux évêques mais aux parents. Pour lui c’est bien une cou­tume ita­lienne que l’on cherche à étendre à toute la chré­tien­té en rai­son du cen­tra­lisme romain. Évi­dem­ment on pour­ra trou­ver que l’expérience pas­to­rale de Mgr Mignot n’était pas telle qu’elle lui per­mît de juger de l’opportunité d’une telle déci­sion…

Mgr Mignot, un moder­niste modé­ré

Mais Louis-Pierre Sar­del­la ne se contente pas de nous don­ner une bio­gra­phie scien­ti­fique de Mgr Mignot. A par­tir de la masse d’informations réunie, il fait une syn­thèse dans sa troi­sième par­tie de ce qu’il appelle le catho­li­cisme de Mgr Mignot. Dès lors, le lec­teur est mieux à même de com­prendre les inten­tions, la méthode mais aus­si les lacunes et les limites de l’oeuvre de l’archevêque d’Albi.
Avant d’aller plus loin et de ten­ter nous aus­si de dres­ser le por­trait du pré­lat, nous ne ris­que­rons qu’une cri­tique. L’auteur ne puise sa docu­men­ta­tion à pro­pos de la crise moder­niste que chez les auteurs acquis à la cause. Met­tons à part l’oeuvre incon­tour­nable d’Emile Pou­lat (spé­cia­le­ment His­toire, dogme et cri­tique, Paris, 1996 pour la troi­sième édi­tion). L.-P. Sar­del­la cite abon­dam­ment Pierre Col­lin (L’Audace et le soup­çon. La crise moder­niste dans le catho­li­cisme fran­çais, 1893–1914, Paris, 1997), ouvrage inté­res­sant pour sa docu­men­ta­tion mais assez confon­dant quant à son mani­chéisme naïf (le titre est à lui seul tout un pro­gramme d’historiographie mili­tante).
De fait, com­ment nous appa­raît Mgr Mignot ? Tout d’abord c’est essen­tiel­le­ment un auto­di­dacte. S’il se reproche sa paresse au temps de l’enfance, il fait preuve durant ses années de for­ma­tion puis de minis­tère sacer­do­tal d’une belle curio­si­té intel­lec­tuelle. D’ailleurs il est inté­res­sé tout à la fois par le tableau de la nature et par les pro­grès scien­ti­fiques et tech­niques. Dans ses man­de­ments épis­co­paux il fera des allu­sions à la vapeur, au train, à la télé­pho­nie, à l’aviation nais­sante… Lui-même recon­naî­tra avoir pas­sé plus de temps à étu­dier qu’à assu­mer la charge pas­to­rale qui lui était confiée, comme prêtre puis comme évêque. Atti­tude para­doxale chez un homme qui par ailleurs se vou­dra à l’écoute du monde, de ses dési­rs et de ses exi­gences…
S’il pour­suit des recherches per­son­nelles sur les ques­tions d’histoire, d’inspiration ou d’exégèse, ce n’est pas pour un motif spi­ri­tuel mais bien d’abord et avant tout pour une rai­son apo­lo­gé­tique. Il est per­sua­dé qu’un public culti­vé ne peut plus entendre l’Evangile tel qu’il est prê­ché dans l’Eglise. Sa conscience cri­tique est nour­rie des lec­tures qu’il fait de Jules Simon, d’Hippolyte Taine ou encore d’Ernest Renan.
Or, et c’est une pre­mière carac­té­ris­tique, Eudoxe Mignot semble tra­gi­que­ment désar­mé pour affron­ter une pareille cri­tique. Son bagage phi­lo­so­phique est plu­tôt mince. On pour­ra arguer de la fai­blesse de l’enseignement reçu au sémi­naire. Mais c’est encore plus grave : il mani­feste à l’égard de l’histoire de la pen­sée un manque d’intelligence cer­tain, se conten­tant d’idées géné­rales (il le recon­naît lui-même, cf. p. 97). Il écrit même par­lant de ses années au sémi­naire « Pla­ton me parais­sait sin­gu­liè­re­ment en retard et ne m’apprenait rien » (p. 98). Fin décembre 1916, au soir de sa vie, il écrit ne rien tirer de la lec­ture des dia­logues de Pla­ton, qu’il s’est amu­sé à relire (l’expression est de lui). Aris­tote n’est pas épar­gné : sa phi­lo­so­phie est vieillie (cf. p. 108). Qu’il n’ait été sen­sible ni à la beau­té et à la valeur contem­pla­tive de l’oeuvre du pre­mier ni au génie métho­do­lo­gique, logique et méta­phy­sique de celle du second mani­feste chez cet esprit par ailleurs curieux une carence sur­pre­nante.
Il faut faire le même constat en théo­lo­gie. Il ne com­prend pas la mise en place par la Tra­di­tion d’un voca­bu­laire tech­nique pour par­ler de Dieu. L.-P. Sar­del­la pré­cise : « Ain­si à pro­pos des mots d’essence, d’hypostase, de sub­stance, de per­sonne, de nature en usage dans le De Tri­ni­tate, il note que le mys­tère a d’abord été dési­gné par des mots concrets comme Père, Fils et que le lan­gage des Pères, emprun­té au lan­gage phi­lo­so­phique de leur temps, n’a pas tou­jours le sens pré­cis qu’on veut bien dire » (p. 106). Mignot, et c’est un point essen­tiel, ne com­prend rien à l’exégèse patris­tique. C’est d’autant plus curieux qu’il se bat­tra pour faire recon­naître une cer­taine pro­gres­si­vi­té dans la Révé­la­tion divine. Il aurait trou­vé chez les Pères non seule­ment des élé­ments entiers de doc­trine (comme la notion d’économie et de péda­go­gie divines) mais aus­si les prin­cipes her­mé­neu­tiques d’une pos­sible évo­lu­tion homo­gène de la doc­trine.
Rien d’étonnant dès lors que la culture patris­tique de Mgr Mignot soit des plus étri­quée. De même il parle des auteurs médié­vaux en géné­ral et du tho­misme en par­ti­cu­lier avec une cer­taine désin­vol­ture, quand ce n’est pas avec une franche hos­ti­li­té. Il ne voit dans la théo­lo­gie sco­las­tique qu’une arme pour ceux qui ne veulent pas répondre aux grandes ques­tions du moment (cf. p. 597). La cri­tique qu’il fait des médié­vaux mani­feste qu’il les a en fait peu fré­quen­tés : il pense avoir affaire à des logi­ciens qui, à par­tir de pré­sup­po­sés éven­tuel­le­ment dis­cu­tables, arrivent par des syl­lo­gismes rigou­reux à des conclu­sions théo­lo­giques. La chris­to­lo­gie de la période d’or de la théo­lo­gie est cari­ca­tu­rée.
Mignot veut récon­ci­lier his­toire et dogme mais en ces deux domaines il faut lui recon­naître de graves lacunes. Certes on est en droit de regret­ter la séche­resse et l’étroitesse de cer­tains trai­tés ou manuels du temps de sa for­ma­tion. Mais un esprit comme lui, béné­fi­ciant, pour par­faire sa culture théo­lo­gique, de vastes loi­sirs, aurait dû pro­fi­ter des grandes édi­tions tant patris­tiques que sco­las­tiques qui fleu­rissent depuis le XVIIIe siècle. A tra­vers sa cor­res­pon­dance et ses pro­pos rele­vés par tel ou tel, beau­coup plus que dans ses écrits offi­ciels où il est tenu à une cer­taine réserve, trans­pa­raît une cer­taine incom­pré­hen­sion du pro­ces­sus même de l’élaboration du dis­cours et du savoir théo­lo­giques dans l’Eglise. Or c’est là tout l’enjeu du moder­nisme, enjeu qui a échap­pé à la plu­part des pro­ta­go­nistes de cette grande crise, quel que soit leur camp.
Dès lors, par manque d’enracinement, on com­prend que le pré­lat picard ait été fas­ci­né par les conclu­sions de la science exé­gé­tique qui parais­sait alors sous une forme toute nou­velle. Son inten­tion est excel­lente : il cherche à récon­ci­lier science et foi. Mais il en arrive à des théo­ries curieuses et à des asser­tions éton­nantes. Certes il a rai­son de rap­pe­ler que la pré­di­ca­tion apos­to­lique pré­cède la rédac­tion des évan­giles. Mais cette pre­mière étape le conduit à des conclu­sions curieuses. Ain­si l’Ecriture Sainte doit être exa­mi­née et étu­diée comme un pur objet, indé­pen­dam­ment de la véri­té de foi qu’elle contient. Il demande à Loi­sy d’expliquer « au public chré­tien com­ment et pour­quoi on doit croire aux dogmes chré­tiens indé­pen­dam­ment des Evan­giles » (lettre du 13 février 1908, citée p. 440), la bonne cri­tique consis­tant à dis­tin­guer ce qui est de Dieu et ce qui est des hommes dans la rédac­tion du canon. Là encore, il appa­raît clai­re­ment que Mignot n’a pas en sa pos­ses­sion une solide théo­lo­gie de l’inspiration, sans doute parce qu’il n’a pas prê­té atten­tion au trai­té de la grâce et de la loi nou­velle de saint Tho­mas par exemple (la grâce nous donne de poser des actes qui soient par­fai­te­ment et com­plè­te­ment nôtres et qui soient par­fai­te­ment et com­plè­te­ment de Dieu) ou encore qu’il n’a pas étu­dié les prin­cipes du savoir pro­phé­tique, indis­pen­sable pour com­prendre ce qu’est le cha­risme d’inspiration.
Le sens de la foi de Mgr Mignot le met­tra en garde contre plu­sieurs pro­po­si­tions de l’abbé Loi­sy. L’évêque recon­naît que l’exégète est tom­bé dans l’arbitraire et l’invraisemblable, mais il ne répli­que­ra jamais théo­lo­gi­que­ment à son ami, pré­fé­rant tou­jours user de l’argument de la pru­dence et de l’opportunité. Il adopte trop faci­le­ment et sans les cri­ti­quer les prin­cipes idéo­lo­giques de la nou­velle exé­gèse (ain­si de la dis­tinc­tion du Jésus de l’histoire et du Christ de la foi). Là encore, il appa­raît plein de bonne volon­té mais cruel­le­ment désar­mé et naïf. Il faut recon­naître aus­si que l’archevêque d’Albi a écrit de très belles pages sur la théo­lo­gie de l’Eglise, anti­ci­pant les grands déve­lop­pe­ments de Mys­ti­ci cor­po­ris ou de Lumen gen­tium (cf. pp. 531–535).
Avec le recul, il est évident que bien des thèses en exé­gèse sou­te­nues par Mgr Mignot et par ses amis, et com­bat­tues avec achar­ne­ment par de zélés et peu éclai­rés contra­dic­teurs nous paraissent aujourd’hui bien ano­dines. De fait la visée apos­to­lique ou apo­lo­gé­tique du pré­lat est bien inté­gra­liste même si elle ne veut pas être inté­griste. Cepen­dant il n’a pas sai­si ce qui consti­tue l’essentiel de l’affrontement de l’Eglise et du monde moderne. L’enjeu n’est pas de cher­cher à résoudre le faux dilemme foi et rai­son mais bien de mon­trer, par le rai­son­ne­ment comme par l’histoire, que la foi consti­tue une ratio­na­li­té propre qui se déve­loppe à tra­vers les temps. Les saints, les doc­teurs de la foi, les théo­lo­giens concourent, cha­cun dans la fidé­li­té à sa voca­tion propre mais tous ayant à coeur de ser­vir le Christ et l’Eglise, à l’explicitation du don­né révé­lé en ouvrant aux pauvres les tré­sors de la révé­la­tion chré­tienne. Il a sans doute man­qué à Mgr Mignot cet enra­ci­ne­ment et cette ampleur de vue pour lui don­ner d’être l’homme d’influence et de gou­ver­ne­ment qu’il rêvait d’être.

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