Un spectateur engagé du Modernisme : Mgr Eudoxe Irénée Mignot
Jusque dans son gouvernement, l’archevêque doit subir les conséquences de son engagement. En 1903, l’expulsion prévisible des Lazaristes, qui jusque-là dirigeaient le grand séminaire d’Albi, le pousse à réorganiser les études ecclésiastiques. Il fait appel à l’ancien sulpicien Prosper Alfaric qui, au cours de ses années d’enseignement, perdra la foi. Il deviendra par la suite vice-président de l’Union rationaliste. Dès lors le séminaire est sous observation. Deux de ses professeurs sont inquiétés : l’abbé Jean Rivière à cause d’un article jugé audacieux à propos de la science créée du Christ. Quant à l’abbé Bonsirven, il n’est pas admis à soutenir sa thèse à Rome (entré quelques années plus tard dans la Compagnie de Jésus, il enseignera jusqu’aux années 50 l’Ecriture Sainte au Biblicum !).
Au moment où la répression antimoderniste s’intensifie, il reste constamment sur la défensive. Il faut reconnaître cependant que ses marges de manoeuvre s’amenuisent. Sa correspondance privée est de plus en plus teintée d’amertume, voire de froide colère. Il prendra encore publiquement la défense du Sillon alors que politiquement il est plutôt conservateur (quelques années auparavant il a condamné le toast d’Alger du Cardinal Lavigerie). De même il est scandalisé du décret de Pie X favorisant la communion précoce des enfants. Il est choqué que le pape s’adresse non aux évêques mais aux parents. Pour lui c’est bien une coutume italienne que l’on cherche à étendre à toute la chrétienté en raison du centralisme romain. Évidemment on pourra trouver que l’expérience pastorale de Mgr Mignot n’était pas telle qu’elle lui permît de juger de l’opportunité d’une telle décision…
Mgr Mignot, un moderniste modéré
Mais Louis-Pierre Sardella ne se contente pas de nous donner une biographie scientifique de Mgr Mignot. A partir de la masse d’informations réunie, il fait une synthèse dans sa troisième partie de ce qu’il appelle le catholicisme de Mgr Mignot. Dès lors, le lecteur est mieux à même de comprendre les intentions, la méthode mais aussi les lacunes et les limites de l’oeuvre de l’archevêque d’Albi.
Avant d’aller plus loin et de tenter nous aussi de dresser le portrait du prélat, nous ne risquerons qu’une critique. L’auteur ne puise sa documentation à propos de la crise moderniste que chez les auteurs acquis à la cause. Mettons à part l’oeuvre incontournable d’Emile Poulat (spécialement Histoire, dogme et critique, Paris, 1996 pour la troisième édition). L.-P. Sardella cite abondamment Pierre Collin (L’Audace et le soupçon. La crise moderniste dans le catholicisme français, 1893–1914, Paris, 1997), ouvrage intéressant pour sa documentation mais assez confondant quant à son manichéisme naïf (le titre est à lui seul tout un programme d’historiographie militante).
De fait, comment nous apparaît Mgr Mignot ? Tout d’abord c’est essentiellement un autodidacte. S’il se reproche sa paresse au temps de l’enfance, il fait preuve durant ses années de formation puis de ministère sacerdotal d’une belle curiosité intellectuelle. D’ailleurs il est intéressé tout à la fois par le tableau de la nature et par les progrès scientifiques et techniques. Dans ses mandements épiscopaux il fera des allusions à la vapeur, au train, à la téléphonie, à l’aviation naissante… Lui-même reconnaîtra avoir passé plus de temps à étudier qu’à assumer la charge pastorale qui lui était confiée, comme prêtre puis comme évêque. Attitude paradoxale chez un homme qui par ailleurs se voudra à l’écoute du monde, de ses désirs et de ses exigences…
S’il poursuit des recherches personnelles sur les questions d’histoire, d’inspiration ou d’exégèse, ce n’est pas pour un motif spirituel mais bien d’abord et avant tout pour une raison apologétique. Il est persuadé qu’un public cultivé ne peut plus entendre l’Evangile tel qu’il est prêché dans l’Eglise. Sa conscience critique est nourrie des lectures qu’il fait de Jules Simon, d’Hippolyte Taine ou encore d’Ernest Renan.
Or, et c’est une première caractéristique, Eudoxe Mignot semble tragiquement désarmé pour affronter une pareille critique. Son bagage philosophique est plutôt mince. On pourra arguer de la faiblesse de l’enseignement reçu au séminaire. Mais c’est encore plus grave : il manifeste à l’égard de l’histoire de la pensée un manque d’intelligence certain, se contentant d’idées générales (il le reconnaît lui-même, cf. p. 97). Il écrit même parlant de ses années au séminaire « Platon me paraissait singulièrement en retard et ne m’apprenait rien » (p. 98). Fin décembre 1916, au soir de sa vie, il écrit ne rien tirer de la lecture des dialogues de Platon, qu’il s’est amusé à relire (l’expression est de lui). Aristote n’est pas épargné : sa philosophie est vieillie (cf. p. 108). Qu’il n’ait été sensible ni à la beauté et à la valeur contemplative de l’oeuvre du premier ni au génie méthodologique, logique et métaphysique de celle du second manifeste chez cet esprit par ailleurs curieux une carence surprenante.
Il faut faire le même constat en théologie. Il ne comprend pas la mise en place par la Tradition d’un vocabulaire technique pour parler de Dieu. L.-P. Sardella précise : « Ainsi à propos des mots d’essence, d’hypostase, de substance, de personne, de nature en usage dans le De Trinitate, il note que le mystère a d’abord été désigné par des mots concrets comme Père, Fils et que le langage des Pères, emprunté au langage philosophique de leur temps, n’a pas toujours le sens précis qu’on veut bien dire » (p. 106). Mignot, et c’est un point essentiel, ne comprend rien à l’exégèse patristique. C’est d’autant plus curieux qu’il se battra pour faire reconnaître une certaine progressivité dans la Révélation divine. Il aurait trouvé chez les Pères non seulement des éléments entiers de doctrine (comme la notion d’économie et de pédagogie divines) mais aussi les principes herméneutiques d’une possible évolution homogène de la doctrine.
Rien d’étonnant dès lors que la culture patristique de Mgr Mignot soit des plus étriquée. De même il parle des auteurs médiévaux en général et du thomisme en particulier avec une certaine désinvolture, quand ce n’est pas avec une franche hostilité. Il ne voit dans la théologie scolastique qu’une arme pour ceux qui ne veulent pas répondre aux grandes questions du moment (cf. p. 597). La critique qu’il fait des médiévaux manifeste qu’il les a en fait peu fréquentés : il pense avoir affaire à des logiciens qui, à partir de présupposés éventuellement discutables, arrivent par des syllogismes rigoureux à des conclusions théologiques. La christologie de la période d’or de la théologie est caricaturée.
Mignot veut réconcilier histoire et dogme mais en ces deux domaines il faut lui reconnaître de graves lacunes. Certes on est en droit de regretter la sécheresse et l’étroitesse de certains traités ou manuels du temps de sa formation. Mais un esprit comme lui, bénéficiant, pour parfaire sa culture théologique, de vastes loisirs, aurait dû profiter des grandes éditions tant patristiques que scolastiques qui fleurissent depuis le XVIIIe siècle. A travers sa correspondance et ses propos relevés par tel ou tel, beaucoup plus que dans ses écrits officiels où il est tenu à une certaine réserve, transparaît une certaine incompréhension du processus même de l’élaboration du discours et du savoir théologiques dans l’Eglise. Or c’est là tout l’enjeu du modernisme, enjeu qui a échappé à la plupart des protagonistes de cette grande crise, quel que soit leur camp.
Dès lors, par manque d’enracinement, on comprend que le prélat picard ait été fasciné par les conclusions de la science exégétique qui paraissait alors sous une forme toute nouvelle. Son intention est excellente : il cherche à réconcilier science et foi. Mais il en arrive à des théories curieuses et à des assertions étonnantes. Certes il a raison de rappeler que la prédication apostolique précède la rédaction des évangiles. Mais cette première étape le conduit à des conclusions curieuses. Ainsi l’Ecriture Sainte doit être examinée et étudiée comme un pur objet, indépendamment de la vérité de foi qu’elle contient. Il demande à Loisy d’expliquer « au public chrétien comment et pourquoi on doit croire aux dogmes chrétiens indépendamment des Evangiles » (lettre du 13 février 1908, citée p. 440), la bonne critique consistant à distinguer ce qui est de Dieu et ce qui est des hommes dans la rédaction du canon. Là encore, il apparaît clairement que Mignot n’a pas en sa possession une solide théologie de l’inspiration, sans doute parce qu’il n’a pas prêté attention au traité de la grâce et de la loi nouvelle de saint Thomas par exemple (la grâce nous donne de poser des actes qui soient parfaitement et complètement nôtres et qui soient parfaitement et complètement de Dieu) ou encore qu’il n’a pas étudié les principes du savoir prophétique, indispensable pour comprendre ce qu’est le charisme d’inspiration.
Le sens de la foi de Mgr Mignot le mettra en garde contre plusieurs propositions de l’abbé Loisy. L’évêque reconnaît que l’exégète est tombé dans l’arbitraire et l’invraisemblable, mais il ne répliquera jamais théologiquement à son ami, préférant toujours user de l’argument de la prudence et de l’opportunité. Il adopte trop facilement et sans les critiquer les principes idéologiques de la nouvelle exégèse (ainsi de la distinction du Jésus de l’histoire et du Christ de la foi). Là encore, il apparaît plein de bonne volonté mais cruellement désarmé et naïf. Il faut reconnaître aussi que l’archevêque d’Albi a écrit de très belles pages sur la théologie de l’Eglise, anticipant les grands développements de Mystici corporis ou de Lumen gentium (cf. pp. 531–535).
Avec le recul, il est évident que bien des thèses en exégèse soutenues par Mgr Mignot et par ses amis, et combattues avec acharnement par de zélés et peu éclairés contradicteurs nous paraissent aujourd’hui bien anodines. De fait la visée apostolique ou apologétique du prélat est bien intégraliste même si elle ne veut pas être intégriste. Cependant il n’a pas saisi ce qui constitue l’essentiel de l’affrontement de l’Eglise et du monde moderne. L’enjeu n’est pas de chercher à résoudre le faux dilemme foi et raison mais bien de montrer, par le raisonnement comme par l’histoire, que la foi constitue une rationalité propre qui se développe à travers les temps. Les saints, les docteurs de la foi, les théologiens concourent, chacun dans la fidélité à sa vocation propre mais tous ayant à coeur de servir le Christ et l’Eglise, à l’explicitation du donné révélé en ouvrant aux pauvres les trésors de la révélation chrétienne. Il a sans doute manqué à Mgr Mignot cet enracinement et cette ampleur de vue pour lui donner d’être l’homme d’influence et de gouvernement qu’il rêvait d’être.