Sur un certain regard vide
Le regard sur l’âme
Sous-jacente à ces préoccupations essentielles sur le monde — qui dénote bien plus que son apparence —, sur la justice et la liberté, réside l’âme elle-même. Quand Socrate se préoccupe de découvrir ce qu’est l’Homme en lui-même, c’est qu’il a compris que tout le reste est subordonné à une substance fondamentale qui est l’âme elle-même. C’est le premier, en dignité, des fondamentaux que plus tard on appellera la personne humaine. On distingue, par exemple, la cithare, du joueur de cithare. De même l’homme est plus que son corps, et ses qualités. De même l’homme, en lui-même, est distinct de son corps. Et selon le degré de perfectionnement de son âme, il jouera plus ou moins bien de son corps.
Le duo Socrate-Alcibiade, est, à cet égard, révélateur. Socrate, est un modèle de laideur, et nul n’a oublié le portrait charge qu’en a tracé Rabelais, « le visage bovin, le regard d’un fou ». Alcibiade, au contraire, est une merveille de la nature. Il a pour réussir en société, tous les atouts, la beauté, la grâce, le brio intellectuel. Mais il laisse le souvenir d’un ratage. Alcibiade est un raté, car il a dédaigné de cultiver son âme, concentrant toute son attention à la réussite mondaine. Tandis qu’au contraire, Socrate a surmonté tous ces handicaps par le soin inverse. C’est lui, le modèle de tout ce qu’il y a de vraiment noble à Athènes ; c’est lui, le père de la philosophie, l’initiateur de la sagesse. Et par-dessus les siècles, il continue à mouvoir l’appétit des âmes cultivées pour le dépassement de soi, en direction de l’Idée, de l’idéal. L’introspection, une introspection métaphysique, est au fondement de l’Europe en sa substance la plus vraie, et complète. Les pères de l’Eglise, au premier rang desquels, St-Augustin, ne s’y sont pas trompés qui ont discerné en son testament les prodromes de l’Evangile.
Le regard aveuglé, ou le déclin
La culture européenne est donc une culture du regard. Son souci, dont dépend le bonheur, l’équilibre, la réussite humaine, postule cet objet divin que Platon, dans sa République appelait l’idée du Bien. Saint Augustin au livre VII des Confessions évoque ce regard : « J’entrai, et avec l’œil de mon âme, quelque médiocre que fut son état, je vis au-dessus de ce même oeil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, une lumière immuable, non pas cette lumière ordinaire perceptible à tout regard charnel (…). Elle était d’un autre ordre que tout ce monde d’ici-bas ». Mais cette vision européenne s’est obscurcie, cette foi en la lumière s’est engourdie. Le regard est désormais vide, comme celui des statues antiques des musées, qui ont perdu les couleurs qu’elles portaient jadis. Cela s’est accompli peu à peu. Beaucoup font remonter la crise (paradoxalement) aux lumières et au XVIIIe siècle. D’autres remontent plus loin en arrière. L’auteur y consacre des pages nombreuses et éclairantes, qu’il ne me sera pas possible de résumer en quelques pages.
Mais il y a crise de l’Europe. Elle existe toujours. Paradoxalement une part d’elle-même s’est étendue au monde entier. L’Amérique est européenne. L’Asie en voie d’européanisation. Si le Japon, hier, la Chine aujourd’hui, sont entrés dans le concert des grandes puissances mondiales, c’est en adoptant les techniques de management de l’occident. Mais dans le même temps, l’Europe se trouve refoulée, confinée au continent qui porte ce nom, « ce petit cap avancé du continent asiatique ». Elle a cessé de croire en elle, et se trouve en butte à des critiques, même à une haine qui peut faire peur. Les plus virulents de ses contempteurs sont des européens mêmes, surtout des intellectuels, qui se livrent à un jeu mortel de déconstruction des valeurs les plus éminentes, qui ont été évoquées plus haut. Il ne s’agit pas, pour eux, de repérer pour les vitupérer, et corriger, les fautes, erreurs, crimes, ces manquements à l’idéal. Nous serions alors dans le registre de la critique légitime (et de l’auto critique, qui est au cœur de l’examen de conscience) dont nous avons vu qu’elle étaient consubstantielles à l’Europe. Il s’agit d’une entreprise, douloureuse, et délirante de haine de soi dont ce texte de l’écrivain Suzanne Sontag donne une idée assez exacte : « La vérité est que Mozart, Pascal, l’algèbre de Boole, Shakespeare, le régime parlementaire, les églises baroques, Newton, l’émancipation des femmes, Kant, Marx, les ballets de Balanchine etc, ne rachètent pas ce que cette civilisation particulière a déversé sur le monde. La race blanche est le cancer de l’humanité. C’est la race blanche, et elle seule ‑ses idées, et ses inventions – qui éradiquent les civilisations autonomes partout où elle s’étend, qui a bouleversé l’équilibre écologique de la planète, et qui menace maintenant l’existence de la vie elle-même » (sic).
L’auteur de cette bouffée délirante jette le bébé avec l’eau du bain, les errements à l’écart de l’idéal avec l’idéal lui-même. Camus l’avait dit : « [L]e drame de l’Europe actuelle, c’est qu’elle n’aime plus la vie » Elle n’aime pas la vie parce qu’elle en a exclu l’Esprit, la réduisant à un pur jeu d’atomes, initié par le… hasard ! Le drame de l’Europe, c’est l’embourbement dans le matérialisme, le refus de tout ce qui l’a fondé : la recherche de la transcendance, la foi dans le pouvoir de l’esprit de libérer l’homme de l’animalité, de l’inviter à la communion en cette lumière qu’évoquent Platon, St-Augustin, et même Nietzsche encore, et qui s’appelle le Bien, l’Amour pour les chrétiens. Dès lors la notion de « personne humaine » disparaît pour laisser place à l’individu moderne qu’un Gilles Deleuze décrit comme une « machine désirante ». Et les machines désirantes « ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ca respire, ça chauffe, ça mange, ça b[…] ! […] Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leur couplages, leurs connexions. […] Le sein est une machine qui produit du lait et la bouche une machine couplée sur celle-là. », etc.
C’est cette Europe là qui est une catastrophe, dans l’exacte mesure où sa maladie, qui est le nihilisme, est l’exact contraire de la santé perdue. J‑F Mattéi en donne une description fort exacte et lucide. Il évoque la désintégration de la langue, celle de l’art, dans la mesure où ce qui se présente sous la dénomination d’art moderne en mérite encore le nom. Il donne de remarquables exemples de cette déchéance voulue : « Car c’est bien de néant qu’il s’agit dans une culture frappée de nihilisme. On régresse abstraitement de la peinture à la toile, de la toile à l’objet, de l’objet au cadre et du cadre à l’artiste afin que la planéité du tableau mette un terme à la hauteur de l’œuvre. Lorsque l’artiste en arrive à exhiber le rien, ou à s’exhiber lui-même, ce qui est souvent lié, il peut proclamer, avec la vacuité de l’art, la mort de l’œuvre. C’est l’existence propre de l’objet artistique, privé de beauté et de signification, qui est menacée dans son intégrité ontologique quand on la réduit à une confusion d’éléments esthétisables selon le décret de l’artiste. La mort de l’œuvre est alors programmée à travers ce que Lévi-Strauss appelle « les productions les plus sordides de la culture ». J’en citerai quelques exemples dans le désordre de leur insignifiance : les poubelles de Spoerri, les boîtes de tampon à récurer de Warhol, les images d’abattoirs d’Éli Lotar, les nus encadrés d’étrons humains de Gilbert et George, les imageries fécales de Noritoshi Hirakawa, les gorets en putréfaction de Christian Lemmez, et pour reprendre une illustration emblématique, la Merda d’artista de Piero Manzoni dans ses 90 boîtes vendues au prix de l’or. On fouille et l’on touille l’inhumain dans l’homme, non pas pour transcender l’humanité vers la création, mais pour explorer ce qu’il y a, dans l’immanence du geste quelconque, de pauvre, de repoussant ou d’insignifiant. La rupture avec la transcendance consommée, nul n’attend plus rien des splendeurs derrière les tombeaux car les tombeaux sont vides et ne laissent aucun espoir de résurrection. L’art lui-même est vide ».
Un combat pour la vie
Cette maladie de l’Europe, qui est une maladie du monde tout entier, vue son imprégnation des « valeurs » européennes, il est urgent pour la sauver de recourir aux thérapeutiques les mieux adaptées. Le grand corps malade a encore des ressources vitales. C’est à formuler le meilleur diagnostic que le philosophe Mattéi, professeur des universités, membre de l’Institut, l’une des têtes pensantes majeures aujourd’hui en France, s’est attaché. Il se situe dans la mouvance de cette nouvelle évangélisation que promut naguère Jean-Paul II, et que poursuit l’Eglise catholique (elle n’est pas la seule). C’est par la tête que le poisson pourrit dit le proverbe. C’est à lui remettre les idées en ordre, en lui réapprenant le meilleur de sa tradition que l’on arrachera l’Europe à sa névrose actuelle.
L’inauguration, (la restauration pour être plus exact) il y a quelques mois à Paris, par le pape Benoît XVI, du collège des Bernardins, s’inscrit dans ce combat pour la Vie