Revue de réflexion politique et religieuse.

Sur un cer­tain regard vide

Article publié le 26 Nov 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le regard sur l’âme

Sous-jacente à ces pré­oc­cu­pa­tions essen­tielles sur le monde — qui dénote bien plus que son appa­rence —,  sur la jus­tice et la liber­té, réside l’âme elle-même. Quand Socrate se pré­oc­cupe de décou­vrir ce qu’est l’Homme en lui-même, c’est qu’il a com­pris que tout le reste est subor­don­né à une sub­stance fon­da­men­tale qui est l’âme elle-même. C’est le pre­mier, en digni­té, des fon­da­men­taux que plus tard on appel­le­ra la per­sonne humaine. On dis­tingue, par exemple, la cithare, du joueur de cithare. De même l’homme est plus que son corps, et ses qua­li­tés. De même l’homme, en lui-même, est dis­tinct de son corps. Et selon le degré de per­fec­tion­ne­ment de son âme, il joue­ra plus ou moins bien de son corps.
Le duo Socrate-Alci­biade, est, à cet égard, révé­la­teur. Socrate, est un modèle de lai­deur, et nul n’a oublié le por­trait charge qu’en a tra­cé Rabe­lais, « le visage bovin, le regard d’un fou ». Alci­biade, au contraire, est une mer­veille de la nature. Il a pour réus­sir en socié­té, tous les atouts, la beau­té, la grâce, le brio intel­lec­tuel. Mais il laisse le sou­ve­nir d’un ratage. Alci­biade est un raté, car il a dédai­gné de culti­ver son âme, concen­trant toute son atten­tion à la réus­site mon­daine. Tan­dis qu’au contraire, Socrate a sur­mon­té tous ces han­di­caps par le soin inverse. C’est lui, le modèle de tout ce qu’il y a de vrai­ment noble à Athènes ; c’est lui, le père de la phi­lo­so­phie, l’initiateur de la sagesse. Et par-des­sus les siècles, il conti­nue à mou­voir l’appétit des âmes culti­vées pour le dépas­se­ment de soi, en direc­tion de l’Idée, de l’idéal. L’introspection, une intros­pec­tion méta­phy­sique, est au fon­de­ment de l’Europe en sa sub­stance la plus vraie, et com­plète. Les pères de l’Eglise, au pre­mier rang des­quels, St-Augus­tin, ne s’y sont pas trom­pés qui ont dis­cer­né en son tes­ta­ment les pro­dromes de l’Evangile.

Le regard aveu­glé, ou le déclin

La culture euro­péenne est donc une culture du regard. Son sou­ci, dont dépend le bon­heur, l’équilibre, la réus­site humaine, pos­tule cet objet divin que Pla­ton, dans sa Répu­blique appe­lait l’idée du Bien. Saint Augus­tin au livre VII des Confes­sions évoque ce regard : « J’entrai, et avec l’œil de mon âme, quelque médiocre que fut son état, je vis au-des­sus de ce même oeil de mon âme, au-des­sus de mon intel­li­gence, une lumière immuable, non pas cette lumière ordi­naire per­cep­tible à tout regard char­nel (…). Elle était d’un autre ordre que tout ce monde d’ici-bas ». Mais cette vision euro­péenne s’est obs­cur­cie, cette foi en la lumière s’est engour­die. Le regard est désor­mais vide, comme celui des sta­tues antiques des musées, qui ont per­du les cou­leurs qu’elles por­taient jadis. Cela s’est accom­pli peu à peu. Beau­coup font remon­ter la crise (para­doxa­le­ment) aux lumières et au XVIIIe siècle. D’autres remontent plus loin en arrière. L’auteur y consacre des pages nom­breuses et éclai­rantes, qu’il ne me sera pas pos­sible de résu­mer en quelques pages.
Mais il y a crise de l’Europe. Elle existe tou­jours. Para­doxa­le­ment une part d’elle-même s’est éten­due au monde entier. L’Amérique est euro­péenne. L’Asie en voie d’européanisation. Si le Japon, hier, la Chine aujourd’hui, sont entrés dans le concert des grandes puis­sances mon­diales, c’est en adop­tant les tech­niques de mana­ge­ment de l’occident. Mais dans le même temps, l’Europe se trouve refou­lée, confi­née au conti­nent qui porte ce nom, « ce petit cap avan­cé du conti­nent asia­tique ». Elle a ces­sé de croire en elle, et se trouve en butte à des cri­tiques, même à une haine qui peut faire peur. Les plus viru­lents de ses contemp­teurs sont des euro­péens mêmes, sur­tout des intel­lec­tuels, qui se livrent à un jeu mor­tel de décons­truc­tion des valeurs les plus émi­nentes, qui ont été évo­quées plus haut. Il ne s’agit pas, pour eux, de repé­rer pour les vitu­pé­rer, et cor­ri­ger, les fautes, erreurs, crimes, ces man­que­ments à l’idéal. Nous serions alors dans le registre de la cri­tique légi­time (et de l’auto cri­tique, qui est au cœur de l’examen de conscience) dont nous avons vu qu’elle étaient consub­stan­tielles à l’Europe. Il s’agit d’une entre­prise, dou­lou­reuse, et déli­rante de haine de soi dont ce texte de l’écrivain Suzanne Son­tag donne une idée assez exacte : « La véri­té est que Mozart, Pas­cal, l’algèbre de Boole, Sha­kes­peare, le régime par­le­men­taire, les églises baroques, New­ton, l’émancipation des femmes, Kant, Marx, les bal­lets de Balan­chine etc, ne rachètent pas ce que cette civi­li­sa­tion par­ti­cu­lière a déver­sé sur le monde. La race blanche est le can­cer de l’humanité. C’est la race blanche, et elle seule ‑ses idées, et ses inven­tions – qui éra­diquent les civi­li­sa­tions auto­nomes par­tout où elle s’étend, qui a bou­le­ver­sé l’équilibre éco­lo­gique de la pla­nète, et qui menace main­te­nant l’existence de la vie elle-même » (sic).
L’auteur de cette bouf­fée déli­rante jette le bébé avec l’eau du bain, les erre­ments à l’écart de l’idéal avec l’idéal lui-même. Camus l’avait dit : « [L]e drame de l’Europe actuelle, c’est qu’elle n’aime plus la vie » Elle n’aime pas la vie parce qu’elle en a exclu l’Esprit, la rédui­sant à un pur jeu d’atomes, ini­tié par le… hasard ! Le drame de l’Europe, c’est l’embourbement dans le maté­ria­lisme, le refus de tout ce qui l’a fon­dé : la recherche de la trans­cen­dance, la foi dans le pou­voir de l’esprit de libé­rer l’homme de l’animalité, de l’inviter à la com­mu­nion en cette lumière qu’évoquent Pla­ton, St-Augus­tin, et même Nietzsche encore, et qui s’appelle le Bien, l’Amour pour les chré­tiens. Dès lors la notion de « per­sonne humaine » dis­pa­raît pour lais­ser place à l’individu moderne qu’un Gilles Deleuze décrit comme une « machine dési­rante ». Et les machines dési­rantes « ça fonc­tionne par­tout, tan­tôt sans arrêt, tan­tôt dis­con­ti­nu. Ca res­pire, ça chauffe, ça mange, ça b[…] ! […] Par­tout ce sont des machines, pas du tout méta­pho­ri­que­ment : des machines de machines, avec leur cou­plages, leurs connexions. […] Le sein est une machine qui pro­duit du lait et la bouche une machine cou­plée sur celle-là. », etc.
C’est cette Europe là qui est une catas­trophe, dans l’exacte mesure où sa mala­die, qui est le nihi­lisme, est l’exact contraire de la san­té per­due. J‑F Mat­téi en donne une des­crip­tion fort exacte et lucide. Il évoque la dés­in­té­gra­tion de la langue, celle de l’art, dans la mesure où ce qui se pré­sente sous la déno­mi­na­tion d’art moderne en mérite encore le nom. Il donne de remar­quables exemples de cette déchéance vou­lue : « Car c’est bien de néant qu’il s’agit dans une culture frap­pée de nihi­lisme. On régresse abs­trai­te­ment de la pein­ture à la toile, de la toile à l’objet, de l’objet au cadre et du cadre à l’artiste afin que la pla­néi­té du tableau mette un terme à la hau­teur de l’œuvre. Lorsque l’artiste en arrive à exhi­ber le rien, ou à s’exhiber lui-même, ce qui est sou­vent lié, il peut pro­cla­mer, avec la vacui­té de l’art, la mort de l’œuvre. C’est l’existence propre de l’objet artis­tique, pri­vé de beau­té et de signi­fi­ca­tion, qui est mena­cée dans son inté­gri­té onto­lo­gique quand on la réduit à une confu­sion d’éléments esthé­ti­sables selon le décret de l’artiste. La mort de l’œuvre est alors pro­gram­mée à tra­vers ce que Lévi-Strauss appelle « les pro­duc­tions les plus sor­dides de la culture ». J’en cite­rai quelques exemples dans le désordre de leur insi­gni­fiance : les pou­belles de Spoer­ri, les boîtes de tam­pon à récu­rer de Warhol, les images d’abattoirs d’Éli Lotar, les nus enca­drés d’étrons humains de Gil­bert et George, les ima­ge­ries fécales de Nori­to­shi Hira­ka­wa, les gorets en putré­fac­tion de Chris­tian Lem­mez, et pour reprendre une illus­tra­tion emblé­ma­tique, la Mer­da d’artista de Pie­ro Man­zo­ni dans ses 90 boîtes ven­dues au prix de l’or. On fouille et l’on touille l’inhumain dans l’homme, non pas pour trans­cen­der l’humanité vers la créa­tion, mais pour explo­rer ce qu’il y a, dans l’immanence du geste quel­conque, de pauvre, de repous­sant ou d’insignifiant. La rup­ture avec la trans­cen­dance consom­mée, nul n’attend plus rien des splen­deurs der­rière les tom­beaux car les tom­beaux sont vides et ne laissent aucun espoir de résur­rec­tion. L’art lui-même est vide ».

Un com­bat pour la vie

Cette mala­die de l’Europe, qui est une mala­die du monde tout entier, vue son impré­gna­tion des « valeurs » euro­péennes, il est urgent pour la sau­ver de recou­rir aux thé­ra­peu­tiques les mieux adap­tées. Le grand corps malade a encore des res­sources vitales. C’est à for­mu­ler le meilleur diag­nos­tic que le phi­lo­sophe Mat­téi, pro­fes­seur des uni­ver­si­tés, membre de l’Institut, l’une des têtes pen­santes majeures aujourd’hui en France, s’est atta­ché. Il se situe dans la mou­vance de cette nou­velle évan­gé­li­sa­tion que pro­mut naguère Jean-Paul II, et que pour­suit l’Eglise catho­lique (elle n’est pas la seule). C’est par la tête que le pois­son pour­rit dit le pro­verbe. C’est à lui remettre les idées en ordre, en lui réap­pre­nant le meilleur de sa tra­di­tion que l’on arra­che­ra l’Europe à sa névrose actuelle.
L’inauguration, (la res­tau­ra­tion pour être plus exact) il y a quelques mois à Paris, par le pape Benoît XVI, du  col­lège des Ber­nar­dins, s’inscrit dans ce com­bat pour la Vie

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