Les hommes de la Pensée catholique
S’il faut trouver une raison qui rende compte du destin particulier des hommes de la Pensée catholique, il faut aller la chercher du côté de leur pensée. L’apocalyptisme est en effet un des traits dominants de la Pensée catholique. La revue se caractérise par une lecture de l’histoire fondée sur la lutte de Satan et de ses suppôts, cherchant depuis la Renaissance, la Réforme et plus particulièrement depuis la révolution de 1789, à instaurer leur domination, contre Dieu, le Christ, Roi social et spirituel, et son Eglise. Elle repère, identifie et nomme les forces et les agents du Mal (juifs, francs-maçons, protestants, non-catholiques, républicains laïcs, catholiques libéraux). L’abbé Lefèvre écrit ainsi qu’« au XXe siècle, en pays chrétien comme le nôtre, on est anticommuniste parce qu’on est chrétien, fils de l’Eglise et de Dieu, capable encore de voir dans le communisme le “système” dernier, authentique aboutissement de toutes les hérésies des siècles passés, inventé pour la ruine de la Civilisation chrétienne, œuvre de Dieu, de l’Eglise et des peuples chrétiens » (( L. J. Lefèvre, « Eclaircissements sur l’anticommunisme », La Pensée catholique, n. 38, 2e trim. 1955, p. ‑41.)) . La revue publie en 1956 une réponse de catholiques aux propositions de loi sur la laïcité du gouvernement Guy Mollet : il s’agit d’une attaque de Satan contre l’Eglise par l’instrument qu’est la Franc-Maçonnerie. Le gouvernement veut « séparer l’Eglise de l’Etat, et par ce moyen ruiner la vie chrétienne dans les âmes ». Ce sacrilège entraînerait la ruine de la nation française, et la seule réaction possible est l’adoration eucharistique et le combat contre les démons en s’appuyant sur l’exorcisme de Léon XIII (( « Après la proposition de loi sur la “laïcité” », La Pensée catholique, n. 42, 2e trim. 1956, pp. 68–70.)) . L’éditorial du numéro 42 a le même ton :
Ce n’est pas d’hier qu’est prêtée à Satan une puissance universelle qui lui permette de prendre la direction des cerveaux et des cœurs à l’échelle du monde, en face de l’Eglise catholique, l’Eglise universelle du Christ, dans un esprit de totale laïcité.
Ce n’est pas d’hier que datent les vastes plans d’une Internationale maçonnique, dont le pouvoir mondial veut être triple : juridique et justicier, économique et financier, culturel et religieux, mais religieux a‑confessionnel ou même — et pourquoi pas ? — supra-confessionnel, à cette double fin (qui se voudrait noble) de conjurer les maux sociaux et d’instaurer la paix dans un monde officiellement uni.
Mais c’est de nos jours que se réalisent promptement les vœux des prophètes et des hérauts de cette Internationale maçonnique, exprimés hier dans une langue sonore si absurde qu’elle pouvait faire rire les meilleurs d’entre nous. […]
De pareilles sornettes on a pu se moquer, il y a soixante ans et il y a trente ans. « N’attachons pas de prix aux dits des obsédés… Nul ne peut empêcher les fous de vaticiner… » On avait haussé les épaules et on avait ri. Mais maintenant ?
Aujourd’hui les capitales de l’Internationale maçonnique sont à New-York et à Paris. Paris où se construit « l’édifice le plus important qu’il soit donné à la présente génération de bâtir, car il constitue, nous dit le Président de l’Unesco, le symbole architectural du Progrès, de l’Education, de la Culture dans le monde actuel ».
Or là où fleurit cette Internationale maçonnique, une Civilisation matérialiste s’élabore qui tente de « faire régner, selon le mot de S. S. Pie XII, l’ordre et la sécurité sur la méthode purement quantitative… qui ne tient aucun compte de l’ordre de la nature, comme la voudraient ceux qui confient toute la destinée de l’homme à l’immense pouvoir industriel de l’époque présente ».
Or là ou fleurit cette Internationale maçonnique, la Science et le Progrès, le Réarmement Moral et le Désarmement mental prennent la place de Notre Seigneur Jésus-Christ. Des armées de missionnaires de la « laïcité » se substituent aux missionnaires du Christ. (( « Pour ou contre la tour de Babel », La Pensée catholique, n. 42, 1er trim. 1956, pp. 1–2.))
Il serait possible de multiplier les citations, car ces notations et ces positions se développent assez largement à partir de 1953–1954, en réaction notamment à l’expansion communiste. Elles sont cependant loin d’être anormales. Elles sont en effet une des versions habituelles de l’intransigeantisme et de l’intégralisme catholique, constituée en « système », ou tout au moins en discours et en mode d’interprétation du monde, aux alentours de 1875–1885, appuyés sur les écrits d’un certain nombre d’auteurs, dont l’abbé Barruel (qui dénonçait le complot maçonnique antichrétien à l’origine de la Révolution française), J. Crétineau-Joly (qui révélait les actions subversives du catholicisme de la Charbonnerie), le P. Deschamps s.j. (qui vilipendait l’action destructrice des sociétés secrètes sur la société), R. Gougenot des Mousseaux (qui accusait les juifs de pervertir les sociétés chrétiennes), illustrés par Mgr Delassus dans sa Semaine religieuse de Cambrai, par Mgr Jouin dans la Revue internationale des sociétés secrètes, continués et enrichis dans la seconde moitié du XXe siècle par Pierre Virion, Jules Artur (tous deux écrivent dans la Pensée catholique) ou André de la Franquerie qui utilisent ceux qui les ont précédés pour développer leurs positions. La Pensée catholique exprime donc une tradition, qu’elle connaît et maîtrise. L’abbé Dulac avait participé durant deux ans à la Revue internationale des sociétés secrètes, en 1930–1932 ; l’abbé Roul citait dans son livre L’Eglise et le droit commun le P. Deschamps ; l’abbé Lefèvre, sous le pseudonyme de Jean-Marc d’Anthoïne, dans son Ode pour la bataille de l’intelligence, écrite au moment de la Libération de Paris et envoyée à Charles Maurras, s’écriait, après avoir dénoncé l’action satanique de perversion de l’intelligence dont témoigne le bergsonisme :
A ton poste, ô mon âme, veille !
La bataille qu’on sait livrer
Pour l’intelligence réveille
Les forces qu’il faut recouvrer.
Contre l’Enfer et son délire
Ramasse les foudres de l’ire :
Les jours enfin sont révolus
Du mensonge qu’ont voulu clore
D’un monde nouveau près d’éclore
Les jeunes hommes résolus. (( J.-M. d’Anthoïne, Inde irae. Ode pour la bataille de l’intelligence, Imprimerie Dumoulin, 1945.))
Bref, les hommes de la Pensée catholique sont des intransigeants, des catholiques intégraux, de combat, apocalyptiques.
Or, cet apocalyptisme n’est plus partagé par les instances romaines, ou tout au moins ne l’est plus autant qu’il l’a été de Pie IX à Pie X. Si Pie XII analyse en des termes apocalyptiques, ou qui s’en approchent, la situation internationale (( J.-M. Mayeur, « Les Eglises et les relations internationales. II. L’Eglise catholique » dans Histoire du Christianisme, t. 12, Guerres mondiales et totalitarismes (1914–1958), op. cit., pp. 334–342.)) , cela reste fort en retrait par rapport à ce qui a pu exister cinquante ou cent ans plus tôt, à la dénonciation de la Franc-Maçonnerie, « synagogue de Satan », par Pie IX en 1873. La lecture de la Civiltà Cattolica, la revue jésuite plus ou moins officieuse du Saint-Siège, en convainc également : finies les accusations contre les origines kabbalistiques du maçonnisme satanique et contre le crime rituel talmudique (( « Gli ebrei osservanti continuano anche ora ad osservare la Pasqua sanguinaria. Questa loro osservanza è ora piu facile e meno pericolosa che nel medio evo. Il talmudismo padre del massonismo. Samuele ebreo rivela che nella Pasqua giudaica non solo si mangia ma si beve il sangue cristiano ; e con esso si benedice la mensa. Perchè gli ebrei si tengono obbligati in coscienza a tali osservanze », vol. IX, n. 757 (1881), pp. 107–113 ; « Relazione tra la Cabala Rabbinica e la Massoneria. Che cosa sia propriamente la Cabala. Esempio preso dal dettoche, Omne malum ab aquilone », série XII, vol. I, n. 785 (1883), pp. 725–734.)) . De plus, les instances romaines doivent tenir compte des multiples orientations et du dynamisme indéniable d’un catholicisme français face auquel elles développent un certain complexe d’infériorité et dont elles se méfient, tant elles redoutent que son influence sur la catholicité n’entraîne en celle-ci des changements par trop à l’image de ce qu’il réalise. Elles ne sont pas non plus insensibles aux ardeurs apostoliques de ceux qui s’engagent auprès du monde ouvrier et comprennent leur souci, tenant à apaiser les tensions et à éviter les ruptures. Ainsi, lorsque Ella Sauvageot, responsable des publications de la Vie catholique, se rend à Rome en 1957 pour défendre le Bulletin de J. Chantagner, successeur de la défunte Quinzaine, elle rencontre les PP. Paul Philippe o.p. et Philippe de la Trinité o.c.d. (consulteurs du Saint-Office) et le cardinal Ottaviani, qui lui garantissent que la publication du décret contre le Bulletin n’est pas décidée et n’aura pas lieu si le cardinal Feltin se porte garant de la revue. Ella Sauvageot rapporte aussi que Rome se soucie de « l’importance universelle du catholicisme français, du mouvement intellectuel français, donc de ce que nous faisons », et lui fait confiance pour qu’elle tempère ses camarades et soutienne l’archevêque de Paris (( Archives Historiques du Diocèse de Paris, 1 D 15, 17, lettre d’E. Sauvageot au cardinal Feltin, 29/07/1957.)) . Une telle attitude n’est pas celle de la Pensée catholique, dont les tendances polémiques s’accentuent après la mort de Mgr Beaussart et sont loin de lui faire des amis. François Mauriac, « intellectuel de gauche » installé à l’occasion de la « Révolution de 1944 » à la tribune du Figaro, écrivain « des enfers familiaux, des hérédités indiscrètes, des troubles organiques, des pubertés verbeuses, des dissonances d’alcôves » (( « Combat singulier. Les billets de Lucien », La Pensée catholique, n. 17, 1er trim. 1951, p. 120. La Pensée catholique rejoint les attaques de l’abbé François Ducaud-Bourget contre Paul Claudel dans Matines en 1950, dont elle rend compte avec joie : « Un geste ambrosien. Les billets de Lucien », La Pensée catholique, n. 15, 3e trim. 1950, pp. 112–113 ; V. Breton, F. Ducaud-Bourget, L. Lefèvre, Claudel, Mauriac et Cie, Catholiques de littérature, Editions de l’Ermite, Paris, ‑1951.)) , n’est que le maître d’une série de catholiques littérateurs dont les écrits se contentent de montrer l’abjection de l’âme. J. Vier n’est pas en reste pour dénoncer des compromissions odieuses, qu’il s’agisse de celles inspirées par Henri Guillemin dans « Par notre faute » (( « Charité renouvelée », La Pensée catholique, n. 16, 4e trim. 1950, pp. 98–101, a eu l’occasion d’essoriller F. Heer, « L’amour des ennemis », La Vie intellectuelle, n. 5, 05/1950, pp. 515–535, refusant l’autocritique catholique, « masochisme spirituel, dont La Vie intellectuelle donna jadis l’obscène spectacle en parlant de “l’Eglise, corps de péché ” », égratignant au passage « la distinguée revue dominicaine » dont la chronique théâtrale « forme habituellement la partie la plus ‑solide ».)) , de celles dans la lignée du P. Teilhard de Chardin ou de celles de ceux qui marchent à la suite de Mauriac. Et l’abbé Berto a beau justifier l’invective qui ridiculise des idées fausses qui troublent les catholiques, la revue, la polémique, combat d’idées, œuvre de charité qui diffère de l’agression, la Pensée catholique n’en est pas moins traitée d’intégriste, ses adversaires estimant qu’elle recherche le mal, manipule les textes, majore l’orthodoxie.