Revue de réflexion politique et religieuse.

L’être sans fon­de­ment

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En fin de compte, la contro­verse revient tou­jours à ceci : notre connais­sance est-elle conforme à la réa­li­té, ou bien, comme il n’y a pas de réa­li­té (fon­de­ment) d’après E. Morin et les boud­dhistes, notre pen­sée se donne-t-elle arbi­trai­re­ment des règles (mais quel est le fon­de­ment de ce consen­sus mira­cu­leux ?) qu’elle suit ou bien qu’elle modi­fie, de nou­veau arbi­trai­re­ment ? On ne voit pas com­ment la sub­sti­tu­tion de la « fra­ter­ni­té » aux canons de la pen­sée cal­quée sur le réel pour­rait pro­mou­voir la cause de la phi­lo­so­phie ou de l’humanité.
La doc­trine du « fon­de­ment sans fon­de­ment » ne se limite pas au domaine de la phi­lo­so­phie, elle affecte plus spec­ta­cu­lai­re­ment encore celui de la poli­tique. D’une manière géné­rale, elle éta­blit ses pré­misses non pas à par­tir d’un fon­de­ment préa­lable, mais à par­tir de ce qu’elle est capable de construire par ses propres efforts. Face à la pen­sée clas­sique qui part de fon­de­ments consi­dé­rés comme onto­lo­giques, exis­tant dans le réel et ayant une struc­ture per­ma­nente, le construc­tion­nisme n’admet pas de réa­li­té pré-exis­tante aux phé­no­mènes. Car selon ses pré­sup­po­sés — les pré­sup­po­sés moder­nistes — n’est réel que ce qu’on a fabri­qué au moyen des tech­niques dis­po­nibles. Le construc­tion­nisme étu­die, par consé­quent, les phé­no­mènes sociaux qui, croit-il, révèlent dans leur spon­ta­néi­té quelque chose que l’homme vou­drait, même incons­ciem­ment, dis­si­mu­ler. L’accent est mis désor­mais sur le réseau des phé­no­mènes plus ou moins per­ti­nents, car c’est ce réseau (sys­tème de rela­tions) qui est le der­nier degré du réel encore acces­sible à l’homme. Sui­vant cette ligne de pen­sée, le lan­gage (par exemple) cesse d’être l’expression d’objets et de concepts, et ceux-ci le reflet de la réa­li­té : c’est la struc­ture des rap­ports internes du lan­gage dont on attend les élu­ci­da­tions néces­saires quoique tou­jours rela­tives.
La struc­ture n’est pas pour autant réelle, elle est ce qui média­tise entre le sub­jec­tif pur et le monde qu’il est en train de trans­for­mer. Le monde n’est donc connu que par les trans­for­ma­tions que le sujet y effec­tue. Il n’y a pas de monde préa­la­ble­ment connais­sable — ni par Dieu, ni par l’homme, dirait Nico­las de Cuse. L’homme est l’agent qui trans­forme le monde, et dans ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion il le connaît — c’est-à-dire, il en recueille des frag­ments utiles for­mant réseau. Bien sûr, dit le Cusain, Dieu pos­sède une cer­taine connais­sance du monde, mais seule­ment en puis­sance ; ce sont les hommes qui l’expliquent et font de la « docte igno­rance » une science authen­tique, pra­ti­cable.
Appli­quons main­te­nant cette réflexion à l’analyse poli­tique, notam­ment à celle de l’Etat moderne. L’Etat, dans la tra­di­tion clas­sique, n’est pas seule­ment un ménage de dimen­sion plus vaste, il est autre chose, une réa­li­té col­lec­tive plan­tée dans la concré­tude divi­no-cos­mique dont l’image se consti­tue dans la com­mu­nau­té. L’autorité et la hié­rar­chie qui arti­culent l’Etat ne s’y sont pas super­po­sées comme quelque chose venu de l’extérieur ou engen­dré par une conspi­ra­tion éli­taire, elles sur­gissent de la nature même de l’Etat, tout comme le récit de la fon­da­tion et les sym­boles arché­ty­piques. L’Etat est un fon­de­ment véri­dique de la poli­tique qui déter­mine un dis­cours, de même qu’il déter­mine un ter­ri­toire, une citoyen­ne­té, une iden­ti­té.
Cette manière de pen­ser l’Etat est aujourd’hui hors de mode. Pour des rai­sons diverses où les idéo­lo­gies mar­xiste et libé­rale ont joué un rôle pré­pon­dé­rant, l’Etat n’est plus conçu comme une ins­ti­tu­tion por­teuse du sacré (tou­jours en une asso­cia­tion plus ou moins col­lé­giale, plus ou moins conflic­tuelle avec le pou­voir reli­gieux), mais comme un agent exé­cu­teur des inté­rêts et des déci­sions de la socié­té civile. Cette perte de sta­tut consé­cu­tive à la sépa­ra­tion d’avec la reli­gion, jette la poli­tique dans la plus grande confu­sion où l’on doit repen­ser la voca­tion et jusqu’à l’essence de l’Etat. A l’instar de ce qui se passe en phi­lo­so­phie, l’institution éta­tique se trouve pri­vée de fon­de­ment. Il s’agit alors — et c’est l’ambition actuelle des poli­to­logues — d’inventer un « fon­de­ment sans fon­de­ment », de mettre à la place du sacré de l’Etat une construc­tion conven­tion­nelle déri­vant sa cohé­sion d’un réseau de signi­fi­ca­tions arbi­traires.
Les her­mé­neutes nous diront que l’Etat a tou­jours été un signi­fié arbi­traire, moti­vé par le besoin de pro­cu­rer aux grandes ins­ti­tu­tions humaines des réfé­rences trans­cen­dantes. Ce « pla­to­nisme » qui a été com­bat­tu par les sophistes et les cyniques l’est de nos jours par le juriste Hans Kel­sen, l’historien J.-P. Ver­nant et les dif­fé­rentes écoles néo-nomi­na­listes anglo-saxonnes. C’est l’institution qui est pre­mière, disent-ils, la jus­ti­fi­ca­tion sacra­li­sa­trice suit. Quoi qu’il en soit, le nou­vel Etat se pré­sente comme un fon­de­ment infon­dé : le rejet du sacré lui enlève la jus­ti­fi­ca­tion aux yeux du peuple qui apprend vite à le consi­dé­rer comme un ins­tru­ment au mieux régu­la­teur et encom­brant, au pire nui­sible, et sou­vent sim­ple­ment super­flu.
Aus­si les poli­to­logues contem­po­rains cherchent-ils à asseoir l’Etat sur des valeurs jugées consub­stan­tielles à l’Etat ! Etant éta­bli qu’il n’y a pas de réa­li­té trans­cen­dante à celui-ci, toute réfé­rence se courbe sur elle-même et revient à une anti­lé­gi­ti­ma­tion légi­ti­mée. La réflexion cir­cu­laire est patente : l’Etat X se consti­tue en un Etat de droit, tirant ce nom des lois qui le fondent. Cela revient à dire que l’Etat X légi­time les lois les­quelles, à leur tour, donnent son sta­tut de légi­ti­ma­tion à l’Etat ! L’escamotage de la jus­ti­fi­ca­tion consiste en ceci que la Consti­tu­tion ain­si cou­chée sur papier ne pré­tend pas à fon­der l’Etat, mais à fon­der les valeurs qui servent de pré­texte à la construc­tion éta­tique : liber­té, jus­tice, plu­ra­lisme cultu­rel, droit au tra­vail, pour­suite du bon­heur. Plus nous avan­çons dans le siècle, et plus les consti­tu­tions récem­ment fabri­quées affichent les termes de l’idéologie domi­nante. On en arrive à mettre « démo­cra­tie » et « plu­ra­lisme » dans les docu­ments de base, à l’instar de liber­té-éga­li­té-fra­te­ni­té qui ont per­du toute signi­fi­ca­tion. Ce qui est impor­tant dans ce pro­ces­sus d’escamotage est la sub­sti­tu­tion du fon­de­ment par un réseau cir­cu­laire où chaque chaî­non se réfère à l’autre et en est expli­qué. En der­nière ana­lyse, on déclare ain­si « loi fon­da­men­tale » une série de « valeurs » ayant elles-mêmes besoin de fon­de­ment. Dans l’absence d’un fon­de­ment ver­ti­cal, on pro­clame fon­da­trice la cir­cu­la­ri­té.
Dans la pra­tique depuis la Boé­tie et Kant, on a vou­lu empê­cher l’arbitraire d’un seul. Notre siècle a tant vu de régimes uni­per­son­nels et de par­tis mono­li­thiques que l’on com­prend le désir d’un régime plus stable, appuyé sur le consen­te­ment du grand nombre et sur des racines incon­tes­tées. En réa­li­té, ce n’est pas ce qui s’est pro­duit. Sui­vant l’impératif moderne de reje­ter les fon­de­ments his­to­riques et reli­gieux (car il fal­lait œuvrer au nom de la sépa­ra­tion et de la désa­cra­li­sa­tion), la poli­to­lo­gie en est venue à pro­po­ser à l’Etat des valeurs fra­giles et éphé­mères comme rai­son d’être de la com­mu­nau­té : contrat, consen­sus, loyau­té à des notions abs­traites. On a, par consé­quent, ins­tal­lé le plus pur arbi­traire qui soit, décou­lant, il est vrai, non pas de la volon­té concrète d’un seul (peut-être ame­nable à de bons sen­ti­ments), mais de l’interprétation momen­ta­née d’élites clan­des­tines ou des mou­ve­ments divers de la « main invi­sible ».
Tho­mas MOLNAR
Catho­li­ca, n. 36

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