Revue de réflexion politique et religieuse.

L’invention d’un mythe

Article publié le 4 Avr 2022 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En fait un peu anté­rieur à l’étude de Rafael Sán­chez Saus[1], por­tant éga­le­ment sur le  mythe de l’Andalousie musul­mane comme modèle de coha­bi­ta­tion heu­reuse entre l’islam, le catho­li­cisme et le judaïsme dans un ter­ri­toire de sou­ve­rai­ne­té musul­mane, l’ouvrage de Serafín Fan­jul[2] le com­plète oppor­tu­né­ment. Il s’agit de même d’un livre « poli­ti­que­ment incor­rect », à contre-cou­rant de la ten­dance de nos jours domi­nante consis­tant à célé­brer ce qui n’est pour­tant qu’un mythe démen­ti par le gros de la lit­té­ra­ture his­to­rique sur le sujet. Membre de l’Académie royale d’histoire espa­gnole et pro­fes­seur de lit­té­ra­ture arabe à l’Université auto­nome de Madrid, Sera­fin Fan­jul s’érige donc contre le tra­ves­tis­se­ment de la longue période de domi­na­tion musul­mane de l’Espagne. Période qui s’étend de l’agression ara­bo-ber­bère ful­gu­rante des années 711–754  à la dis­pa­ri­tion du Royaume de Gre­nade en 1492, en pas­sant par le moment triom­phal du cali­fat de Cor­doue (929‑1031), pré­sen­tée comme règne sup­po­sé d’une Arca­die illus­trée par la coha­bi­ta­tion har­mo­nieuse et paci­fique des trois cultures ara­bo-musul­mane, catho­lique et juive. Pour l’auteur en revanche, « Le bon sau­vage n’a jamais exis­té, pas plus en al-Anda­lus qu’ailleurs. Ce que l’Islam a per­du n’est en rien un para­dis ori­gi­nel » (p. 669).

Sub­stan­tiel, pré­cé­dé d’une pré­face signée par Arnaud Imatz comme celle du livre de San­chez Saus, l’étude très docu­men­tée de Sera­fin Fan­jul com­porte deux par­ties. Inti­tu­lée al-Anda­lus contre l’Espagne, la pre­mière s’emploie pour l’essentiel à rame­ner à sa juste mesure l’apport ara­bo-musul­man à l’Espagne. Il y est ques­tion de tous les cli­chés qu’il importe de redres­ser : en par­ti­cu­lier le carac­tère nul­le­ment paci­fique du contact inter­cul­tu­rel et la fusion en réa­li­té introu­vable des trois socié­tés. Sont exa­mi­nés ensuite la bru­ta­li­té de l’intervention musul­mane, arabe et aus­si ber­bère, puis l’interprétation par les popu­la­tions locales de cette catas­trophe, per­çue comme un châ­ti­ment de Dieu, ain­si que l’observation du peu d’importance démo­gra­phique de l’immigration musul­mane. Long­temps, le gros de la popu­la­tion d’al-Andalus fut consti­tué de moza­rabes, chré­tiens réfrac­taires à l’islam long­temps majo­ri­taires, ou juifs, les uns et les autres sou­mis au sta­tut subal­terne de dhim­mis, régime de pré­ten­due pro­tec­tion assu­rée par le pou­voir isla­mique, mais en réa­li­té contraints très sou­vent à une réelle ser­vi­tude et à d’incessantes humi­lia­tions. Inver­se­ment, l’auteur sou­ligne la faible influence puis l’expulsion en 1609 hors de l’Espagne chré­tienne des morisques, musul­mans conver­tis de force au catho­li­cisme à l’issue de la Recon­quête. Dans une pers­pec­tive plus conve­nue, Fan­jul observe tou­te­fois éga­le­ment la fré­quence de vocables arabes dans la topo­ny­mie et moin­dre­ment dans l’onomastique, qui n’entraîne cepen­dant guère de consé­quences à long terme. Paral­lè­le­ment, il relève la mul­ti­tude de fables concer­nant l’origine ara­bo-musul­mane ima­gi­naire de cer­taines danses ou élé­ments de culture popu­laire, dont en par­ti­cu­lier le fla­men­co. De même encore qu’une pré­ten­due décou­verte de l’Amérique par des navi­ga­teurs arabes ou la pré­sence de pilotes noirs dans la flotte de Magel­lan (pp. 567 et 570).

De son côté, la seconde par­tie de l’ouvrage est consa­crée plus spé­ci­fi­que­ment à l’invalidation du mythe d’al-Andalus dans une pers­pec­tive thé­ma­tique et quelque peu anthro­po­lo­gique, ins­pi­rée notam­ment par Julio Caro Baro­ja. Fan­jul s’y révèle plu­tôt mesu­ré dans une pers­pec­tive tou­jours cri­tique. Il se situe dans une ligne proche de celle de José Anto­nio Mara­vall, pour lequel une culture anda­louse à bien exis­té en dépit des fron­tières entre les trois popu­la­tions. Mais il prend soin en même temps de rap­pe­ler par exemple que le grand poli­to­logue Gio­van­ni Sar­to­ri ou l’essayiste ita­lienne Oria­na Fal­la­ci ont comp­té par­mi les plus per­ti­nents cen­seurs du mythe des trois cultures. Fan­jul revient en outre dans cette seconde par­tie sur le phé­no­mène essen­tiel de la « dhi­mi­tude », ce sta­tut de qua­si ser­vage appli­qué aux chré­tiens sous pré­texte de les pro­té­ger (p. 603). Il réduit par ailleurs à néant la thèse selon laquelle les gitans, appa­rus pour la pre­mière fois en 1432 à Bar­ce­lone, auraient eu à voir avec le pseu­do-miracle anda­lou-musul­man. Il récuse éga­le­ment l’idée que des morisques (musul­mans conver­tis de force plus tard au catho­li­cisme) auraient contri­bué après la Recon­quête au peu­ple­ment de l’Amérique espa­gnole. Dans l’ensemble, tout comme le grand his­pa­niste Ramón Menén­dez Pidal, il confirme que la conver­sion de plus en plus éten­due des chré­tiens à l’Islam au fur et à mesure de la longue pour­suite de sa domi­na­tion a été due à l’usage de la force ou de la per­sé­cu­tion plus ou moins vio­lente. Tout au plus mini­mise-t-il quelque peu cette vio­lence, ou du moins s’abstient-il de la réper­to­rier aus­si en détail que le fait l’ouvrage de Rafael Sán­chez Saus, dont le plan non plus thé­ma­tique mais minu­tieu­se­ment chro­no­lo­gique livre une véri­table his­toire de la réa­li­té plus conster­nante qu’angélique d’al-Andalus.

[1] Rafael Sán­chez Saus, Les chré­tiens dans al-Anda­lus. De la sou­mis­sion à l’anéantissement, Le Rocher, 2020, 468 p., 9,90 €, recen­sé pré­cé­dem­ment dans la revue (n. 143, puis pour une nou­velle édi­tion, 146).

[2] Serafín Fan­jul, Al-Anda­lus, l’invention d’un mythe. La réa­li­té his­to­rique de l’Espagne des trois cultures, L’Artilleur, 2017, 717 p., 28 €.

 

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