Revue de réflexion politique et religieuse.

Église et moder­ni­té. Les inter­pré­ta­tions para­doxales de George Wei­gel

Article publié le 4 Avr 2022 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Remettre en cause les idées reçues sur la ren­contre dif­fi­cile entre l’Église catho­lique et la moder­ni­té : tel est le but que se pro­pose l’essayiste catho­lique amé­ri­cain George Wei­gel dans L’ironie du catho­li­cisme moderne[1]. L’auteur n’entend pas y livrer un récit exhaus­tif des rap­ports entre l’Église et le monde moderne, mais dépla­cer le regard por­té sur des rela­tions trop sou­vent envi­sa­gées comme une lutte à mort ou un jeu à somme nulle. La thèse fon­da­men­tale de l’auteur est que la moder­ni­té a aidé l’Église à redé­cou­vrir des véri­tés fon­da­men­tales long­temps oubliées ou négli­gées (p. 18). L’histoire du catho­li­cisme post­ré­vo­lu­tion­naire est donc pour G. Wei­gel celle d’une prise de conscience pro­gres­sive par l’Église de sa véri­table mis­sion, qui ne consiste pas à com­battre la moder­ni­té, mais à la conver­tir de l’intérieur. Après une période de lutte fron­tale entre le catho­li­cisme et le monde moderne issu des Lumières et de la Révo­lu­tion, le pon­ti­fi­cat de Léon XIII ouvre une pre­mière ten­ta­tive d’ « explo­ra­tion par­fois scep­tique, par­fois intri­guée de la moder­ni­té » que l’auteur désigne comme une véri­table « révo­lu­tion léo­nine » (p. 99–100). Mal­gré les ten­ta­tions invo­lu­tives du pon­ti­fi­cat anti­mo­der­niste de Pie X et des dix der­nières années du pon­ti­fi­cat de Pie XII, l’héritage de Léon XIII est, au prix d’une âpre lutte, sau­vé par les acteurs du retour aux sources théo­lo­gique et s’impose à la faveur du concile Vati­can II. Les pon­ti­fi­cats de Jean-Paul II et de Benoît XVI s’efforcent ain­si de pro­po­ser une cri­tique de l’intérieur de la moder­ni­té : l’Église catho­lique s’efforce d’ « aider la moder­ni­té à réima­gi­ner son his­toire » et à « récu­pé­rer des élé­ments oubliés de son propre pas­sé » (p. 360). La ligne défi­nie par G. Wei­gel, celle d’un « catho­li­cisme évan­gé­li­que­ment affir­mé, né de Vati­can II – et de Vati­can II tel qu’interprété de manière ferme par Jean-Paul II et Benoît XVI » (p. 380), le conduit à un juge­ment pru­dem­ment, mais incon­tes­ta­ble­ment cri­tique sur le pon­ti­fi­cat de Fran­çois, qui marque un retour aux confu­sions de l’après-Concile (p. 364).

Si l’ouvrage affiche des pré­ten­tions his­to­riques, dont témoigne par exemple la biblio­gra­phie qui y est annexée, il faut noter aus­si­tôt que le pro­pos est sou­vent approxi­ma­tif. Il suf­fit pour s’en convaincre de quelques exemples. Si les articles orga­niques du Concor­dat ont effec­ti­ve­ment sus­ci­té à Rome une très vive inquié­tude, on ne peut dater de la loi sur les cultes de ger­mi­nal an X la dégra­da­tion des rap­ports entre Pie VII et Bona­parte (p. 42). Le men­nai­sisme fait l’objet d’une approche pas­sa­ble­ment sim­pliste et par­fois fau­tive. Ain­si Mgr Dupan­loup est-il pré­sen­té comme le « lea­der de ce qui res­tait du par­ti men­nai­sien » (p. 87) ; or Mgr Dupan­loup n’a jamais été men­nai­sien, tan­dis que les dis­ciples de Lamen­nais, si l’on excepte Mon­ta­lem­bert, ont été au contraire les cham­pions les plus réso­lus de ce que l’auteur appelle l’ « ultra­mon­ta­nisme conser­va­teur ». Il est éga­le­ment très dis­cu­table de par­ler de l’influence de l’ultramontanisme de Pie IX sur la pen­sée litur­gique de dom Gué­ran­ger (p. 114), les concep­tions de l’abbé de Solesmes étant fixées dès les années 1830, bien avant l’élection du car­di­nal Mas­tai en 1846. Les conciles pro­vin­ciaux tenus aux États-Unis au xixe siècle témoignent selon l’auteur d’une « tra­di­tion conci­liaire unique dans l’histoire de la Contre-Réforme catho­lique » (p. 94), ce qui est très mani­fes­te­ment faux. Pour G. Wei­gel, les néo­tho­mistes laïcs fran­çais veulent renou­ve­ler le tho­misme sans le filtre des com­men­ta­teurs (p. 167), ce qui est vrai d’Étienne Gil­son, mais non de Jacques Mari­tain, pro­fon­dé­ment mar­qué par Jean de Saint Tho­mas.

Les nom­breuses approxi­ma­tions de l’auteur ne sont pas tou­jours inno­centes. C’est le cas notam­ment de cer­taines omis­sions. G. Wei­gel attri­bue à Pie IX la « condam­na­tion mal ins­pi­rée de cer­taines pen­sées de Ros­mi­ni » (p. 78), mais omet de rap­pe­ler la réité­ra­tion de la condam­na­tion par Léon XIII en 1887. Il note, pour l’annexer à une vision libé­rale amé­ri­caine, que Die­trich von Hil­de­brand « ne fut jamais séduit par l’aspect anti­plu­ra­liste du fas­cisme et du natio­nal-socia­lisme alle­mand » (p. 171), mais se garde de rap­pe­ler le sou­tien actif appor­té par le phi­lo­sophe au régime cor­po­ra­tiste autri­chien. Les omis­sions affectent donc par­fois le fond du pro­pos. La célé­bra­tion des capa­ci­tés de la rai­son humaine par Fides et ratio de Jean-Paul II est dési­gnée comme une sur­pre­nante nou­veau­té (p. 304) alors que la défense de la rai­son se trouve en réa­li­té déjà au cœur de la consti­tu­tion Dei Filius de Vati­can I ou de l’encyclique Pas­cen­di de saint Pie X, ce qui dimi­nue sin­gu­liè­re­ment la por­tée des conclu­sions de l’auteur.

Le défaut de rigueur ren­force géné­ra­le­ment le carac­tère très conve­nu du pro­pos, émaillé de juge­ments de valeur d’une bana­li­té par­fois déso­lante. L’effort mis­sion­naire et la condam­na­tion de l’esclavage sont par exemple des « ini­tia­tives que l’on n’aurait pas atten­dues » d’un pon­tife aus­si réac­tion­naire que Gré­goire XVI, « mal pré­pa­ré, de par son expé­rience monas­tique et sa for­ma­tion intel­lec­tuelle » (p. 45–47), comme s’il y avait lieu d’opposer rejet du monde moderne et effort mis­sion­naire. L’ouvrage abonde ain­si en cli­chés : la théo­lo­gie catho­lique du xixe siècle « tend vers le sec et le pous­sié­reux » (p. 73) ; la lutte anti­mo­der­niste menée par Pie X ou l’encyclique Huma­ni Gene­ris entraînent un « refroi­dis­se­ment intel­lec­tuel » (p. 155) ; Gau­det Mater Eccle­sia per­met de « retrou­ver l’élan mis­sion­naire des pre­miers temps » (p. 188) ; Lumen Gen­tium a « fait pas­ser le catho­li­cisme au-delà de l’image pyra­mi­dale, juri­di­que­ment conçue, de la socie­tas per­fec­ta » (p. 192).

Ces lieux com­muns conduisent à s’interroger sur la nou­veau­té d’approche hau­te­ment reven­di­quée par l’auteur. Si l’auteur écrit avec rai­son qu’il ne faut pas réduire l’Église à une force réac­tive, mais la consi­dé­rer comme un acteur créa­tif et indé­pen­dant (p. 18), cette pré­oc­cu­pa­tion n’est en rien nou­velle par­mi les his­to­riens du catho­li­cisme contem­po­rain et il est dif­fi­cile de déga­ger les apports de l’ouvrage. Le récit de la période anté­rieure au Concile est extrê­me­ment clas­sique et se contente d’opposer de façon sou­vent assez cari­ca­tu­rale les tenants du refus abso­lu de la moder­ni­té et « ceux qui construisent des ponts » (p. 73), trai­tés eux-mêmes avec un tel degré de géné­ra­li­té que l’originalité de leur pen­sée n’a rien d’évident. Quant aux très longs cha­pitres consa­crés à Vati­can II et aux pon­ti­fi­cats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, ils donnent fré­quem­ment l’impression d’une para­phrase assez super­fi­cielle des docu­ments conci­liaires ou pon­ti­fi­caux. L’histoire de l’Église post­con­ci­liaire telle que la relate G. Wei­gel est étran­ge­ment dés­in­car­née et semble se résu­mer aux textes offi­ciels dou­blés d’une hagio­gra­phie de leurs prin­ci­paux auteurs, comme si les textes agis­saient ex opere ope­ra­to et pou­vaient être entiè­re­ment déta­chés des actes de gou­ver­ne­ment de l’Église des dif­fé­rents papes consi­dé­rés. C’est le cas par exemple dans le cha­pitre consa­cré au « catho­li­cisme conver­tis­sant la moder­ni­té » (p. 327), où l’auteur en reste au pro­gramme défi­ni par les papes sans s’interroger sur son bilan réel. L’histoire de l’Église d’après Vati­can II telle que la rap­porte l’auteur appa­raît ain­si comme une his­toire rêvée du cou­rant réfor­miste modé­ré, celui des théo­lo­giens de Com­mu­nio, vue des États-Unis. En effet, l’américanisme du pro­pos consti­tue cer­tai­ne­ment l’une des clefs de com­pré­hen­sion de l’ouvrage. Très signi­fi­ca­ti­ve­ment, le sys­tème poli­tique amé­ri­cain est dési­gné comme un modèle d’application de la doc­trine sociale de l’Église (p. 138) ; l’auteur se réfère à Orestes Brown­son ou au P. Hecker tout en s’abstenant de rap­pe­ler les mises en garde expri­mées par Léon XIII en 1899 dans Tes­tem bene­vo­len­tiae.

Pri­son­nier d’une forme de vul­ga­ri­sa­tion mili­tante sou­vent som­maire qui l’empêche de s’interroger sur les fon­de­ments phi­lo­so­phiques de la moder­ni­té, donc sur les limites des ten­ta­tives de tran­sac­tion, G. Wei­gel échoue donc lar­ge­ment, mal­gré quelques remarques per­ti­nentes sur le pon­ti­fi­cat de Fran­çois, à pro­po­ser dans L’ironie du catho­li­cisme moderne une syn­thèse convain­cante de l’histoire des rap­ports entre l’Église et la moder­ni­té.

[1] George Wei­gel, L’ironie du catho­li­cisme moderne. Com­ment l’Église s’est redé­cou­verte et a lan­cé un défi au monde moderne pour qu’il se réforme, Des­clée de Brou­wer, 2021, 437 p., 21,90 € – e‑pub 15,99 €.

-->