Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 146 : « On le for­ce­ra d’être libre »

Article publié le 30 Déc 2019 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’esprit moderne a en hor­reur la nature et tout ce qui peut y être rap­por­té, entre autre toute idée d’une com­mu­nau­té qui ne serait pas le fruit d’une conven­tion. Cela au nom d’une liber­té conçue de manière néga­tive, déliée de tout rap­port au bien, mais résul­tant de la seule auto­dé­ter­mi­na­tion de l’individu. Cha­cun est sup­po­sé ne devoir se sou­mettre qu’à sa propre loi, éven­tuel­le­ment à la loi d’un autre, mais alors seule­ment si cela lui convient et sous réserve que cela ne l’aliène pas. De là découle le mythe du contrat social, qui pré­sup­pose un échange dans lequel ce que l’on perd de liber­té du fait de la vie sociale se trouve com­pen­sé par l’utilité que celle-ci peut appor­ter. La liber­té est iden­ti­fiée à la volon­té de l’individu, ou mieux, à son désir ou son inté­rêt. Mais alors, pour évi­ter la guerre de tous contre tous, elle se heurte à la contrainte résul­tant de la plu­ra­li­té : ain­si doit-elle s’achever où com­mence celle des autres[1].  Jean-Jacques Rous­seau est sans doute celui qui, par­mi les pen­seurs des Lumières, a posé le plus clai­re­ment le pro­blème et a pré­ten­du en trou­ver la solu­tion : « Trou­ver une forme d’association qui défende et pro­tège de toute la force com­mune la per­sonne et les biens de chaque asso­cié, et par laquelle cha­cun, s’unissant à tous, n’obéisse pour­tant qu’à lui-même, et reste aus­si libre qu’auparavant.

Tel est le pro­blème fon­da­men­tal dont le Contrat social donne la solu­tion.[2] » La ques­tion est alors de savoir com­ment peut durer cette mutuelle adap­ta­tion des dési­rs à par­tir d’un contrat ima­gi­naire. C’est là l’obsession de la poli­tique moderne, com­mune à tous les pen­seurs de même ins­pi­ra­tion, au-delà de leurs dif­fé­rences d’approche. On s’en tien­dra ici à celui qui a eu la plus grande influence en Europe conti­nen­tale et sin­gu­liè­re­ment en France.Avant d’entrer dans son sys­tème, on admet­tra qu’une dis­ci­pline col­lec­tive est inhé­rente à tout grou­pe­ment humain orga­ni­sé. La paix et la bonne entente y sont lar­ge­ment le fruit d’une auto­dis­ci­pline. Dono­so Cor­tés avait ima­gé le rap­port entre ins­ti­tu­tion poli­tique et ordre social en énon­çant ce qu’il appe­lait la « loi des ther­mo­mètres »[3], enten­dant que la contrainte dis­ci­pli­naire et la bonne volon­té des membres d’une socié­té sont en rela­tion de pro­por­tion­na­li­té inverse : lorsque s’élève l’esprit de coopé­ra­tion de cha­cun, le res­pect de l’ordre col­lec­tif et de l’autorité qui y veille, la « tem­pé­ra­ture » de ses inter­ven­tions s’abaisse, et réci­pro­que­ment. La dis­ci­pline col­lec­tive est donc le fruit d’une adé­qua­tion mutuelle en vue du bien de tous et cha­cun, et cela fait l’objet d’une édu­ca­tion, fami­liale, civique, reli­gieuse, mais aus­si d’un gou­ver­ne­ment, image de la divine pro­vi­dence.

Le rai­son­ne­ment de Rous­seau repose sur des bases bien dif­fé­rentes. Il consti­tue le point de départ dog­ma­tique le plus éla­bo­ré du contrôle social tel qu’on l’entend aujourd’hui, comme une manière d’ascèse main­te­nue active par la sur­veillance des uns par les autres, dans une éga­li­té de prin­cipe, le tout sous la haute direc­tion de la « loi » répu­tée expri­mer la volon­té du corps entier et donc aus­si de cha­cun en par­ti­cu­lier[4]. Par un para­doxe fon­da­teur, cette concep­tion, qui pré­tend exal­ter une liber­té illi­mi­tée, est aus­si celle qui jus­ti­fie une contrainte poten­tiel­le­ment elle aus­si illi­mi­tée : « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain for­mu­laire, il ren­ferme taci­te­ment cet enga­ge­ment qui seul peut don­ner de la force aux autres, que qui­conque refu­se­ra d’obéir à la volon­té géné­rale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signi­fie autre chose sinon qu’on le for­ce­ra d’être libre ; car telle est la condi­tion qui, don­nant chaque citoyen à la patrie, le garan­tit de toute dépen­dance per­son­nelle ; condi­tion qui fait l’artifice et le jeu de la machine poli­tique, et qui seule rend légi­times les enga­ge­ments civils, les­quels sans cela seraient absurdes, tyran­niques, et sujets aux plus énormes abus[5]. » La liber­té de l’individu est totale à condi­tion qu’elle se fonde dans le Tout. « Cha­cun  de  nous  met  en  com­mun  sa  per­sonne et toute sa puis­sance sous la suprême direc­tion de la volon­té géné­rale ; et nous rece­vons en corps chaque membre comme par­tie indi­vi­sible du tout[6]. » Cette résorp­tion dans la tota­li­té est inévi­table, selon Rous­seau, pour empê­cher que l’on tombe dans le chaos, qu’il voit sur­tout dans la mul­ti­pli­ca­tion des par­tis ou « fac­tions » ne cher­chant par défi­ni­tion que des inté­rêts par­ti­cu­liers.

Un rap­port de subor­di­na­tion doit donc s’établir entre le déten­teur théo­rique de la sou­ve­rai­ne­té, c’est-à-dire le peuple expri­mant sa volon­té géné­rale, et ceux qui exé­cutent celle-ci. Deux pré­ci­sions com­plé­men­taires s’imposent alors. D’une part la volon­té géné­rale doit être connue, et pour cela s’exprimer par le vote. Elle ne coïn­cide pas néces­sai­re­ment avec l’unanimité, mais c’est la majo­ri­té qui la dégage, la mino­ri­té devant lui être recon­nais­sante de lui avoir ouvert les yeux et indi­qué ce que doit être sa véri­table volon­té… Inutile de dire que le phé­no­mène sera consi­dé­ra­ble­ment ren­for­cé dès que l’on pas­se­ra au régime repré­sen­ta­tif, la majo­ri­té du peuple se trans­for­mant en majo­ri­té interne à la caté­go­rie des repré­sen­tants, eux-mêmes « repré­sen­tés », ou plu­tôt, expri­mant leur iden­ti­té – sou­vent fluc­tuante – au sein d’un nombre res­treint de par­tis. Rous­seau est ain­si tra­hi dans son rejet des par­ti­cu­la­ri­tés, mais cette répar­ti­tion pyra­mi­dale de la sou­ve­rai­ne­té a l’avantage de rame­ner à un petit nombre les par­ti­ci­pants ayant réel­le­ment accès au pacte. (Rous­seau lui-même, réa­liste sur ce point, consi­dé­rait comme contre-nature le gou­ver­ne­ment par le grand nombre.)

L’ensemble du pro­ces­sus est ins­ti­tué par le per­son­nage que Rous­seau nomme le « légis­la­teur », à dis­tin­guer du sou­ve­rain (le peuple) et du gou­ver­ne­ment (qui applique – exé­cute – la volon­té géné­rale). Ce « légis­la­teur » se trouve en posi­tion de pro­mo­teur doté d’un immense pou­voir de péda­gogue social. Le texte de Rous­seau manque de clar­té sur ce sujet, et paraît de prime abord can­ton­né, de manière abs­traite, à l’attente d’un fon­da­teur extra­or­di­naire. (Lui-même peut-être se croyait-il tel.)  Néan­moins, repla­cé dans l’ensemble de son dis­cours, le « légis­la­teur » peut tout aus­si bien dési­gner une fonc­tion per­ma­nente, exer­cée indi­vi­duel­le­ment ou, plus vrai­sem­bla­ble­ment, col­lec­ti­ve­ment, d’autant plus que sa tâche est immense : « Celui qui ose entre­prendre d’instituer un peuple doit se sen­tir en l’état de chan­ger, pour ain­si dire, la nature humaine ; de trans­for­mer chaque indi­vi­du, qui par lui-même est un tout par­fait et soli­taire, en par­tie d’un plus grand tout dont cet indi­vi­du reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la consti­tu­tion de l’homme pour la ren­for­cer ; de sub­sti­tuer une exis­tence par­tielle et morale à l’existence phy­sique et indé­pen­dante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en don­ner qui lui soient étran­gères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. Plus ces forces natu­relles sont mortes et anéan­ties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aus­si l’institution est solide et par­faite : en sorte que si chaque citoyen n’est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supé­rieure à la somme des forces natu­relles de tous les indi­vi­dus, on peut dire que la légis­la­tion est au plus haut point de per­fec­tion qu’elle puisse atteindre.[7] »

On mesure l’importance de l’activité de ce « légis­la­teur », une sur­veillance de l’orthodoxie et du zèle dans la voie de la trans­for­ma­tion des indi­vi­dus à même d’approfondir tou­jours plus la pure­té du contrat social. Il est fort pos­sible que Rous­seau ait pen­sé au rôle des loges maçon­niques lorsqu’il ima­gi­na cette fonc­tion de vigi­lance et de for­ma­tion d’une nou­velle huma­ni­té. Il s’agirait d’abord de veiller au res­pect de la « reli­gion civile » décrite vers la fin du Contrat social : « Il y a donc une pro­fes­sion de foi pure­ment civile dont il appar­tient au Sou­ve­rain de fixer les articles, non pas pré­ci­sé­ment comme dogmes de reli­gion, mais comme sen­ti­ments de socia­bi­li­té, sans les­quels il est impos­sible d’être bon citoyen ni sujet fidèle.[8] » Rous­seau dis­tingue net­te­ment entre croyances pure­ment inté­rieures, indi­vi­duelles, et reli­gion col­lec­tive, seule apte à être recon­nue publi­que­ment : c’est le dogme de la laï­ci­té sans le mot. Et qui­conque vou­drait la remettre en cause après l’avoir accep­tée devrait être puni de mort, tout sim­ple­ment[9] ! Acces­soi­re­ment, Rous­seau pré­voyait aus­si une autre fonc­tion, celle de « cen­seur » de l’opinion publique, sorte de régu­la­teur dont la tâche serait d’empêcher « les opi­nions de se cor­rompre, en conser­vant leur droi­ture par de sages appli­ca­tions, quel­que­fois même en les fixant lors­qu’elles sont encore incer­taines » (CS IV, 7).

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Que reste-t-il aujourd’hui d’un tel sys­tème ? Il ne fait aucun doute que Rous­seau a lar­ge­ment influen­cé le régime poli­tique défi­ni lors de la Révo­lu­tion fran­çaise, même s’il n’en fut pas le seul ins­pi­ra­teur, lui-même ayant vou­lu dis­tin­guer entre les prin­cipes géné­raux et les réa­li­sa­tions concrètes, qu’il ren­voyait à la déci­sion des peuples. Napo­léon n’a pas exac­te­ment assu­mé la fonc­tion du « légis­la­teur », mais plu­tôt accom­pli ce que lui-même, comme Pre­mier consul, avait énon­cé dans une décla­ra­tion de 1799, qui était aus­si tout un pro­gramme : « Citoyens, la révo­lu­tion est fixée aux prin­cipes qui l’ont com­men­cée, elle est finie ! Il faut en com­men­cer l’histoire et voir ce qu’il y a de réel et de pos­sible dans l’application des prin­cipes et non ce qu’il y a de spé­cu­la­tif et d’hypothétique. » Ces pro­pos tran­chants et d’esprit réa­liste ont mis un coup d’arrêt aux expé­ri­men­ta­tions uto­piques et cri­mi­nelles de la décen­nie pré­cé­dente, mais aus­si rete­nu l’idée que les prin­cipes de la rup­ture moderne étaient désor­mais indis­cu­tables. Et sous ce rap­port, ces prin­cipes ne pou­vaient que suivre leur pente logique propre, fût-ce par des che­mins semés d’obstacles.

Rous­seau lui-même ne s’était fait aucune illu­sion sur la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser rapi­de­ment et plei­ne­ment son sys­tème, trop conscient sans doute de la contra­dic­tion entre, d’une part, la liber­té-licence posée en idéal par la rup­ture moderne, et d’autre part, l’abnégation de soi-même exi­gée par la déter­mi­na­tion de la volon­té géné­rale. Son ver­dict est aus­si sur­pre­nant que net : « Un gou­ver­ne­ment si par­fait ne convient pas à des hommes. [10] » Comme Condor­cet ou Rabaut Saint-Étienne, il avait conscience de devoir com­men­cer par s’occuper des plus jeunes, car, écri­vait-il, « [l]a plu­part des peuples ain­si que des hommes ne sont dociles que dans leur jeu­nesse, ils deviennent incor­ri­gibles en vieillis­sant ; quand une fois les cou­tumes sont éta­blies et les pré­ju­gés enra­ci­nés, c’est une entre­prise dan­ge­reuse et vaine de vou­loir les réfor­mer […] [11] ». De là L’Émile ou de l’éducation, des­ti­né à indi­quer com­ment for­mer dès l’enfance le type d’humanité éman­ci­pée per­met­tant au contrat social de deve­nir réa­li­té[12]. Les Lumières étaient d’ailleurs, de manière géné­rale, « d’inspiration inten­sé­ment péda­go­giste », comme l’a sou­li­gné Xavier Mar­tin[13], avec des ambi­tions déme­su­rées, celles de « per­fec­tion­ner l’espèce », « régé­né­rer l’homme »[14], et, comme on l’a déjà lu dans Le Contrat social, « chan­ger, pour ain­si dire, la nature humaine ». Pen­dant la période révo­lu­tion­naire, le thème était même deve­nu banal. Xavier Mar­tin cite de nom­breux pro­ta­go­nistes de ce vaste pro­jet, entre autres, Pierre-Louis Manuel et Le Pele­tier de Saint-Far­geau. Le pre­mier « sou­hai­tait, à la tri­bune des jaco­bins, que “la nature nous reti­rant tous de des­sus le globe, fit une seconde édi­tion de l’espèce humaine” », tan­dis que le second confiait, dans un rap­port à Robes­pierre, que « l’espèce humaine [a été] si dégra­dée par le vice de notre ancien sys­tème social […] [que] je me suis convain­cu de la néces­si­té d’opérer une entière régé­né­ra­tion, et, si je peux m’exprimer ain­si, de créer un nou­veau peuple[15] ». Ces pro­jets partent tous de la convic­tion que la super­struc­ture intel­lec­tuelle et morale de l’homme n’est que le reflet de son infra­struc­ture orga­nique, convic­tion cohé­rente avec la phi­lo­so­phie sen­sua­liste et maté­ria­liste immé­dia­te­ment pré­cé­dente (Hume, d’Holbach, La Met­trie), reprise de Des­tutt de Tra­cy et « médi­ca­li­sée » par Caba­nis. Celui-ci, méde­cin phy­sio­lo­giste, fut sans doute le pre­mier à par­ler d’une « science de l’homme », l’homme-machine s’entend. Les uns et les autres cher­chaient à connaître les res­sorts internes, la méca­nique des consciences indi­vi­duelles, aux fins de les sou­mettre à leur pro­jet de refon­da­tion. Ces pro­jets sont res­tés des idées en l’air sur le moment, et Napo­léon ne les appré­ciait pas, mais ils ont lar­ge­ment contri­bué à déve­lop­per l’esprit scien­tiste et posi­ti­viste qui a enva­hi le XIXe siècle, puis le XXe, esprit qui a don­né sa marque aux nou­velles dis­ci­plines ayant l’homme social pour objet. Xavier Mar­tin montre encore com­ment des écri­vains comme Sten­dhal, Bal­zac ou Bar­rès se sont faits les relais de ces concep­tions, mais retient que les plus consé­quents des pen­seurs sociaux ins­pi­rés par cette veine « péda­go­gi­co-maté­ria­liste » furent Saint-Simon (grand adepte de la « phy­sio­lo­gie sociale ») et Auguste Comte (qui pré­fé­rait de son côté par­ler de « phy­sique sociale »)[16]. Or ces deux per­son­nages sont les grands ins­pi­ra­teurs de l’idée d’organisation sociale dont l’influence gran­di­ra au fil du temps, pour deve­nir hégé­mo­nique aujourd’hui, inno­va­tions tech­niques aidant, une fois lais­sés de côté leurs aspects les plus fan­tai­sistes.

La réa­li­sa­tion du pro­jet des Lumières s’est opé­rée de manière conti­nue si on le consi­dère de ses ori­gines jusqu’à nos jours, mais très dis­con­ti­nue si l’on tient compte des obs­tacles aux­quels il s’est heur­té parce que la socié­té n’était pas prête à l’accepter du jour au len­de­main, la décen­nie révo­lu­tion­naire n’ayant pas réus­si à détruire en pro­fon­deur le ter­reau chré­tien et les struc­tures sociales le sup­por­tant. En cela les péda­gogues sociaux des Lumières avaient rai­son d’avoir des visées à long terme. La socié­té anté­rieure a été bri­sée par la Révo­lu­tion, mais elle a long­temps conser­vé dans les men­ta­li­tés de nom­breuses traces de l’ancienne. Par exemple, si le divorce a été intro­duit dans le droit matri­mo­nial – parce que tout enga­ge­ment irré­vo­cable était consi­dé­ré comme contre­di­sant la « liber­té » : mariage indis­so­luble, vœux reli­gieux per­pé­tuels[17] –, il n’est cepen­dant pas entré rapi­de­ment dans les mœurs popu­laires. Il a suf­fi­sam­ment effrayé les gou­ver­nants suc­ces­sifs pour se voir réfré­né, jusqu’au moment où la nou­velle vague de mise en confor­mi­té de la réa­li­té sociale avec les prin­cipes libé­raux-liber­taires a été ren­due pos­sible, après la conso­li­da­tion de la IIIe Répu­blique, même si cela a encore tar­dé à prendre des pro­por­tions signi­fi­ca­tives avant d’en arri­ver à la situa­tion pré­sente.

La for­ma­tion du nou­veau peuple repose donc, au-delà des péri­pé­ties de l’histoire, sur la conti­nui­té d’une lutte anti­re­li­gieuse – anti­ca­tho­lique – et anti­na­tu­relle, mais qui est res­tée incom­plè­te­ment effi­cace tant que les struc­tures pro­fondes de la socié­té ont été main­te­nues intactes, et aus­si tant que l’opposition de l’Église est demeu­rée fron­tale. Long­temps le régime en place a dû biai­ser en créant des mixtes : la morale répu­bli­caine ensei­gnée aux enfants, trans­po­sée du caté­chisme, le « roman natio­nal », his­toire recom­po­sée de la France éta­blis­sant une conti­nui­té fic­tive entre la consti­tu­tion his­to­rique du pays et l’ordre révo­lu­tion­naire, épo­pée colo­niale cal­quée sur la rhé­to­rique mis­sion­naire. La reli­gion et les prin­cipes de la morale natu­relle étaient bons à uti­li­ser, une dan­ge­reuse ambi­guï­té per­sis­tait[18], mais en même temps le tra­vail de « régé­né­ra­tion » se voyait ralen­ti.

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Même le Ral­lie­ment (Léon XIII, 1892) a fait par­tie de ces mixtes. Vu du côté de l’Église, il fut le début d’un empri­son­ne­ment volon­taire, mais vu de l’autre bord, il a été, du moins au début, reçu comme une menace avant d’être per­çu comme une aubaine[19].

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Com­men­tant le thème de la régé­né­ra­tion à l’époque de la Révo­lu­tion fran­çaise, Mona Ozouf note son ouver­ture à tous les pos­sibles : « [I]l n’y a nul besoin ici de défi­nir l’homme nou­veau, c’est à lui de le faire. Comme c’est à lui de défi­nir ses droits. “Aucune loi consti­tu­tive, écrit Condor­cet, ni même cette décla­ra­tion des droits ne sera jugée per­pé­tuelle et fon­da­men­tale, mais il sera fixé une époque où l’une et l’autre seront exa­mi­nées à nou­veau.” Le réper­toire des droits n’est donc jamais clos, la Décla­ra­tion des droits elle-même n’a pas à être ensei­gnée comme un dogme et les traits de l’homme nou­veau ne sont jamais com­plè­te­ment fixés. L’homme nou­veau est renou­ve­lable[20]. »

Il est un fait que d’autres voies que celle emprun­tée par le jaco­bi­nisme ont conduit à des figures dif­fé­rentes du modèle anthro­po­lo­gique issu les Lumières. Peut-on, par exemple, rap­pro­cher l’homme nou­veau fruit de l’américanisme démo­cra­tique de l’homo sovie­ti­cus aujourd’hui dis­pa­ru ? Cepen­dant il ne serait pas dif­fi­cile d’en mon­trer la com­mune paren­té – la construc­tion de l’individu « auto­nome » au sein d’une socié­té confor­miste, ou celle de l’humanité géné­rique sous férule tota­li­taire – et plus facile encore de consta­ter qu’avec le temps nous en sommes arri­vés à la conver­gence des héri­tages. L’apparition du poli­ti­que­ment cor­rect dans le creu­set anglo-saxon et son expan­sion pla­né­taire en est un bon exemple. Plus que jamais, l’homme indi­vi­duel est cen­sé dis­po­ser d’une liber­té sans limites, voir le moindre de ses caprices recon­nu juri­di­que­ment, mais plus que jamais aus­si se retourne ad homi­nem la for­mule qui ouvre le pre­mier cha­pitre du Contrat social : « L’homme est né libre, et par­tout il est dans les fers » (CS I, 1). La course à l’homme aug­men­té d’un côté, l’anti­spé­cisme de l’autre défi­nissent à pré­sent, dans leur fausse contra­dic­tion, les nou­veaux termes de l’esprit révo­lu­tion­naire qui n’a que faire de la nature humaine et de ses aspi­ra­tions. En même temps, la répul­sion qu’ils sus­citent per­met de pen­ser que tout n’est pas encore dit.

[1]. « La liber­té consiste à pou­voir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ain­si, l’exer­cice des droits natu­rels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la socié­té la jouis­sance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déter­mi­nées que par la Loi. » (Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen, article 4).

[2]. Du contrat social, ou prin­cipes du droit poli­tique [indi­qué C.S. plus avant], I, 6. « Aus­si libre qu’auparavant » ren­voie à l’état sau­vage stric­te­ment indi­vi­duel, sup­po­sé anté­rieur à la consti­tu­tion de toute socié­té, y com­pris le pre­mier foyer fami­lial.

[3]. Juan Dono­so Cor­tés, Dis­cours sur la dic­ta­ture, 4 jan­vier 1849.

[4]. « La loi est l’expression de la volon­té géné­rale » (Décla­ra­tion…, article 6), c’est-à-dire la volon­té du Tout, pré­su­mé una­nime, et non de la somme fluc­tuante de ses par­ties. C’est cette « loi » qui, au terme de l’article 4 pré­ci­té, déter­mine les « bornes » néces­saires à l’ordre col­lec­tif. Dans l’abstrait, il s’agit d’une auto­ré­gu­la­tion.

[5]. C.S., I, 7.

[6]. Ibid., I, 6.

[7]. Ibid., II, 7.

[8]. Ibid., IV, 8.

[9].  « Sans pou­voir obli­ger per­sonne à les croire, il peut ban­nir de l’État qui­conque ne les croit pas ; il [le sou­ve­rain] peut le ban­nir, non comme impie, mais comme inso­ciable, comme inca­pable d’aimer sin­cè­re­ment les lois, la jus­tice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir recon­nu publi­que­ment ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a com­mis le plus grand des crimes, il a men­ti devant les lois. » (ibid., IV, 8).

[10]. Ibid., III, 4.

[11]. C.S., III, 8.

[12]. Dans L’homme régé­né­ré. Essais sur la Révo­lu­tion fran­çaise (NRF Gal­li­mard, 1989, p. 9), Mona Ozouf  évoque « une for­ma­tion per­ma­nente […] qu’il faut encore son­ger à étendre aux géné­ra­tions futures. L’école ici prend un sens extra­or­di­nai­re­ment dila­té : elle se confond avec la Révo­lu­tion elle-même ».

[13]. Xavier Mar­tin, S’approprier l’homme. Un thème obses­sion­nel de la Révo­lu­tion (1760–1800), DMM, Poi­tiers, 2013, p. 23.

[14]. Id., R égé­né­rer l’espèce humaine. Uto­pie médi­cale et Lumières (1750–1850), p. 158.

[15]. Ibid., p. 101. Voir éga­le­ment Josiane Bou­lad-Ayoub, For­mer un nou­veau peuple ?Pou­voir, édu­ca­tion, révo­lu­tion, L’Harmattan, 2000. Dans ce der­nier ouvrage, pp. 308–309, est rap­por­tée l’injonction sui­vante du Comi­té de Salut public : « La patrie ne réclame vos enfants que pour les rendre heu­reux […]. Un jour, elle vous les ren­dra avec toutes les ver­tus qui consti­tuent des hommes libres et ces enfants régé­né­rés nous appren­dront à aimer une patrie qui aura plus fait pour eux que vous-mêmes, vous leur avez don­né le jour et ils vont rece­voir d’elle l’éducation. »

[16]. Cf. Xavier Mar­tin, Regé­né­ré­rer…, op. cit., spé­cia­le­ment pp. 329–340. L’auteur cite de nom­breux pro­pos témoi­gnant des dési­rs insen­sés de leurs auteurs, tel Enfan­tin, dis­ciple de Saint-Simon, annon­çant : « Lorsque l’humanité ne sera réel­le­ment qu’un Être, l’on s’occupera de la recherche d’une thé­ra­peu­tique publique, qui, par ses vastes moyens, agi­ra sur l’ensemble d’une popu­la­tion » (cit. p. 344).

[17]. Le Pré­am­bule de la Consti­tu­tion du 3 sep­tembre 1791 posait clai­re­ment le prin­cipe sui­vant : « La loi ne recon­naît plus ni voeux reli­gieux, ni aucun autre enga­ge­ment qui serait contraire aux droits natu­rels ou à la Consti­tu­tion ».

[18]. L’illustration la plus carac­té­ris­tique est celle des « deux patries », un même lan­gage cou­vrant les réa­li­tés très dif­fé­rentes de la patrie tra­di­tion­nelle et de la Répu­blique pré­sen­tée elle-même comme une patrie. Cf. Jean de Vigue­rie, Les deux patries, 3e éd., DMM, Poi­tiers, 2017.

[19]. Un cha­pitre de La Répu­blique des frères, de Patrice Mor­lat (Per­rin, 2019, ouvrage recen­sé infra par Louis-Marie Lamotte) montre com­ment le Grand Orient de France a été un moment désar­çon­né par ce qu’il consi­dé­ra comme une dan­ge­reuse manœuvre de désta­bi­li­sa­tion poli­tique.

 

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