Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 124 : Les mirages du plu­ra­lisme

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

A l’échelon des peuples, le prin­cipe des natio­na­li­tés, simple appli­ca­tion col­lec­tive du droit recon­nu à cha­cun de fixer sa propre loi, s’est avé­ré plus dif­fi­cile à contrô­ler, la guerre entre les volon­tés en pré­sence n’ayant plus du tout un carac­tère sym­bo­lique, mais la réa­li­té que l’on sait.
Quant au détour­ne­ment des sen­ti­ments popu­laires, on com­prend à quel point il s’est avé­ré utile au main­tien du sys­tème tout entier. En quelque sorte la démo­cra­tie a vécu en para­site de l’ordre ancien qui lui a four­ni des dévoue­ments qu’elle n’aurait jamais pu obte­nir de manière directe et durable. Jean de Vigue­rie, dans son essai Les deux patries (DMM, Bouère,1998) a mon­tré com­ment avait fonc­tion­né l’ambiguïté créée par l’identification entre la patrie fran­çaise réelle et le régime né de la révo­lu­tion, cap­tant les sen­ti­ments popu­laires envers la pre­mière au ser­vice exclu­sif du second. L’observation concer­nait la France mais vaut ana­lo­gi­que­ment par­tout ailleurs. A par­tir de là s’est déve­lop­pée toute une reli­gion civile, avec ses litur­gies sym­bo­liques et son exal­ta­tion de « ceux qui pieu­se­ment sont morts pour la patrie » (Hugo) et sa récu­pé­ra­tion « répu­bli­caine » de la morale chré­tienne, ayant grand soin de culti­ver une conti­nui­té (fal­si­fiée) avec le pas­sé : ain­si fut le « roman natio­nal » fran­çais, pro­gres­si­ve­ment éla­bo­ré par les his­to­riens du XIXe siècle jusqu’au moment où les condi­tions de son main­tien ont ces­sé d’être, dans la suite de la fin de l’Algérie fran­çaise, de mai 1968 et de la chute du Mur de Ber­lin. Par ailleurs, on admet­tra que la récu­pé­ra­tion, en brouillant les cartes, a ren­du jusqu’à un cer­tain point le phé­no­mène réver­sible : bon an, mal an, le culte patrio­tique de Jeanne d’Arc, par exemple, a ser­vi à main­te­nir vivant celui de la Sainte de la Patrie, jusqu’à ce qu’il soit déli­bé­ré­ment mis en désué­tude. Et ain­si de suite.
Aujourd’hui il n’en va plus de même, pas plus en France que dans la plu­part des pays ouest-euro­péens et occi­den­taux en géné­ral, l’équilibre entre les fac­teurs d’éclatement et les fac­teurs de cohé­sion ayant été rom­pu sous l’effet du pas­sage à la moder­ni­té tar­dive. C’est pour­quoi non seule­ment le plu­ra­lisme fait un retour en force, mais il prend un aspect gra­ve­ment nihi­liste. Comme l’a écrit Augus­to Del Noce, la décon­fi­ture du com­mu­nisme a révé­lé à lui-même « l’esprit bour­geois à l’état pur », maté­ria­liste, liber­tin, enne­mi de la reli­gion, reje­tant « ce qui reste comme trace de reli­gieux dans l’idée révo­lu­tion­naire » (L’époque de la sécu­la­ri­sa­tion, tr. fr. Syrtes, 2001, p. 36). Le phi­lo­sophe ita­lien pen­sait au com­mu­nisme, mais son pro­pos est de por­tée plus vaste. La « reli­gion des droits de l’homme » (Véro­nique Zuber) pas plus que la remise à l’honneur d’un cer­tain pathos répu­bli­cain (pen­ser aux efforts en ce sens d’un Vincent Peillon), par leur abs­trac­tion même, ne contre­disent son obser­va­tion, tout au contraire.
Le résul­tat de ce bas­cu­le­ment est clair : il désta­bi­lise les socié­tés dans leurs fon­de­ments moraux et ins­ti­tu­tion­nels, et atteint leur iden­ti­té cultu­relle et phy­sique, entre autres à cause des mou­ve­ments migra­toires mas­sifs et bru­taux, de la des­truc­tion pro­gram­mée de la famille, de l’enseignement régres­sif, etc. Les valeurs d’hier sont deve­nues les contre-valeurs d’aujourd’hui. Les nou­veaux intel­lec­tuels orga­niques s’activent dans des voies diverses et entre­mê­lées en direc­tion des mêmes buts : les adeptes des post­co­lo­nial stu­dies pré­tendent « déco­lo­ni­ser » les nations his­to­riques de tout ce qui for­mait le sub­strat spi­ri­tuel et moral de leurs voca­tions propres, les mili­tants du gen­der et de la « culture » queer s’emploient à sub­ver­tir la morale tra­di­tion­nelle, les acteurs de l’« Art contem­po­rain » créent une sym­bo­lique du vide, et ain­si de suite. Les uns et les autres se ras­semblent dans un com­mu­nau­ta­risme socié­tal com­plè­te­ment cou­pé du peuple, ne por­tant aucun inté­rêt aux incan­ta­tions démo­cra­tiques, et béné­fi­cient des sub­sides d’Etat. Intel­lec­tuels orga­niques avons-nous dit, c’est-à-dire mis au ser­vice d’un pou­voir. Il n’est pas dif­fi­cile de com­prendre la nature de ce der­nier, la glo­ba­li­sa­tion étant le champ clos d’empires ayant très peu à voir avec le res­pect des règles du bien vivre de l’humanité. L’ensemble du phé­no­mène marque clai­re­ment un chan­ge­ment d’époque, bien que ce qui arrive ne fasse qu’accomplir une évo­lu­tion interne du pro­ces­sus moderne dans lequel il prend place.
Le plu­ra­lisme s’est mué en dan­ge­reux désordre. Ce constat de fait tra­casse les théo­ri­ciens. Il faut bien trou­ver un point d’équilibre, sans lequel tout ris­que­rait de som­brer dans un chaos défi­ni­tif. Après l’avoir intro­duit en pré­ten­dant peut-être le contrô­ler ou bien en croyant qu’il se sta­bi­li­se­rait tout seul, il reste à essayer de l’endiguer. Mais com­ment défi­nir des contre-mesures sans que celles-ci ne portent atteinte à un pro­ces­sus dont on refuse de sor­tir ? On en revient au cau­che­mar de la conci­lia­tion de l’unité et de la diver­si­té dans le cadre d’une approche de fond qui ne connaît en fait que le deuxième terme.
Sur ce ter­rain s’additionnent deux formes com­plé­men­taires d’une même ten­dance de fond, l’une cepen­dant plus concep­tuelle, l’autre plus pra­tique. La pre­mière tourne autour de l’effort pour défi­nir une « iden­ti­té post­na­tio­nale » sup­po­sée pou­voir fon­der les motifs d’une adhé­sion à l’utopie d’un monde uni­fié mais qui ne se rédui­rait pas à un mar­ché glo­bal. L’enracinement n’aurait plus de lien avec les appar­te­nances natio­nales nées de l’histoire – le prin­cipe des natio­na­li­tés, apa­nage de la moder­ni­té « clas­sique » étant ain­si déclas­sé de la théo­rie démo­cra­tique – mais s’opérerait au pro­fit d’abstractions – droits de l’homme, démo­cra­tie déli­bé­ra­tive, etc. L’Union euro­péenne, qui consti­tue le cas à par­tir duquel réflé­chit Haber­mas, pour­rait ain­si obte­nir de la part de tous ceux qui résident sur ses terres, qu’ils soient de souche très ancienne ou récem­ment ins­tal­lés, un même « patrio­tisme consti­tu­tion­nel » sup­po­sé créer entre eux une com­mune loyau­té, au-delà de leurs cultures d’origine et des « com­mu­nau­ta­rismes » aux­quels celles-ci risquent de don­ner jour. Acces­soi­re­ment et plus récem­ment, le même pen­seur ne dédaigne pas l’utilité sociale, dans cette pers­pec­tive, d’un chris­tia­nisme huma­niste pou­vant jouer un rôle utile dans l’implantation des nou­velles « valeurs ». Dans la même ligne de pen­sée, Jean-Marc Fer­ry a plu­tôt insis­té sur le double lien que consti­tue­raient, tou­jours dans le cadre d’expérimentation qu’est l’UE, l’allégeance com­mune aux ins­ti­tu­tions (objet de culte d’une nou­velle forme de reli­gion civile) et un jeu d’échanges inter­cul­tu­rels entre les tra­di­tions, anciennes et nou­velles, sup­po­sé pou­voir apai­ser leurs dif­fé­rences par le dia­logue et l’enrichissement mutuel. Les nations, langues et cultures d’origines diverses seraient ain­si récu­pé­rées dans une sorte de patri­moine muséo­gra­phique plu­ra­liste, ou de pan­théon bigar­ré.
Ces construc­tions donnent lieu à des dis­cus­sions com­plexes, et elles n’influencent que par­tiel­le­ment la réa­li­té ins­ti­tu­tion­nelle. Encore cha­cun peut-il consta­ter que cette réa­li­té est elle-même incer­taine. Trans­for­ma­tion des appa­reils d’Etat, absorp­tion de ce qui peut res­ter de poli­tique par l’économie finan­cière, fuite en avant dans l’organisation tech­no­cra­tique d’un « espace » vidé de tout ce qui peut frei­ner l’expansion indé­fi­nie du mar­ché, aban­don et des­truc­tion posi­tive des racines réelles de l’histoire des peuples, poli­tiques de sui­cide démo­gra­phique et de confu­sion eth­nique… L’ensemble est sous nos yeux, témoi­gnant de la ten­sion entre les deux maux extrêmes que sont un plu­ra­lisme pous­sé à ses ultimes consé­quences – l’idéal de la par­faite dés­in­car­na­tion, de la « nudi­té humaine » dirait Jean Brun – et une ges­tion tech­no­cra­tique visant à abais­ser l’intensité des conflits par l’uniformité impo­sée par voie de contrainte.
Cette situa­tion marque un échec patent de la pré­ten­tion huma­niste des Lumières, dont elle révèle les faibles qua­li­tés de l’émancipation annon­cée, qui res­semble bien plu­tôt à une alié­na­tion. Le pro­ces­sus des­truc­teur s’arrêtera peut-être de lui-même, comme l’implosion de l’URSS en a mon­tré la pos­si­bi­li­té. Il res­te­ra alors à faire conver­ger tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont conser­vé le sens de la digni­té de leur ori­gine, se sont effor­cés de faire de leurs familles des foyers de résis­tance morale, et ont d’avance accep­té de consen­tir à sacri­fier leurs aises pour le bien com­mun. Inutile de sou­li­gner le rôle que devrait avoir l’institution ecclé­siale dans une telle pers­pec­tive, mais qu’elle n’a plus guère depuis que la peur de rater le train de l’Histoire a nour­ri la cou­pable dis­po­si­tion de flat­ter l’ennemi plu­tôt que de sou­te­nir le frère. Quoi qu’il en soit, la charge de rebâ­tir l’unité per­due repo­se­ra tou­jours sur ceux qui le vou­dront.

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