Numéro 124 : Les mirages du pluralisme
A l’échelon des peuples, le principe des nationalités, simple application collective du droit reconnu à chacun de fixer sa propre loi, s’est avéré plus difficile à contrôler, la guerre entre les volontés en présence n’ayant plus du tout un caractère symbolique, mais la réalité que l’on sait.
Quant au détournement des sentiments populaires, on comprend à quel point il s’est avéré utile au maintien du système tout entier. En quelque sorte la démocratie a vécu en parasite de l’ordre ancien qui lui a fourni des dévouements qu’elle n’aurait jamais pu obtenir de manière directe et durable. Jean de Viguerie, dans son essai Les deux patries (DMM, Bouère,1998) a montré comment avait fonctionné l’ambiguïté créée par l’identification entre la patrie française réelle et le régime né de la révolution, captant les sentiments populaires envers la première au service exclusif du second. L’observation concernait la France mais vaut analogiquement partout ailleurs. A partir de là s’est développée toute une religion civile, avec ses liturgies symboliques et son exaltation de « ceux qui pieusement sont morts pour la patrie » (Hugo) et sa récupération « républicaine » de la morale chrétienne, ayant grand soin de cultiver une continuité (falsifiée) avec le passé : ainsi fut le « roman national » français, progressivement élaboré par les historiens du XIXe siècle jusqu’au moment où les conditions de son maintien ont cessé d’être, dans la suite de la fin de l’Algérie française, de mai 1968 et de la chute du Mur de Berlin. Par ailleurs, on admettra que la récupération, en brouillant les cartes, a rendu jusqu’à un certain point le phénomène réversible : bon an, mal an, le culte patriotique de Jeanne d’Arc, par exemple, a servi à maintenir vivant celui de la Sainte de la Patrie, jusqu’à ce qu’il soit délibérément mis en désuétude. Et ainsi de suite.
Aujourd’hui il n’en va plus de même, pas plus en France que dans la plupart des pays ouest-européens et occidentaux en général, l’équilibre entre les facteurs d’éclatement et les facteurs de cohésion ayant été rompu sous l’effet du passage à la modernité tardive. C’est pourquoi non seulement le pluralisme fait un retour en force, mais il prend un aspect gravement nihiliste. Comme l’a écrit Augusto Del Noce, la déconfiture du communisme a révélé à lui-même « l’esprit bourgeois à l’état pur », matérialiste, libertin, ennemi de la religion, rejetant « ce qui reste comme trace de religieux dans l’idée révolutionnaire » (L’époque de la sécularisation, tr. fr. Syrtes, 2001, p. 36). Le philosophe italien pensait au communisme, mais son propos est de portée plus vaste. La « religion des droits de l’homme » (Véronique Zuber) pas plus que la remise à l’honneur d’un certain pathos républicain (penser aux efforts en ce sens d’un Vincent Peillon), par leur abstraction même, ne contredisent son observation, tout au contraire.
Le résultat de ce basculement est clair : il déstabilise les sociétés dans leurs fondements moraux et institutionnels, et atteint leur identité culturelle et physique, entre autres à cause des mouvements migratoires massifs et brutaux, de la destruction programmée de la famille, de l’enseignement régressif, etc. Les valeurs d’hier sont devenues les contre-valeurs d’aujourd’hui. Les nouveaux intellectuels organiques s’activent dans des voies diverses et entremêlées en direction des mêmes buts : les adeptes des postcolonial studies prétendent « décoloniser » les nations historiques de tout ce qui formait le substrat spirituel et moral de leurs vocations propres, les militants du gender et de la « culture » queer s’emploient à subvertir la morale traditionnelle, les acteurs de l’« Art contemporain » créent une symbolique du vide, et ainsi de suite. Les uns et les autres se rassemblent dans un communautarisme sociétal complètement coupé du peuple, ne portant aucun intérêt aux incantations démocratiques, et bénéficient des subsides d’Etat. Intellectuels organiques avons-nous dit, c’est-à-dire mis au service d’un pouvoir. Il n’est pas difficile de comprendre la nature de ce dernier, la globalisation étant le champ clos d’empires ayant très peu à voir avec le respect des règles du bien vivre de l’humanité. L’ensemble du phénomène marque clairement un changement d’époque, bien que ce qui arrive ne fasse qu’accomplir une évolution interne du processus moderne dans lequel il prend place.
Le pluralisme s’est mué en dangereux désordre. Ce constat de fait tracasse les théoriciens. Il faut bien trouver un point d’équilibre, sans lequel tout risquerait de sombrer dans un chaos définitif. Après l’avoir introduit en prétendant peut-être le contrôler ou bien en croyant qu’il se stabiliserait tout seul, il reste à essayer de l’endiguer. Mais comment définir des contre-mesures sans que celles-ci ne portent atteinte à un processus dont on refuse de sortir ? On en revient au cauchemar de la conciliation de l’unité et de la diversité dans le cadre d’une approche de fond qui ne connaît en fait que le deuxième terme.
Sur ce terrain s’additionnent deux formes complémentaires d’une même tendance de fond, l’une cependant plus conceptuelle, l’autre plus pratique. La première tourne autour de l’effort pour définir une « identité postnationale » supposée pouvoir fonder les motifs d’une adhésion à l’utopie d’un monde unifié mais qui ne se réduirait pas à un marché global. L’enracinement n’aurait plus de lien avec les appartenances nationales nées de l’histoire – le principe des nationalités, apanage de la modernité « classique » étant ainsi déclassé de la théorie démocratique – mais s’opérerait au profit d’abstractions – droits de l’homme, démocratie délibérative, etc. L’Union européenne, qui constitue le cas à partir duquel réfléchit Habermas, pourrait ainsi obtenir de la part de tous ceux qui résident sur ses terres, qu’ils soient de souche très ancienne ou récemment installés, un même « patriotisme constitutionnel » supposé créer entre eux une commune loyauté, au-delà de leurs cultures d’origine et des « communautarismes » auxquels celles-ci risquent de donner jour. Accessoirement et plus récemment, le même penseur ne dédaigne pas l’utilité sociale, dans cette perspective, d’un christianisme humaniste pouvant jouer un rôle utile dans l’implantation des nouvelles « valeurs ». Dans la même ligne de pensée, Jean-Marc Ferry a plutôt insisté sur le double lien que constitueraient, toujours dans le cadre d’expérimentation qu’est l’UE, l’allégeance commune aux institutions (objet de culte d’une nouvelle forme de religion civile) et un jeu d’échanges interculturels entre les traditions, anciennes et nouvelles, supposé pouvoir apaiser leurs différences par le dialogue et l’enrichissement mutuel. Les nations, langues et cultures d’origines diverses seraient ainsi récupérées dans une sorte de patrimoine muséographique pluraliste, ou de panthéon bigarré.
Ces constructions donnent lieu à des discussions complexes, et elles n’influencent que partiellement la réalité institutionnelle. Encore chacun peut-il constater que cette réalité est elle-même incertaine. Transformation des appareils d’Etat, absorption de ce qui peut rester de politique par l’économie financière, fuite en avant dans l’organisation technocratique d’un « espace » vidé de tout ce qui peut freiner l’expansion indéfinie du marché, abandon et destruction positive des racines réelles de l’histoire des peuples, politiques de suicide démographique et de confusion ethnique… L’ensemble est sous nos yeux, témoignant de la tension entre les deux maux extrêmes que sont un pluralisme poussé à ses ultimes conséquences – l’idéal de la parfaite désincarnation, de la « nudité humaine » dirait Jean Brun – et une gestion technocratique visant à abaisser l’intensité des conflits par l’uniformité imposée par voie de contrainte.
Cette situation marque un échec patent de la prétention humaniste des Lumières, dont elle révèle les faibles qualités de l’émancipation annoncée, qui ressemble bien plutôt à une aliénation. Le processus destructeur s’arrêtera peut-être de lui-même, comme l’implosion de l’URSS en a montré la possibilité. Il restera alors à faire converger tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont conservé le sens de la dignité de leur origine, se sont efforcés de faire de leurs familles des foyers de résistance morale, et ont d’avance accepté de consentir à sacrifier leurs aises pour le bien commun. Inutile de souligner le rôle que devrait avoir l’institution ecclésiale dans une telle perspective, mais qu’elle n’a plus guère depuis que la peur de rater le train de l’Histoire a nourri la coupable disposition de flatter l’ennemi plutôt que de soutenir le frère. Quoi qu’il en soit, la charge de rebâtir l’unité perdue reposera toujours sur ceux qui le voudront.