Quels signes pour quels temps ?
Pour ce qui est du premier infléchissement, il est la conséquence d’une mise en veilleuse de la thématique apocalyptique qui aurait dû logiquement prendre le relais de la thématique messianique, le retour du Christ dans la gloire étant la seule nouvelle venue du Royaume qu’il nous faille attendre, et les signes qui l’annoncent étant précisément apocalyptiques (signes qui ne manquent ni n’ont manqué tant dans le déroulement effrayant de l’histoire récente que dans des événements reconnus par l’Eglise, comme les apparitions mariales). A la thématique apocalyptique est délibérément préférée celle des « temps nouveaux » qui ne sont pas encore les temps nouveaux et définitifs, et donc correspondant en réalité à la croissance du bon grain, moyennant un oubli méthodologique de celle de l’ivraie.
Ce second infléchissement thématique correspond à la réaction du Saint-Siège devant la crise des valeurs dans le monde et dans l’Eglise. Il est peut-être également révélateur de la permanence, à travers l’entreprise conciliaire, de la mystique comme de la politique de l’Action catholique, dont la structure fut superposée à l’organisme ecclésial (et ecclésiastique) en vue d’une dynamisation de l’apostolat et d’une transformation des structures de la société, structures parmi lesquelles le pape Jean-Paul II dénoncera des « structures de mort ». Ainsi, le projet de l’Action Catholique – « Nous referons chrétiens nos frères » – renaissait de ses cendres, mais c’était toujours le même phénix organisateur et féru de travail sur les structures.
Toute l’aporie de Vatican II se trouve là : nouveauté à accueillir, selon le souffle prophétique, l’initiative revenant à Dieu, ou nouveauté à promouvoir par une (sainte) propagande et une (saine) réforme des structures, pastorales à l’intérieur, sociales, économiques et politiques à l’extérieur, l’initiative revenant à l’homme. Dans « voir, juger, agir », le but est l’agir du militant, d’où la faveur dont jouira, précisément par emprunt au marxisme, la notion de praxis, tandis que dans la nouveauté de l’Esprit l’accent est mis sur le voir, intérieur, transfigurateur, pour accueillir l’action divine. Dans ce dernier cas, l’agir chrétien, fondé désormais sur l’accueil de l’Esprit, change totalement de régime, comme le suggère la déconcertante sentence ignatienne – « Mets ta confiance en Dieu en sorte toutefois d’agir comme si tout dépendait de toi et rien de Dieu ; en même temps, mobilise ta propre opération en sorte toutefois d’agir comme si rien ne dépendait de toi et tout de Dieu » (essai de traduction explicative) – qui ne situe pas tant une position médiane également éloignée des extrêmes qu’un équilibre aussi insaisissable, mais en même temps tout aussi exactement placé, que le point à l’intersection des droites. C’est au lieu d’interconnexion entre liberté divine et liberté humaine que se déverse l’action divine à travers les déterminations de l’action humaine.
Il semble que l’apostolat, depuis la fondation de l’Action catholique en passant par le Concile jusqu’à ce jour, s’exprime dans un langage qui échoue à articuler adéquatement grâce et travail, nature et surnature, s’en tenant à une version aplatie et linéaire de la fameuse maxime, dans le genre : « Fie-toi à Dieu comme si tout dépendait de Lui mais prends les choses en main comme si tout dépendait de toi », ou encore « Aide-toi et le Ciel t’aidera », méprise où n’a pas manqué d’en rester plus d’un commentateur, même autorisé, de la pensée ignatienne ((. Cf. Gaston Fessard, s.j., La dialectique des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola, Aubier, 1956.)) .
En termes classiques, on parlera du don de conseil par rapport à la vertu de prudence, l’homme qui agit sous la motion du conseil semblant à première vue en contradiction avec la prudence, alors qu’en réalité le don relaie la vertu en lui ouvrant des horizons insoupçonnés. Cette méprise se voit au fait que l’on échoue à éviter de séparer prière et action, corps du Christ et constructions structurelles, mystique et politique, paix selon la Croix et paix selon les instances mondiales, ou, ce qui est la même chose mais en pire, de les confondre deux à deux.
Une sémantique opérationnelle
Il serait éclairant d’appliquer une analyse structurale aux textes pour les situer par rapport au contexte et à l’intertexte. S’enquérir de l’intertexte est d’autant plus justifié que le message du Concile n’est pas tant censé se trouver dans l’explicite que dans le non-dit qui affleure des mots et des faits. A partir de là on comprend mieux le sort qui fut fait à la liturgie, dans ce domaine sensible où toute requête de précision doctrinale ou de conformité rituelle courait grand danger d’être taxée d’intellectualisme ou de ritualisme. La chasse aux intellectuels, c’est-à-dire en fait aux réactionnaires, était conduite par des intellectuels patentés pour qui l’invocation du sens insaisissable, supposant une initiation à la question herméneutique et à la question du sens, pouvait trouver un appui dans la parole johannique sur l’esprit dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va. Il est indéniable que tout énoncé est vivifié, porté par le sens, lequel n’est contenu dans aucun moment de l’énoncé, tout en s’y trouvant transitivement puisqu’il commande l’articulation de l’ensemble. Tout assemblage conceptuel, sous peine de se fausser en se sclérosant, est mouvant comme la pensée, ce qui ne signifie pas imprécis ou indécis.
Cette liberté de l’esprit sans laquelle aucun sens digne de Dieu, digne de l’homme, ne peut se dire ne dispense en aucune manière du travail de justesse, d’ajustement, travail de la raison en quête de vérité. Or il semble que quelque temps la vérité ait eu mauvaise presse, que toute doctrine ait été vue comme doctrinaire. Ce phénomène est sans doute à mettre au compte de la culture du libre examen.
En tout cas, ce contexte de crise du langage nous permet de mieux comprendre l’usage de notre thème dans la sémantique conciliaire. Il sert non de concept précis mais de signe opérationnel permettant de faire « fonctionner » l’ensemble du message, en tant que « locution-valise » aux différents contenus possibles qui non seulement ne s’excluent pas mais s’appellent les uns les autres jusqu’à un certain point, le point où il s’agirait de leur attribuer une signification probante, et s’enchaînant en vertu d’une métonymie qui les traverse concernant le déchiffrement de l’actualité, que celle-ci soit positivement théophanique ou seulement jonchée de pierres d’attente.
L’indétermination de notre locution n’est donc pas accidentelle. Elle est au contraire essentielle au message sous-jacent, à savoir celui d’une nouveauté… absolue, ou du moins décisive. D’une telle nouveauté, dans cette logique, nous pouvons deviner l’apparition mais ne pouvons rien dire sans la déflorer avec nos schémas périmés. « A vin nouveau outres neuves ! » Les concepts dont nous usions jusqu’alors sont impuissants à en rendre compte. Plus encore, elle appelle une transformation radicale du langage, une création continue qui transcende la simple conceptualité. Selon l’adage marxiste, il ne s’agit pas de comprendre mais de transformer. Intellection et création ne font plus qu’un !
Tout saisir en une intuition unifiante qui se chanterait, se danserait dans la spontanéité d’une chorégraphie parfaite, et qui entraînerait l’univers dans la danse, telle est la vision béatifique, tel est l’état des bienheureux dans la Jérusalem nouvelle. Ce n’est pas l’état habituel du chrétien membre de l’Eglise pérégrinante. Toutefois, une liturgie vraiment inspirée du Ciel et docilement appliquée a justement la fonction d’en faire goûter quelque chose. Les happenings par quoi d’aucuns croient devoir la remplacer n’en sont que des dérivés spectaculaires (quand on y met l’argent et le professionnalisme) mais sans lendemain.
Si le non-dit du message conciliaire porte bien sur la nouveauté dont nous parlons, comme réponse aux utopies, destinée à combler leur attente, nous pouvons conclure que les signes des temps consistent alors, selon un tel fonctionnement, en ceci qu’il est parlé des signes des temps, et qu’il en est parlé en tous temps et en tous lieux.
Vers un bilan
Il est sans doute des résultats repérables : un dépoussiérage, un déverrouillage, la remise en cause d’un centralisme paralysant, d’un hiératisme parfois plus mondain que religieux, un recentrement théologique, un regain d’intérêt pour la Bible, l’encouragement à la religion personnelle et à un nouvel élan missionnaire, la prise en charge des enjeux internationaux. On pourrait presque penser que c’est tout ce que demandait Jean XXIII.
Mais une plus grande idée naquit sous l’égide des signes des temps !
En résumé, l’usage de ce thème hors de son contexte réel n’est sans doute pas sans quelque rapport avec un passage insensible de l’idée d’un salut unique en Jésus-Christ à celle d’une déclinaison de saluts possibles plus ou moins rapprochés de celui-là, tous à la disposition des hommes de bonne volonté. Mais alors, du fait de la non-reconnaissance de l’Enfant chanté par les Anges qui vient pour ces hommes-là, le salut va consister abstraitement – kantiennement, dirons-nous – dans cette bonne volonté plutôt qu’en la grâce baptismale, la transformation radicale de l’exister humain depuis une vie sans but jusqu’au poids de gloire d’un héritage d’une richesse inépuisable. Autrement dit, la perspective moralisante est entrée en concurrence avec la perspective sotériologique du fait d’un semi-pélagianisme insidieux qui n’en était pas à son coup d’essai.
Des relents pélagiens sont perceptibles également dans l’optimisme qui porte à juste titre un regard bienveillant sur les possibilités de l’homme créé à l’image de Dieu mais semble oublier un peu que cette image a subi de gravissimes atteintes qui ne sont réparables qu’à travers la restauration de toutes choses dans le sang du Rédempteur. Le contexte historique ne permettait guère, pourtant, d’entretenir l’illusion d’une humanité sauvable par ses propres forces, sauf à canoniser un consumérisme brouillon et inique et un technicisme dévastateur. Sans parler des millions de victimes des totalitarismes, ni rappeler les innombrables martyrs chrétiens parmi eux. La Vierge de Fatima avait prédit l’ère soviétique, maoïste, etc. en ces termes : « La Russie répandra ses erreurs dans le monde », peu avant la révolution de dix-sept. Celle qui est revêtue de la lumière du soleil, la Femme du « signum magnum » de l’apocalypse selon saint Jean. S’il faut parler de signes, ne sont-ils pas en effet apocalyptiques ?
Apocalypse ne signifie pas calamités mais Dévoilement. Dévoilement pour temps de calamités. Il est difficile de ne pas voir dans les temps depuis qu’ils sont modernes des soubresauts où la dignité humaine et la survie de la création sont menacées de plus en plus brutalement.
Le moralisme implicite ici décelé n’est-il pas étrangement en contradiction avec le parti pris de ne pas légiférer, ni corriger, ni anathématiser, mais d’encourager ? En réalité, il est l’accompagnement obligé de la tendance utopique qui exige la perfection immédiate et l’adhésion inconditionnelle dès que les temps nouveaux sont apparus. Cette connotation utopique va se retrouver dans le fait d’accorder un statut exclusif à la notion de Peuple de Dieu de préférence à la définition traditionnelle de l’Eglise comme société parfaite conduite infailliblement par le Saint-Esprit : un peuple « en marche » vers « l’avenir lumineux » de la grande fraternité universelle et indistincte ou vers la véritable Terre Promise qui est au Ciel ?
Ajoutons que ce moralisme est aussi la conséquence de la crise de langage que l’Eglise subit de plein fouet. Le langage de la modernité dans lequel elle cherche à se faire comprendre tant bien que mal est en effet dérobé à la culture chrétienne moyennant une subversion des valeurs que celle-ci contenait, détournant ce qui est de la grâce au compte de la nature, aplatissant la spiritualité en moralité. Ensuite de quoi, le relativisme éthique parvenant à son apogée, ce moralisme tombe à son tour dans le juridisme, et c’est la dernière étape de la destruction des valeurs occidentales, destruction qui gagne aujourd’hui toutes les cultures existantes.
L’hybridation du langage chrétien traditionnel est sensible dès le discours inaugural de Vatican II, qui disqualifie sans appel ceux qu’il nomme en termes propres les « prophètes de malheur ». Or il y eut peu de vrais prophètes, jusque Jean-Baptiste (« Qui vous a proposé d’échapper à la colère qui vient ? »), jusque Jésus lui-même (« De tout cela il ne restera pas pierre sur pierre ») qui ne fussent de malheur, ce qui n’empêcha aucun d’eux d’être aussi prophète d’espérance, porteur de la promesse indéfectible du Dieu fidèle.
Ce mode d’expression consistant à prendre une notion d’origine biblique dans un sens vulgarisé qui lui retire l’essentiel de son contenu est un exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui de la communication. La manière ecclésiastique ou cléricale de s’exprimer qui avait eu cours va connaître dès lors une désaffection dont le quasi-abandon de la langue latine ne sera pas le moindre aspect. A première vue, rien de trop grave, s’il ne s’agit que d’une manière de parler plutôt que d’une autre. En réalité, ce qui ne semble qu’une question de style peut se révéler vite lourd de conséquences par un effet de confusion doctrinale et d’affadissement spirituel. En même temps, le langage traditionnel étant congédié parce que tenu pour insipide et décoloré, l’entreprise se fait jour de retrouver un langage religieux suggestif, dynamique, mystagogique. Ce langage sera bien entendu pris dans la Bible pour en avoir la garantie. Mais ce qui sera ainsi cautionné sous le concept évangélique de « signes des temps », c’en sera aussi un autre qui tire à lui tant qu’il peut toutes les pensées, un concept sécularisé, correspondant assez adéquatement au concept hégélien du Zeitgeist, l’esprit du temps, ce qui signifie une phase de l’accomplissement de l’histoire (entendue ici comme advenue de l’Esprit à lui-même), phase dont les « prophètes », et « voyants » chez qui va s’incarner ce Geist sont les interprètes et les promoteurs. Et si des clercs cheminant au pas d’une certaine scolastique essoufflée, s’apercevant soudain qu’ils ont été distancés de mille milles par le monde intellectuel et culturel, décident de secouer leur torpeur et se précipitent à la tête du convoi, encouragés en cela par la doctrine selon laquelle l’Eglise apporte avec le Christ toute nouveauté, ils auront par là fourni la preuve que les commissaires du peuple de toute robe n’ont pas le monopole de la nouveauté, de l’actualité, de la modernité, ni la clef de l’avenir. L’intention est louable, mais la voie royale qu’on emprunte en ce cas risque fort de mener à une impasse. Car l’esprit de l’histoire séculière n’est pas le même que celui qui est à l’oeuvre dans l’Histoire Sainte et, dans la mesure où il fait concurrence à cette Histoire dont Dieu est l’Auteur, ou pire dans la mesure où il la dénature, on ne ferait peut-être pas mal de s’assurer si par hasard il ne serait pas l’esprit de l’Antéchrist.