Numéro 117 : Le conflit irrésolu
L’époque était aux « révolutions coperniciennes », aux retournements d’alliances, et pas seulement parce que certains jusqu’alors tenus à l’écart avaient saisi l’occasion inespérée de prendre leur revanche sur les conservateurs qui leur faisaient obstacle. De manière plus générale et surtout plus vaste dans la durée, le rapport entre le monde catholique et le « monde moderne » qui constituait son environnement ressemblait à un combat pour la survie, l’Eglise, dans son assise sociale se trouvant dans une condition de confinement, en dépit de certaines conjonctures localement et temporairement favorables et de quelques territoires encore privilégiés. Cette situation était intenable à terme, tout le monde est d’accord sur ce point. Par le passé, une stratégie de contournement avait été tentée, sous la direction de Léon XIII : ainsi s’interprètent la politique du Ralliement (1892) et la tentative de maîtrise d’un électorat catholique conçu comme une puissante masse de manoeuvre pouvant défendre les intérêts de l’Eglise ; et de même l’action sociale systématique, encouragée à partir de l’encyclique Rerum novarum (1891), devant la place vide laissée par le libéralisme sauvage. La même stratégie sera prolongée sous Pie XI surtout, à un moindre degré sous Pie XII, qui en verra l’épuisement. Au début des années 1960, on peut admettre l’hypothèse d’une nouvelle tentative, de retournement cette fois, comparable à ce qui se produit dans le jeu de Go où il suffit de peu de choses pour que d’assiégé on devienne assiégeant. En l’occurrence, plutôt que de contrer le monde moderne et son humanisme idolâtrique, il était imaginable de se proclamer soi-même moderne et plus humaniste que l’humanisme contemporain : « Nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme » clamait Paul VI dans son discours du 7 décembre 1965. Ce que l’on peut considérer comme une première offensive de communication sera suivie de bien d’autres au cours de la période postconciliaire, mais même avec le charisme personnel de Jean-Paul II, elle n’atteindra guère son but. L’une des raisons de cet échec est d’ordre technique : dès le départ, le concile s’est laissé investir par les médias ; entrant en béotiens dans une structure étroitement liée aux finalités de la modernité, heureux de trouver une tribune facile pour la diffusion de leurs idées ou simplement pour paraître, de nombreux experts, évêques et porte-parole ont placé le concile en situation de dépendance à l’égard du « magistère » hégémonique détenu par les faiseurs d’opinion publique. Le concile est devenu l’événement conciliaire, durablement. En définitive, le retournement de situation ne s’est pas produit, en dépit du lourd tribut payé à la culture dominante dangereusement flattée.
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Comment se fait-il que malgré les démentis du réel, il soit toujours très difficile d’imaginer remettre en cause une politique dont l’inefficacité, cinquante ans après, est patente ? Il semble que l’on puisse avancer deux hypothèses, ayant en commun une même notion de contrainte. La première concerne le fait, déjà abordé, d’une insertion de l’Eglise dans la sphère médiatique, fortuite, impréparée, rapidement étouffante et jamais soumise à réexamen, alors même qu’abondent les moyens d’analyse disponibles sur ce sujet. Avant même de penser le statut de l’Eglise postconciliaire en termes de participation à l’espace public – aujourd’hui mis à l’ordre du jour sous l’angle particulier de la laïcité – celle-ci était réalisée de facto. La principale conséquence de cette nouveauté historique n’a pas été, sinon de manière secondaire, un élargissement de la présence publique de l’Eglise dans la vie sociale, compte tenu du fait que toute intervention dans le champ médiatique a pour contrepartie immédiate de la voir « traduite » en termes réducteurs, aisément déformés jusqu’à la subversion totale (les affaires de Ratisbonne, en 2006, puis le traitement du cas Williamson, en 2009, sont à cet égard dans toutes les mémoires). Tout au long de la période de l’après-concile, l’Eglise a été ainsi soumise à la censure pointilleuse des puissances qui disposent de l’instrument médiatique, assortie de menaces dès que le moindre écart, réel ou imaginaire, a pu être relevé. Cette situation d’emprisonnement est due à l’origine à une méconnaissance de la structure du pouvoir dans la société démocratique, dont le modeste Décret sur les moyens de communication sociale Inter mirifica, le texte le plus court et certainement le plus faible produit par le concile, témoigne éloquemment. Or les médias font partie intégrante du système du pouvoir de la modernité tardive et l’ignorance de ses règles et de ses finalités internes ne fait que traduire celle de l’ensemble plus vaste dont il n’est qu’un rouage particulier. Comme au sein de l’Eglise il ne manque pas d’esprits de qualité et de compétence indiscutables, il semble que pour une part au moins, le peu d’intérêt porté à ces réalités résulte, comme l’optimisme d’il y a cinquante ans, d’un acte de volonté. L’autre contrainte est liée aux logiques théoriques élaborées pendant le processus conciliaire lui-même. L’intention d’alors était de partir des aspirations de l’homme contemporain pour leur donner une sorte d’achèvement chrétien. On a vu que le modèle pris en compte était une image moyenne de l’Occidental modernisé, replié sur son égoïsme, fasciné par la technique et clamant son autosuffisance, ayant des « exigences de liberté » et une conscience accrue de sa dignité intrinsèque – on dirait aujourd’hui de ses « fiertés » – (cf. la Déclaration Dignitatis humanae en particulier). Il s’agissait d’une réduction, à la fois socialement – cette représentation étant surtout celle des cadres moteurs de la modernisation – et géographiquement, à une époque où l’occidentalisation du monde n’avait pas atteint les proportions actuelles. Et cependant c’est à partir de ce modèle – que le système des médias a largement contribué à mettre en valeur – que toute une conception anthropologique s’est constituée, sur le socle préexistant du personnalisme catholique élaboré dans les années d’avant-guerre, et dans la continuité de courants théologiques antérieurement rejetés. Et le discours idéologique qui a simultanément émergé sur « l’Eglise des pauvres » n’a pas contrebalancé cette vision, servant, de fait, dans les circonstances d’agitation révolutionnaire de l’époque, à conforter un sentimentalisme progressiste d’où sortiront quelque temps plus tard les théologies de la libération.
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Il est impossible de séparer question politique et question religieuse, transformations du discours ad extra et élaboration théorique ad intra, bien que la clé réside dans le désir premier de surmonter le conflit avec le monde de la modernité, un conflit indissociablement théologique, philosophique et politique. De même, il est difficile de récuser le fait que même les productions les plus strictement tournées vers la vie interne de l’Eglise – son autodéfinition dans Lumen gentium, les textes sur la formation des prêtres, l’épiscopat, la Révélation… – aient été pensées in situ, et à plus forte raison toutes celles qui touchent aux relations avec les autres, qu’il s’agisse d’oecuménisme, de liberté religieuse, de participation à la « construction du monde » en commun avec les incroyants, et ainsi de suite. Ce n’est qu’une conséquence naturelle de l’option pastorale initiale. Il faut ajouter le fait que la longue période postconciliaire, si elle a connu des nuances, a dogmatisé le corpus constitué entre 1962 et 1965 – alors que son caractère pastoral impliquerait logiquement de faire un point périodique sur sa pertinence, tenant compte des changements de circonstances. Il est vrai que dans certains cas cette dimension essentiellement pratique a été outrepassée pour se présenter comme progrès doctrinal, ouvrant la porte à une interminable interrogation sur la portée de certains textes, leur continuité ou leur rupture avec l’enseignement acquis. Parallèlement le regard unilatéralement positif sur le monde a laissé place à une autocélébration périodique, pendant que la censure extérieure se montre toujours plus oppressante. Ce faisant, par un étrange paradoxe, nous en revenons, cinquante ans après, à la situation de conflit sans fin à laquelle voulait échapper le concile. Il est donc difficile, dans ces conditions, d’imaginer la possibilité de faire l’économie d’un réexamen.