Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 117 : Le conflit irré­so­lu

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’époque était aux « révo­lu­tions coper­ni­ciennes », aux retour­ne­ments d’alliances, et pas seule­ment parce que cer­tains jusqu’alors tenus à l’écart avaient sai­si l’occasion ines­pé­rée de prendre leur revanche sur les conser­va­teurs qui leur fai­saient obs­tacle. De manière plus géné­rale et sur­tout plus vaste dans la durée, le rap­port entre le monde catho­lique et le « monde moderne » qui consti­tuait son envi­ron­ne­ment res­sem­blait à un com­bat pour la sur­vie, l’Eglise, dans son assise sociale se trou­vant dans une condi­tion de confi­ne­ment, en dépit de cer­taines conjonc­tures loca­le­ment et tem­po­rai­re­ment favo­rables et de quelques ter­ri­toires encore pri­vi­lé­giés. Cette situa­tion était inte­nable à terme, tout le monde est d’accord sur ce point. Par le pas­sé, une stra­té­gie de contour­ne­ment avait été ten­tée, sous la direc­tion de Léon XIII : ain­si s’interprètent la poli­tique du Ral­lie­ment (1892) et la ten­ta­tive de maî­trise d’un élec­to­rat catho­lique conçu comme une puis­sante masse de manoeuvre pou­vant défendre les inté­rêts de l’Eglise ; et de même l’action sociale sys­té­ma­tique, encou­ra­gée à par­tir de l’encyclique Rerum nova­rum (1891), devant la place vide lais­sée par le libé­ra­lisme sau­vage. La même stra­té­gie sera pro­lon­gée sous Pie XI sur­tout, à un moindre degré sous Pie XII, qui en ver­ra l’épuisement. Au début des années 1960, on peut admettre l’hypothèse d’une nou­velle ten­ta­tive, de retour­ne­ment cette fois, com­pa­rable à ce qui se pro­duit dans le jeu de Go où il suf­fit de peu de choses pour que d’assiégé on devienne assié­geant. En l’occurrence, plu­tôt que de contrer le monde moderne et son huma­nisme ido­lâ­trique, il était ima­gi­nable de se pro­cla­mer soi-même moderne et plus huma­niste que l’humanisme contem­po­rain : « Nous aus­si, nous plus que qui­conque, nous avons le culte de l’homme » cla­mait Paul VI dans son dis­cours du 7 décembre 1965. Ce que l’on peut consi­dé­rer comme une pre­mière offen­sive de com­mu­ni­ca­tion sera sui­vie de bien d’autres au cours de la période post­con­ci­liaire, mais même avec le cha­risme per­son­nel de Jean-Paul II, elle n’atteindra guère son but. L’une des rai­sons de cet échec est d’ordre tech­nique : dès le départ, le concile s’est lais­sé inves­tir par les médias ; entrant en béo­tiens dans une struc­ture étroi­te­ment liée aux fina­li­tés de la moder­ni­té, heu­reux de trou­ver une tri­bune facile pour la dif­fu­sion de leurs idées ou sim­ple­ment pour paraître, de nom­breux experts, évêques et porte-parole ont pla­cé le concile en situa­tion de dépen­dance à l’égard du « magis­tère » hégé­mo­nique déte­nu par les fai­seurs d’opinion publique. Le concile est deve­nu l’événement conci­liaire, dura­ble­ment. En défi­ni­tive, le retour­ne­ment de situa­tion ne s’est pas pro­duit, en dépit du lourd tri­but payé à la culture domi­nante dan­ge­reu­se­ment flat­tée.

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Com­ment se fait-il que mal­gré les démen­tis du réel, il soit tou­jours très dif­fi­cile d’imaginer remettre en cause une poli­tique dont l’inefficacité, cin­quante ans après, est patente ? Il semble que l’on puisse avan­cer deux hypo­thèses, ayant en com­mun une même notion de contrainte. La pre­mière concerne le fait, déjà abor­dé, d’une inser­tion de l’Eglise dans la sphère média­tique, for­tuite, impré­pa­rée, rapi­de­ment étouf­fante et jamais sou­mise à réexa­men, alors même qu’abondent les moyens d’analyse dis­po­nibles sur ce sujet. Avant même de pen­ser le sta­tut de l’Eglise post­con­ci­liaire en termes de par­ti­ci­pa­tion à l’espace public – aujourd’hui mis à l’ordre du jour sous l’angle par­ti­cu­lier de la laï­ci­té – celle-ci était réa­li­sée de fac­to. La prin­ci­pale consé­quence de cette nou­veau­té his­to­rique n’a pas été, sinon de manière secon­daire, un élar­gis­se­ment de la pré­sence publique de l’Eglise dans la vie sociale, compte tenu du fait que toute inter­ven­tion dans le champ média­tique a pour contre­par­tie immé­diate de la voir « tra­duite » en termes réduc­teurs, aisé­ment défor­més jusqu’à la sub­ver­sion totale (les affaires de Ratis­bonne, en 2006, puis le trai­te­ment du cas William­son, en 2009, sont à cet égard dans toutes les mémoires). Tout au long de la période de l’après-concile, l’Eglise a été ain­si sou­mise à la cen­sure poin­tilleuse des puis­sances qui dis­posent de l’instrument média­tique, assor­tie de menaces dès que le moindre écart, réel ou ima­gi­naire, a pu être rele­vé. Cette situa­tion d’emprisonnement est due à l’origine à une mécon­nais­sance de la struc­ture du pou­voir dans la socié­té démo­cra­tique, dont le modeste Décret sur les moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale Inter miri­fi­ca, le texte le plus court et cer­tai­ne­ment le plus faible pro­duit par le concile, témoigne élo­quem­ment. Or les médias font par­tie inté­grante du sys­tème du pou­voir de la moder­ni­té tar­dive et l’ignorance de ses règles et de ses fina­li­tés internes ne fait que tra­duire celle de l’ensemble plus vaste dont il n’est qu’un rouage par­ti­cu­lier. Comme au sein de l’Eglise il ne manque pas d’esprits de qua­li­té et de com­pé­tence indis­cu­tables, il semble que pour une part au moins, le peu d’intérêt por­té à ces réa­li­tés résulte, comme l’optimisme d’il y a cin­quante ans, d’un acte de volon­té. L’autre contrainte est liée aux logiques théo­riques éla­bo­rées pen­dant le pro­ces­sus conci­liaire lui-même. L’intention d’alors était de par­tir des aspi­ra­tions de l’homme contem­po­rain pour leur don­ner une sorte d’achèvement chré­tien. On a vu que le modèle pris en compte était une image moyenne de l’Occidental moder­ni­sé, replié sur son égoïsme, fas­ci­né par la tech­nique et cla­mant son auto­suf­fi­sance, ayant des « exi­gences de liber­té » et une conscience accrue de sa digni­té intrin­sèque – on dirait aujourd’hui de ses « fier­tés » – (cf. la Décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae en par­ti­cu­lier). Il s’agissait d’une réduc­tion, à la fois socia­le­ment – cette repré­sen­ta­tion étant sur­tout celle des cadres moteurs de la moder­ni­sa­tion – et géo­gra­phi­que­ment, à une époque où l’occidentalisation du monde n’avait pas atteint les pro­por­tions actuelles. Et cepen­dant c’est à par­tir de ce modèle – que le sys­tème des médias a lar­ge­ment contri­bué à mettre en valeur – que toute une concep­tion anthro­po­lo­gique s’est consti­tuée, sur le socle pré­exis­tant du per­son­na­lisme catho­lique éla­bo­ré dans les années d’avant-guerre, et dans la conti­nui­té de cou­rants théo­lo­giques anté­rieu­re­ment reje­tés. Et le dis­cours idéo­lo­gique qui a simul­ta­né­ment émer­gé sur « l’Eglise des pauvres » n’a pas contre­ba­lan­cé cette vision, ser­vant, de fait, dans les cir­cons­tances d’agitation révo­lu­tion­naire de l’époque, à confor­ter un sen­ti­men­ta­lisme pro­gres­siste d’où sor­ti­ront quelque temps plus tard les théo­lo­gies de la libé­ra­tion.

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Il est impos­sible de sépa­rer ques­tion poli­tique et ques­tion reli­gieuse, trans­for­ma­tions du dis­cours ad extra et éla­bo­ra­tion théo­rique ad intra, bien que la clé réside dans le désir pre­mier de sur­mon­ter le conflit avec le monde de la moder­ni­té, un conflit indis­so­cia­ble­ment théo­lo­gique, phi­lo­so­phique et poli­tique. De même, il est dif­fi­cile de récu­ser le fait que même les pro­duc­tions les plus stric­te­ment tour­nées vers la vie interne de l’Eglise – son auto­dé­fi­ni­tion dans Lumen gen­tium, les textes sur la for­ma­tion des prêtres, l’épiscopat, la Révé­la­tion… – aient été pen­sées in situ, et à plus forte rai­son toutes celles qui touchent aux rela­tions avec les autres, qu’il s’agisse d’oecuménisme, de liber­té reli­gieuse, de par­ti­ci­pa­tion à la « construc­tion du monde » en com­mun avec les incroyants, et ain­si de suite. Ce n’est qu’une consé­quence natu­relle de l’option pas­to­rale ini­tiale. Il faut ajou­ter le fait que la longue période post­con­ci­liaire, si elle a connu des nuances, a dog­ma­ti­sé le cor­pus consti­tué entre 1962 et 1965 – alors que son carac­tère pas­to­ral impli­que­rait logi­que­ment de faire un point pério­dique sur sa per­ti­nence, tenant compte des chan­ge­ments de cir­cons­tances. Il est vrai que dans cer­tains cas cette dimen­sion essen­tiel­le­ment pra­tique a été outre­pas­sée pour se pré­sen­ter comme pro­grès doc­tri­nal, ouvrant la porte à une inter­mi­nable inter­ro­ga­tion sur la por­tée de cer­tains textes, leur conti­nui­té ou leur rup­ture avec l’enseignement acquis. Paral­lè­le­ment le regard uni­la­té­ra­le­ment posi­tif sur le monde a lais­sé place à une auto­cé­lé­bra­tion pério­dique, pen­dant que la cen­sure exté­rieure se montre tou­jours plus oppres­sante. Ce fai­sant, par un étrange para­doxe, nous en reve­nons, cin­quante ans après, à la situa­tion de conflit sans fin à laquelle vou­lait échap­per le concile. Il est donc dif­fi­cile, dans ces condi­tions, d’imaginer la pos­si­bi­li­té de faire l’économie d’un réexa­men.

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