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Numé­ro 117 : Le conflit irré­so­lu

Le cli­vage entre l’Eglise et le monde contem­po­rain est aujourd’hui aigu, bien loin des attentes for­mu­lées lors de l’ouverture du concile Vati­can II, il y a cin­quante ans. La situa­tion d’alors était pré­oc­cu­pante. On entrait dans la consom­ma­tion de masse, avec toutes les consé­quences morales que cela annon­çait et qui effec­ti­ve­ment se mesu­raient déjà. The Affluent socie­ty, de John Ken­neth Gal­braith, paraît en 1962, célé­bra­tion de l’abondance maté­rielle et pro­gramme d’expansion capi­ta­liste. The Gutem­berg Galaxy, de Mar­shall Mac Luhan, fait appa­raître qu’un saut qua­li­ta­tif s’est pro­duit dans la pos­ses­sion des nou­veaux pou­voirs des médias. Le com­mu­nisme pour­suit ses acti­vi­tés malé­fiques à tra­vers le monde, et riva­lise avec la super­puis­sance concur­rente dans la course aux arme­ments… Enfin à l’intérieur de l’Eglise cir­culent les « opi­nions fausses qui risquent de rui­ner les fon­de­ments de la doc­trine catho­lique » (Pie XII, Huma­ni gene­ris, 1950). On se ren­dra très vite compte que ces der­niers périls n’étaient pas illu­soires, et se véri­fient dans tous les domaines de la vie ecclé­siale, dans les doc­trines comme dans les pra­tiques « moder­ni­sa­trices » de l’Action catho­lique, de syn­di­cats, par­tis poli­tiques, uni­ver­si­tés consi­dé­rés comme catho­liques, désor­mais en voie de sécu­la­ri­sa­tion rapide. De tout cela cha­cun était conscient en 1962, de même que l’on savait per­ti­nem­ment que cet état de choses venait en fait d’assez loin dans le pas­sé.Si les inter­ven­tions ini­tiales de Jean XXIII pas­sèrent très rapi­de­ment sur ces côtés néga­tifs, les textes aux­quels ont abou­ti les longs débats conci­liaires pré­sentent pour une part des traits plus réa­listes. Paul VI, dans son dis­cours de conclu­sion (7 décembre 1965), les a résu­més par un couverture-117por­trait sai­sis­sant de l’homme de la moder­ni­té, clos sur lui-même et « tout entier occu­pé de soi, […]qui se fait non seule­ment le centre de tout ce qui l’intéresse, mais qui ose se pré­tendre le prin­cipe et la rai­son der­nière de toute réa­li­té ». En consé­quence, affir­mait Paul VI, « la reli­gion du  Dieu qui s’est fait homme s’est ren­con­trée avec la reli­gion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu ». Quant au texte conci­liaire le plus salué pour son « ouver­ture », Gau­dium et spes, il com­mence par un tableau pré­li­mi­naire plu­tôt sombre de « la condi­tion humaine dans le monde d’aujourd’hui ». Il dénonce l’athéisme ins­ti­tu­tion­nel (même sans men­tion­ner direc­te­ment le com­mu­nisme) et le scien­tisme, émet la crainte que les nou­velles tech­niques mili­taires pro­voquent « une bar­ba­rie bien pire que celle d’autrefois », conclut enfin sur l’« état lamen­table de l’humanité » (n. 79). La mis­sion impar­tie au concile était d’offrir des réponses pro­por­tion­nées aux angoisses nées de cette situa­tion, mais aus­si de dis­cer­ner les aspi­ra­tions posi­tives et leur appor­ter une réponse dans une for­mu­la­tion adap­tée. Telle était la rai­son d’être du carac­tère essen­tiel­le­ment pra­tique de ce concile, signi­fiée par l’adjectif « pas­to­ral » qui lui a été offi­ciel­le­ment attri­bué. Jean XXIII avait été très clair à ce sujet : il ne s’agissait pas de « dis­cu­ter de cer­tains cha­pitres fon­da­men­taux de la doc­trine de l’Eglise, et donc de répé­ter plus abon­dam­ment ce que les Pères et théo­lo­giens anciens et modernes ont déjà dit », mais bien d’opérer une mise à jour (c’est l’un des sens du mot aggior­na­men­to si sou­vent répé­té), une adap­ta­tion péda­go­gique : « Il faut que cette doc­trine cer­taine et immuable, qui doit être res­pec­tée fidè­le­ment, soit appro­fon­die et pré­sen­tée de la façon qui répond aux exi­gences de notre époque » (Dis­cours d’ouverture. La tra­duc­tion lit­té­rale de la ver­sion ita­lienne com­porte une variante : « […] soit étu­diée et expo­sée sui­vant la recherche et la pré­sen­ta­tion dont use la pen­sée moderne », for­mu­la­tion ambi­guë, pou­vant s’entendre dans le sens d’une atten­tion por­tée à la capa­ci­té de com­pré­hen­sion des audi­teurs, ou bien d’une mise en adé­qua­tion avec les formes cultu­relles domi­nantes de l’Occident. Mais une ambi­guï­té sem­blable entoure le mot « exi­gence » dans la ver­sion fran­çaise). L’opération était d’autant plus impor­tante que l’on se trou­vait en pré­sence d’un bou­le­ver­se­ment géné­ral du monde face auquel il conve­nait de réflé­chir avec d’autant plus de force que les atti­tudes adop­tées depuis le XIXe siècle envers la moder­ni­té s’étaient sol­dées par des échecs suc­ces­sifs tou­jours plus patents, entre autres parce que le dis­cours de l’Eglise n’était pas tou­jours arri­vé à se for­mu­ler dans des termes immé­dia­te­ment acces­sibles à ses des­ti­na­taires. Pour­quoi cette inten­tion pas­to­rale n’a‑t-elle pas abou­ti ? Pour­quoi tant d’efforts déployés n’ont-ils pas per­mis de trou­ver les moyens d’élaborer un modèle renou­ve­lé de com­pré­hen­sion de la moder­ni­té, et de don­ner une impul­sion déci­sive à une renais­sance de la culture chré­tienne apte à impo­ser le res­pect ? On se conten­te­ra ici de consi­dé­rer deux points : l’option ini­tiale qui a don­né sa tona­li­té aux tra­vaux conci­liaires, et la dif­fi­cul­té de com­prendre l’entêtement avec lequel la ligne posée à l’origine n’a pas été modi­fiée en dépit de son inef­fi­ca­ci­té.

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Le carac­tère propre de Vati­can II ne réside pas tant dans sa « pas­to­ra­li­té », c’est-à-dire dans la pré­oc­cu­pa­tion pra­tique qui lui était assi­gnée, que dans la manière dont celle-ci s’est concré­ti­sée et dans le conte­nu des déci­sions qui en sont résul­tées, aujourd’hui jugées par les faits comme un échec. Après tout, ce concile aurait pu être « pas­to­ral » d’une tout autre manière. Et la façon dont il le fut a été tri­bu­taire d’un cer­tain nombre de don­nées, tout autant que le long pro­ces­sus qui a sui­vi. La pre­mière par­mi ces don­nées est une déci­sion d’optimisme. Cette voie, géné­ra­le­ment impu­tée au concile dans son ensemble, a été impo­sée par Jean XXIII. La bulle d’indiction Huma­nae salu­tis, l’acte juri­dique de convo­ca­tion du concile (25 décembre 1961), évoque certes de manière assez pré­cise les « guerres meur­trières qui, aujourd’hui, se suc­cèdent sans inter­rup­tion » – on pense à ce qui se pas­sait alors en Algé­rie, au Viêt-Nam, en Ango­la, etc. –, mais en tire une inter­pré­ta­tion posi­tive qui lais­se­ra des traces par la suite : « […] cela pousse les hommes à s’interroger, à recon­naître plus faci­le­ment leurs propres limites, à aspi­rer à la paix, à appré­cier la valeur des biens spi­ri­tuels ; et cela accé­lère le pro­ces­sus […] qui conduit de plus en plus tous les indi­vi­dus, les classes sociales et les nations elles-mêmes à s’unir ami­ca­le­ment, à s’aider, à se com­plé­ter et à se per­fec­tion­ner mutuel­le­ment ». Cette convic­tion du pas­sage à dans un accès col­lec­tif à la sagesse a pour corol­laire dans le même texte une pre­mière cri­tique à l’endroit de ceux qui la met­traient en doute, et qui « ne voient que ténèbres enve­lop­pant notre monde ». A peine six mois plus tard, le pro­pos se fera plus acerbe. Jean XXIII qua­li­fie­ra de « pro­phètes de mal­heur » ceux « qui ont cou­tume de dire que notre époque a pro­fon­dé­ment empi­ré par rap­port aux siècles pas­sés » ; et il situe­ra les reproches qu’il leur adresse sur un ter­rain de prin­cipe, affir­mant qu’« ils se conduisent comme si l’histoire, qui est maî­tresse de vie, n’avait rien à leur apprendre […] », pré­sup­po­sant et confir­mant ain­si l’idée fort peu réa­liste que l’on assis­tait à un bas­cu­le­ment posi­tif vers une ère nou­velle d’apaisement (Dis­cours d’ouverture du concile, 11 octobre 1962). On n’a jamais su exac­te­ment qui était visé par cette cri­tique, peut-être était-elle seule­ment pré­ven­tive, en tout cas une ligne était énon­cée, d’ailleurs cohé­rente avec la défi­ni­tion des objec­tifs assi­gnés à l’assemblée qui s’ouvrait, consis­tant non à com­battre les prin­cipes qui sont à la racine des maux contem­po­rains, et les sys­tèmes qui en résultent (le mar­xisme, le libé­ra­lisme, etc.), mais à « recou­rir au remède de la misé­ri­corde plu­tôt qu’à bran­dir les armes de la sévé­ri­té ». La jus­ti­fi­ca­tion de ce choix, très nou­veau dans la pra­tique de l’Eglise qui avait tou­jours mêlé les deux, est don­née dans le même dis­cours d’ouverture : les erreurs, y lit-on, s’opposant les unes aux autres « s’évanouissent comme brume au soleil », bien plus, les contem­po­rains « semblent com­men­cer à les condam­ner d’eux-mêmes ». Jean XXIII don­nait même un exemple : « C’est le cas par­ti­cu­liè­re­ment pour ces manières de vivre au mépris de Dieu et de ses lois, en met­tant une confiance exa­gé­rée dans le pro­grès tech­nique, en fai­sant consis­ter la pros­pé­ri­té uni­que­ment dans le confort de l’existence » (ibid.). La tour­nure d’esprit du « bon pape Jean » lui a sur­vé­cu, mais avec Paul VI, elle a revê­tu une expres­sion plus réso­lue que l’attente d’une « nou­velle Pen­te­côte » ou d’un « nou­veau bond en avant du royaume du Christ dans le monde » annon­cée par son uto­pique pré­dé­ces­seur (8 décembre 1962). Repre­nons le dis­cours de Paul VI du 7 décembre 1965, sou­vent cité, sans doute à cause de son lyrisme : « La reli­gion du Dieu qui s’est fait homme s’est ren­con­trée avec la reli­gion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arri­vé ? Un choc, une lutte, un ana­thème ? La vieille his­toire du Sama­ri­tain a été le modèle de la spi­ri­tua­li­té du concile. Une sym­pa­thie sans bornes l’a enva­hi tout entier… » C’est donc en pleine conscience que le concile a été pous­sé dans cette direc­tion : « […] il faut recon­naître que ce concile, dans le juge­ment qu’il a por­té sur l’homme, s’est arrê­té bien plus à [… l’] aspect heu­reux de l’homme qu’à son aspect mal­heu­reux. Son atti­tude a été net­te­ment et volon­tai­re­ment opti­miste ». Le reste du dis­cours insiste sur ce choix déli­bé­ré, se tra­dui­sant par « un cou­rant d’affection et d’admiration […] sur le monde humain moderne ». Il ne s’agit plus ici de cette bien­veillance ingé­nue que les Ita­liens appellent le buo­nis­mo, mais d’un pos­tu­lat, d’un regard déli­bé­ré­ment sélec­tif. Ce choix, qui n’est pas celui de la luci­di­té mais un aprio­risme rap­pe­lant ce qu’un psy­cho­logue très en vogue à l’époque, Carl Rogers, nom­mait la « consi­dé­ra­tion posi­tive incon­di­tion­nelle », doit lui-même être com­pris dans son contexte. Une pre­mière expli­ca­tion a l’avantage de la sim­pli­ci­té ; elle repose en outre sur beau­coup d’indices et aus­si d’aveux expli­cites. Un bas­cu­le­ment s’est opé­ré dès la pre­mière semaine, en octobre 1962, lorsque cin­quante-neuf des soixante sché­mas pré­pa­ra­toires pré­sen­tés par la curie romaine ont été reje­tés. Elle est le résul­tat des efforts d’un petit noyau d’activistes de ten­dance moder­niste plus ou moins affi­chée, habile à s’imposer en face de per­son­nages ecclé­sias­tiques ne com­pre­nant pas le sens d’une action de débor­de­ment menée avec l’appui de quelques évêques, sous le regard bien­veillant d’un Jean XXIII mul­ti­pliant les gestes d’ouverture. C’est une don­née, assu­ré­ment. Mais elle n’est pas suf­fi­sam­ment pro­bante, en ce sens que Jean XXIII avait préa­la­ble­ment fait son choix en faveur du chan­ge­ment. D’autre part, si « par­ti » révo­lu­tion­naire il y eut, les his­to­riens qui se sont pen­chés sur le sujet attestent qu’il ne prit à l’origine que la forme élé­men­taire d’un état d’esprit com­mun, por­té par des réseaux dis­tincts et en rela­tions occa­sion­nelles, et non d’une orga­ni­sa­tion for­mée d’avance et dotée d’un pro­gramme cohé­rent. En outre, et cela est impor­tant, une aspi­ra­tion confuse à sor­tir d’une ambiance bureau­cra­tique et tatillonne consti­tuait un point d’appui moral pour ces ini­tia­tives, notam­ment dans les ordres reli­gieux et les épis­co­pats natio­naux. Ce n’est qu’au cours des ses­sions sui­vantes du concile que des liens plus étroits se tis­se­ront, sans jamais cepen­dant abou­tir à quelque ins­tance cen­tra­li­sée, en revanche en sym­biose tou­jours plus grande avec le monde exté­rieur des médias, des groupes de pres­sion et des labo­ra­toires de pensée.L’époque était aux « révo­lu­tions coper­ni­ciennes », aux retour­ne­ments d’alliances, et pas seule­ment parce que cer­tains jusqu’alors tenus à l’écart avaient sai­si l’occasion ines­pé­rée de prendre leur revanche sur les conser­va­teurs qui leur fai­saient obs­tacle. De manière plus géné­rale et sur­tout plus vaste dans la durée, le rap­port entre le monde catho­lique et le « monde moderne » qui consti­tuait son envi­ron­ne­ment res­sem­blait à un com­bat pour la sur­vie, l’Eglise, dans son assise sociale se trou­vant dans une condi­tion de confi­ne­ment, en dépit de cer­taines conjonc­tures loca­le­ment et tem­po­rai­re­ment favo­rables et de quelques ter­ri­toires encore pri­vi­lé­giés. Cette situa­tion était inte­nable à terme, tout le monde est d’accord sur ce point. Par le pas­sé, une stra­té­gie de contour­ne­ment avait été ten­tée, sous la direc­tion de Léon XIII : ain­si s’interprètent la poli­tique du Ral­lie­ment (1892) et la ten­ta­tive de maî­trise d’un élec­to­rat catho­lique conçu comme une puis­sante masse de manoeuvre pou­vant défendre les inté­rêts de l’Eglise ; et de même l’action sociale sys­té­ma­tique, encou­ra­gée à par­tir de l’encyclique Rerum nova­rum (1891), devant la place vide lais­sée par le libé­ra­lisme sau­vage. La même stra­té­gie sera pro­lon­gée sous Pie XI sur­tout, à un moindre degré sous Pie XII, qui en ver­ra l’épuisement. Au début des années 1960, on peut admettre l’hypothèse d’une nou­velle ten­ta­tive, de retour­ne­ment cette fois, com­pa­rable à ce qui se pro­duit dans le jeu de Go où il suf­fit de peu de choses pour que d’assiégé on devienne assié­geant. En l’occurrence, plu­tôt que de contrer le monde moderne et son huma­nisme ido­lâ­trique, il était ima­gi­nable de se pro­cla­mer soi-même moderne et plus huma­niste que l’humanisme contem­po­rain : « Nous aus­si, nous plus que qui­conque, nous avons le culte de l’homme » cla­mait Paul VI dans son dis­cours du 7 décembre 1965. Ce que l’on peut consi­dé­rer comme une pre­mière offen­sive de com­mu­ni­ca­tion sera sui­vie de bien d’autres au cours de la période post­con­ci­liaire, mais même avec le cha­risme per­son­nel de Jean-Paul II, elle n’atteindra guère son but. L’une des rai­sons de cet échec est d’ordre tech­nique : dès le départ, le concile s’est lais­sé inves­tir par les médias ; entrant en béo­tiens dans une struc­ture étroi­te­ment liée aux fina­li­tés de la moder­ni­té, heu­reux de trou­ver une tri­bune facile pour la dif­fu­sion de leurs idées ou sim­ple­ment pour paraître, de nom­breux experts, évêques et porte-parole ont pla­cé le concile en situa­tion de dépen­dance à l’égard du « magis­tère » hégé­mo­nique déte­nu par les fai­seurs d’opinion publique. Le concile est deve­nu l’événement conci­liaire, dura­ble­ment. En défi­ni­tive, le retour­ne­ment de situa­tion ne s’est pas pro­duit, en dépit du lourd tri­but payé à la culture domi­nante dan­ge­reu­se­ment flat­tée.

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Com­ment se fait-il que mal­gré les démen­tis du réel, il soit tou­jours très dif­fi­cile d’imaginer remettre en cause une poli­tique dont l’inefficacité, cin­quante ans après, est patente ? Il semble que l’on puisse avan­cer deux hypo­thèses, ayant en com­mun une même notion de contrainte. La pre­mière concerne le fait, déjà abor­dé, d’une inser­tion de l’Eglise dans la sphère média­tique, for­tuite, impré­pa­rée, rapi­de­ment étouf­fante et jamais sou­mise à réexa­men, alors même qu’abondent les moyens d’analyse dis­po­nibles sur ce sujet. Avant même de pen­ser le sta­tut de l’Eglise post­con­ci­liaire en termes de par­ti­ci­pa­tion à l’espace public – aujourd’hui mis à l’ordre du jour sous l’angle par­ti­cu­lier de la laï­ci­té – celle-ci était réa­li­sée de fac­to. La prin­ci­pale consé­quence de cette nou­veau­té his­to­rique n’a pas été, sinon de manière secon­daire, un élar­gis­se­ment de la pré­sence publique de l’Eglise dans la vie sociale, compte tenu du fait que toute inter­ven­tion dans le champ média­tique a pour contre­par­tie immé­diate de la voir « tra­duite » en termes réduc­teurs, aisé­ment défor­més jusqu’à la sub­ver­sion totale (les affaires de Ratis­bonne, en 2006, puis le trai­te­ment du cas William­son, en 2009, sont à cet égard dans toutes les mémoires). Tout au long de la période de l’après-concile, l’Eglise a été ain­si sou­mise à la cen­sure poin­tilleuse des puis­sances qui dis­posent de l’instrument média­tique, assor­tie de menaces dès que le moindre écart, réel ou ima­gi­naire, a pu être rele­vé. Cette situa­tion d’emprisonnement est due à l’origine à une mécon­nais­sance de la struc­ture du pou­voir dans la socié­té démo­cra­tique, dont le modeste Décret sur les moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale Inter miri­fi­ca, le texte le plus court et cer­tai­ne­ment le plus faible pro­duit par le concile, témoigne élo­quem­ment. Or les médias font par­tie inté­grante du sys­tème du pou­voir de la moder­ni­té tar­dive et l’ignorance de ses règles et de ses fina­li­tés internes ne fait que tra­duire celle de l’ensemble plus vaste dont il n’est qu’un rouage par­ti­cu­lier. Comme au sein de l’Eglise il ne manque pas d’esprits de qua­li­té et de com­pé­tence indis­cu­tables, il semble que pour une part au moins, le peu d’intérêt por­té à ces réa­li­tés résulte, comme l’optimisme d’il y a cin­quante ans, d’un acte de volon­té. L’autre contrainte est liée aux logiques théo­riques éla­bo­rées pen­dant le pro­ces­sus conci­liaire lui-même. L’intention d’alors était de par­tir des aspi­ra­tions de l’homme contem­po­rain pour leur don­ner une sorte d’achèvement chré­tien. On a vu que le modèle pris en compte était une image moyenne de l’Occidental moder­ni­sé, replié sur son égoïsme, fas­ci­né par la tech­nique et cla­mant son auto­suf­fi­sance, ayant des « exi­gences de liber­té » et une conscience accrue de sa digni­té intrin­sèque – on dirait aujourd’hui de ses « fier­tés » – (cf. la Décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae en par­ti­cu­lier). Il s’agissait d’une réduc­tion, à la fois socia­le­ment – cette repré­sen­ta­tion étant sur­tout celle des cadres moteurs de la moder­ni­sa­tion – et géo­gra­phi­que­ment, à une époque où l’occidentalisation du monde n’avait pas atteint les pro­por­tions actuelles. Et cepen­dant c’est à par­tir de ce modèle – que le sys­tème des médias a lar­ge­ment contri­bué à mettre en valeur – que toute une concep­tion anthro­po­lo­gique s’est consti­tuée, sur le socle pré­exis­tant du per­son­na­lisme catho­lique éla­bo­ré dans les années d’avant-guerre, et dans la conti­nui­té de cou­rants théo­lo­giques anté­rieu­re­ment reje­tés. Et le dis­cours idéo­lo­gique qui a simul­ta­né­ment émer­gé sur « l’Eglise des pauvres » n’a pas contre­ba­lan­cé cette vision, ser­vant, de fait, dans les cir­cons­tances d’agitation révo­lu­tion­naire de l’époque, à confor­ter un sen­ti­men­ta­lisme pro­gres­siste d’où sor­ti­ront quelque temps plus tard les théo­lo­gies de la libé­ra­tion.

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Il est impos­sible de sépa­rer ques­tion poli­tique et ques­tion reli­gieuse, trans­for­ma­tions du dis­cours ad extra et éla­bo­ra­tion théo­rique ad intra, bien que la clé réside dans le désir pre­mier de sur­mon­ter le conflit avec le monde de la moder­ni­té, un conflit indis­so­cia­ble­ment théo­lo­gique, phi­lo­so­phique et poli­tique. De même, il est dif­fi­cile de récu­ser le fait que même les pro­duc­tions les plus stric­te­ment tour­nées vers la vie interne de l’Eglise – son auto­dé­fi­ni­tion dans Lumen gen­tium, les textes sur la for­ma­tion des prêtres, l’épiscopat, la Révé­la­tion… – aient été pen­sées in situ, et à plus forte rai­son toutes celles qui touchent aux rela­tions avec les autres, qu’il s’agisse d’oecuménisme, de liber­té reli­gieuse, de par­ti­ci­pa­tion à la « construc­tion du monde » en com­mun avec les incroyants, et ain­si de suite. Ce n’est qu’une consé­quence natu­relle de l’option pas­to­rale ini­tiale. Il faut ajou­ter le fait que la longue période post­con­ci­liaire, si elle a connu des nuances, a dog­ma­ti­sé le cor­pus consti­tué entre 1962 et 1965 – alors que son carac­tère pas­to­ral impli­que­rait logi­que­ment de faire un point pério­dique sur sa per­ti­nence, tenant compte des chan­ge­ments de cir­cons­tances. Il est vrai que dans cer­tains cas cette dimen­sion essen­tiel­le­ment pra­tique a été outre­pas­sée pour se pré­sen­ter comme pro­grès doc­tri­nal, ouvrant la porte à une inter­mi­nable inter­ro­ga­tion sur la por­tée de cer­tains textes, leur conti­nui­té ou leur rup­ture avec l’enseignement acquis. Paral­lè­le­ment le regard uni­la­té­ra­le­ment posi­tif sur le monde a lais­sé place à une auto­cé­lé­bra­tion pério­dique, pen­dant que la cen­sure exté­rieure se montre tou­jours plus oppres­sante. Ce fai­sant, par un étrange para­doxe, nous en reve­nons, cin­quante ans après, à la situa­tion de conflit sans fin à laquelle vou­lait échap­per le concile. Il est donc dif­fi­cile, dans ces condi­tions, d’imaginer la pos­si­bi­li­té de faire l’économie d’un réexa­men.