Numéro 115 : Une culture de la culpabilité
Il faut tout d’abord remarquer que la repentance est un concept chrétien – le mot lui-même est apparu dans la langue française au début du XIIe siècle – exprimant le vif regret d’avoir commis un péché, la volonté de le réparer et la résolution de ne pas le commettre à nouveau : tout à la fois repentir et pénitence. La démarche est aussi individuelle que le péché (multi-individuelle donc lorsque plusieurs ont péché ensemble), mais elle peut aussi être assumée d’une certaine manière par d’autres au nom de la solidarité morale. Un saint François Borgia peut ainsi racheter par une vie de pénitence exemplaire l’honneur perdu de sa famille par la faute de son arrière-grand-père Alexandre VI, sans pour autant se croire autorisé à violer le cinquième Commandement. Ainsi est-il légitime et nécessaire de reconnaître le mal causé aux siens et aux autres par les gouvernants, les élites voire la majorité du peuple auquel on appartient, à condition toutefois que ce mal soit réel, la reconnaissance proportionnée, juste et n’entraîne pas le scandale, ni par son mépris de la piété filiale, ni par l’occasion donnée à d’injustes accusateurs d’y trouver prétexte à plus d’injustices. En d’autres termes, la conscience de devoir assumer la culpabilité de la communauté implique la double obligation de la véracité et de la prudence devant Dieu et devant les hommes, sans retirer pour autant les devoirs de solidarité positive envers la même communauté. Dans le cas de l’Eglise, ces exigences sont plus fortes encore, car s’il est avéré qu’elle est composée de « vases d’argile », c’est-à-dire d’hommes avec toutes leurs faiblesses, il ne faudrait pas oublier que ces mêmes vases renferment des « trésors » (2 Cor 4, 7) qu’ils sont appelés à transmettre.
Tout cela a été précisé dans un long document de la Commission théologique internationale (CTI), cherchant à fixer certaines balises à un phénomène tournant à l’auto-accusation publique. Ce texte, intitulé « Mémoire et réconciliation : l’Eglise et les fautes du passé », a été publié en décembre 1999 (Cerf, 2000, et disponible sur www.clerus.org). Il arrivait dans un climat d’accélération des attaques contre la mémoire de Pie XII et le silence coupable qu’on lui imputait vis-à-vis de la persécution des juifs, mais aussi des demandes de pardon répétées de Jean-Paul II, dont quelques cas sont explicitement rappelés : « Par exemple, le Pape “demande pardon, au nom de tous les catholiques, pour les torts causés aux non-catholiques au cours de l’histoire”, chez les Moraves (voir la canonisation de Jan Sarkander, en République tchèque, le 21 mai 1995) […]. Il a désiré accomplir “un acte d’expiation” et demander pardon aux Indiens d’Amérique latine et aux Africains déportés comme esclaves […]. Dix ans auparavant, il avait déjà demandé pardon aux Africains pour la traite des Noirs […] ». La tendance s’accentuera durant la période de préparation de la célébration de l’An 2000, ouverte avec la Lettre Tertio Millenio adveniente, dès 1994.
Le rapport de la CTI déjà mentionné, « Mémoire et repentance », avait été présenté par le cardinal Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et à ce titre président de la Commission. Après avoir rappelé le caractère traditionnel d’une confession des fautes par les membres de l’Eglise toujours invités à la conversion, il rappelait ensuite qu’après les attaques protestantes (identifiant Rome et l’Antéchrist) et des Lumières (« Ecrasez l’Infâme »), il était justifié de donner une réponse apologétique, alors que, pousuivait-il, « nous sommes aujourd’hui dans une situation nouvelle dans laquelle, avec une plus grande liberté, l’Eglise peut revenir à la confession des péchés et également inviter les autres à faire une confession, et donc inviter à une profonde réconciliation. » Cette appréciation a été démentie par les faits, nulle nouveauté n’étant venue rompre avec l’esprit des Lumières, tout au contraire, ni en 2000, ni depuis : nous étions alors, et sommes toujours dans le même monde de la modernité, plus radicale que jamais dans son opposition au Christ, aggravée de surcroît par la montée en puissance de l’Islam. Le cardinal posait toutefois immédiatement des « critères », c’est-à-dire des limites montrant qu’il était conscient des risques de débordement : l’Eglise du présent ne doit pas être « un tribunal », elle « ne peut pas et ne doit pas vivre avec arrogance dans le présent, se sentir exempte du péché et identifier comme source du mal les péchés des autres, les péchés du passé » ; elle ne peut pas non plus « s’attribuer par une fausse humilité des péchés qui n’ont pas été commis, ou bien ceux pour lesquels il n’existe pas encore de certitude historique » ; elle doit enfin témoigner du bien qui est en elle.
Le texte lui-même de la CTI accentue ces réserves, à propos des repentances. « Il faut aussi évaluer le rapport entre les bénéfices spirituels et les coûts possibles de tels actes, en tenant compte des accents indus que les médias peuvent mettre sur certains aspects des déclarations ecclésiales » ; « Sur le plan pédagogique, il est opportun d’éviter de perpétuer les images négatives de l’autre, ou d’activer des processus d’autoculpabilisation indue » ; « Sur le plan missionnaire, il faut avant tout éviter que de tels actes contribuent à inhiber l’élan de l’évangélisation en exagérant les aspects négatifs » ; « Sur le plan oecuménique, la finalité des éventuels actes ecclésiaux de repentir ne peut être que l’unité voulue par le Seigneur. Dans cette perspective, il est d’autant plus souhaitable qu’ils s’accomplissent dans la réciprocité […] » ; « Sur le plan interreligieux […] [c]e qu’il faut éviter, c’est que de tels actes soient interprétés comme confirmant des préjugés à l’égard du christianisme »… Toutes ces réserves n’ont pas empêché la machinerie médiatico-politique de fonctionner, largement aidée, il faut le reconnaître, par l’accélération du mouvement opérée vers la fin du pontificat de Jean-Paul II, notamment envers Israël. Il est d’ailleurs imaginable que « Mémoire et repentance » ait été élaboré pour tenter d’en canaliser les effets, en vain cependant.
Aux actes et déclarations personnels de Jean-Paul II il faut ajouter la multiplication de déclarations épiscopales, individuelles ou collectives, et toutes sortes de gestes publics de demandes de pardon, dont la « Déclaration de Drancy » (30 septembre 1997) a représenté une sorte de modèle. Signé par les seize évêques des diocèses français dans le ressort desquels l’occupant ou le gouvernement de Vichy avait établi des camps de transit, ce document est très caractéristique et riche d’expressions de culpabilité qui méritent que l’on s’y arrête un instant.
« Le temps est venu pour l’Eglise de soumettre sa propre histoire, durant cette période en particulier, à une lecture critique, sans hésiter à reconnaître les péchés commis par ses fils et à demander pardon à Dieu et aux hommes ». Suit un véritable acte d’accusation : « La hiérarchie considérait comme son premier devoir de protéger ses fidèles, d’assurer au mieux la vie de ses institutions, la priorité absolue assignée à ces objectifs, en eux-mêmes légitimes, a eu malheureusement pour effet d’occulter l’exigence biblique de respect envers tout être humain créé à l’image de Dieu ». « Repli sur une vision étroite », commente le texte, venant d’« autorités spirituelles empêtrées dans un loyalisme et une docilité allant bien au-delà de l’obéissance traditionnelle au pouvoir établi, […] restées cantonnées dans une attitude de conformisme, de prudence et d’abstention […] ». « Au jugement des historiens, c’est un fait bien attesté que, pendant des siècles, a prévalu dans le peuple chrétien, jusqu’au Concile Vatican II, une tradition d’antijudaïsme marquant à des niveaux divers la doctrine et l’enseignement chrétiens, la théologie et l’apologétique, la prédication et la liturgie. Sur ce terreau a fleuri la plante vénéneuse de la haine des juifs. De là un lourd héritage aux conséquences difficiles à effacer – jusqu’en notre siècle. De là des plaies toujours vives ».
Dans un commentaire écrit dix ans après cette déclaration, l’historien Jean-Louis Clément, spécialiste de la période, a fait ressortir le lien entre les critiques ainsi présentées et la poursuite de certains objectifs internes de la part des signataires, en l’espèce la légitimation a posteriori des positions des Cahiers du témoignage chrétien, et leur arrière-plan inspiré des conceptions de Maurice Blondel. Ce qui apparaît comme l’expression d’une réparation morale envers le judaïsme est au moins autant la condamnation d’un certain style d’épiscopat par une nouvelle génération d’évêques issus des rangs de l’Action catholique, arrivés dans les lendemains du Concile et depuis.
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Quel que soit l’objet des repentances effectuées, on peut en relever certains traits communs. D’une part elles ne s’appliquent pas à toute coupable carence, voire à toute honteuse coopération au mal, mais à certaines seulement. Il s’agit de repentances différentielles. Pour en revenir à la Déclaration de Drancy, on peut y lire la sentence suivante : « Pourtant, comme l’a écrit François Mauriac, “un crime de cette envergure retombe pour une part non médiocre sur tous les témoins qui n’ont pas crié et quelles qu’aient été les raisons de leur silence”. Le résultat, c’est que la tentative d’extermination du peuple juif, au lieu d’apparaître comme une question centrale sur le plan humain et sur le plan spirituel, est restée à l’état d’enjeu secondaire. Devant l’ampleur du drame et le caractère inouï du crime, trop de Pasteurs de l’Eglise ont, par leur silence, offensé l’Eglise elle-même et sa mission. Aujourd’hui, nous confessons que ce silence fut une faute. » Imaginons la même déclaration, entre autres, à propos de l’abstention de condamnation du communisme, refus allant jusqu’à la « connivence », selon la formule élégante du cardinal Decourtray (1990). Il est inutile d’épiloguer, sur ce point comme sur d’autres. Et la question ne concerne pas que la France, elle touche peu ou prou toute l’Eglise post-conciliaire.
La contrition pour un passé lointain peut aisément n’être qu’un artifice rhétorique permettant de faire pression sur le présent ; autant dire que la culpabilité n’est dans ce cas que de façade, ou tient une place secondaire opportunément saisie pour réaliser d’autres objectifs. C’est alors une culpabilité instrumentale : noircir le passé permet de blanchir le présent, détourner le regard sur des faits lointains et compliqués à démêler évite d’opérer de cuisants bilans sur la période récente, et ainsi de suite, toutes choses utiles pour faire barrage à toute « involution ». L’exégète-psychanalyste Lytta Basset oriente sur une explication complémentaire, non exclusive de cette manière insincère. Elle pourrait expliquer en partie le grégarisme dans la multiplication des séances de repentance : « Puisque je n’arrive pas à briller par ma performance, je “préfère” briller par ma nullité. C’est une grandiosité négative, mais c’est tout de même une grandiosité qui me donne l’impression d’exister » (Culpabilité, paralysie du coeur, Labor et Fides, 2003, p. 21). La manoeuvre est dans cette hypothèse ramenée aux formes les plus réduites du désir de paraître.
Le handicap qui continue de rendre difficile toute réponse claire à cette inversion sophistique de la réalité historique est que le principe de ce regret rétroactif est déjà inscrit dans la logique conciliaire. « Mémoire et repentance » commence par exposer avec assez de détails les étapes successives d’un phénomène dont le cardinal Ratzinger, dans la présentation du document, notait la nouveauté. C’est une sorte d’escalade qui a mené des premiers discours de Paul VI demandant pardon aux Orientaux sous réserve de réciprocité, puis aux textes conciliaires évoquant les fautes mutuelles dans la séparation de Luther ou « une certaine responsabilité » de l’Eglise dans la montée de l’athéisme, jusqu’à Jean-Paul II qui a mis en cause cette responsabilité dans « une multitude de faits historiques », et accumulé les démarches publiques de repentance. C’est avec lui qu’est née une véritable culture de la culpabilité dans l’Eglise post-conciliaire. Outre la singularité psychologique d’une telle disposition, que les biographes arriveront peut-être à décrypter, on retient surtout le fait que ce phénomène d’emballement s’est déroulé dans l’espace public, c’est-à-dire en se précipitant dans le mécanisme médiatique qui, depuis l’ouverture même du concile Vatican II, a constitué un piège majeur pour l’Eglise et qui fait aujourd’hui crier à la dictature du relativisme.
Est-il possible de s’extraire d’une telle impasse ? Une chose au moins est possible : faire la vérité sur le mythe conciliaire qui a impliqué le choix de se présenter ainsi devant le tribunal du monde. S’il est un mea culpa collectif digne d’être prononcé, c’est bien celui-là.