Revue de réflexion politique et religieuse.

La genèse théo­lo­gi­co-poli­tique de l’État moderne

Article publié le 11 Jan 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’enjeu concep­tuel pré­sen­té dans l’ouvrage de Ber­nard Bour­din dépasse les évé­ne­ments anglais eux-mêmes. Les néces­si­tés de la paix civile, l’existence d’un plu­ra­lisme reli­gieux, le droit divin font l’objet de théo­ries mul­tiples et diverses. Selon Jacques Ier, repre­nant l’Ancien Tes­ta­ment, le droit divin des rois n’est pas lié à une ins­ti­tu­tion ecclé­sias­tique par­ti­cu­lière. Quand on lit l’argumentation du roi d’Angleterre, on ne peut s’empêcher de pen­ser à la doc­trine fran­çaise d’un Bos­suet et sur­tout des fameux « Quatre Articles » de Louis XIV de 1682. Les liber­tés gal­li­canes illus­trent à leur manière la mon­tée en puis­sance de l’Etat, même si, en France, l’orthodoxie catho­lique l’a glo­ba­le­ment empor­té. Par exemple Bos­suet pré­cise bien que le pape est la tête du corps que consti­tue l’Eglise de France. Mais il pour­suit l’analogie en pré­sen­tant le roi comme le cou, indis­pen­sable pour sou­te­nir la tête. L’exaltation de la « reli­gion de la seconde majes­té » porte tout de même ombrage au vicaire de celui à qui revient la pre­mière majes­té, même si là encore Bos­suet reste dans les limites de la pen­sée catho­lique. Quant aux « Quatre Articles », la résis­tance opi­niâtre du pape vien­dra à bout de la reven­di­ca­tion louis-qua­tor­zienne.
La démarche doc­tri­nale du roi d’Angleterre est très éclai­rante sur les consé­quences reli­gieuses d’une évo­lu­tion qui se veut, à l’origine, avant tout poli­tique. L’anglicanisme ne s’inscrit pas offi­ciel­le­ment dans le cou­rant réfor­mé. L’Eglise angli­cane, cou­pée de Rome, défend essen­tiel­le­ment la supré­ma­tie royale. Ain­si, sou­ligne Ber­nard Bour­dieu, le roi mani­feste sa volon­té « de pro­cla­mer la catho­li­ci­té de sa foi et de celle de l’Eglise d’Angleterre tout en se situant sans réserve dans la ligne de la réforme » (p. 206). De même, il veut bien recon­naître une cer­taine pri­mau­té du pape, à condi­tion qu’elle n’empiète pas sur la sou­ve­rai­ne­té des rois. L’Eglise reste une, sainte, catho­lique et apos­to­lique mais dans le cadre ter­ri­to­rial et juri­dic­tion­nel de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique. Les mots res­tent tan­dis que le conte­nu concep­tuel se glisse dans de nou­veaux moules. La catho­li­ci­té de la foi s’exprime doré­na­vant par l’intermédiaire de mul­tiples églises par­ti­cu­lières. La logique de l’argumentation, fon­dée qui plus est sur les Ecri­tures, conduit iné­luc­ta­ble­ment l’auteur vers une ecclé­sio­lo­gie pro­tes­tante. L’opposition de Jacques Ier à cer­taines concep­tions, à l’origine moins pour des rai­sons spi­ri­tuelles que du fait de leur conno­ta­tion reli­gieuse (les puri­tains et les jésuites « puri­tains papistes »), évo­lue néces­sai­re­ment vers le ter­rain reli­gieux. Pour Jacques Ier, réin­ter­pré­tant la doc­trine augus­ti­nienne, la cité de Dieu ne peut être un pou­voir ins­ti­tu­tion­na­li­sé. Il défend éga­le­ment une concep­tion conci­liaire de l’Eglise et sa pen­sée acquiert un carac­tère pro­fon­dé­ment réfor­mé, bien que le roi mani­feste éga­le­ment une grande hos­ti­li­té envers les puri­tains qu’il qua­li­fie de « véri­table peste en l’Eglise et l’Etat ». La Tra­di­tion n’est pas source de la Révé­la­tion et la papau­té n’est fina­le­ment rien d’autre que la per­son­ni­fi­ca­tion de l’Antéchrist. Comme le remarque Ber­nard Bour­din, « tous ces points témoignent d’une théo­lo­gie digne d’un dis­ciple de la réforme » (p. 200). Les espoirs d’accommodement avec Rome dis­pa­raissent à jamais. Le rejet poli­tique de l’autorité romaine ne pou­vait qu’engendrer une évo­lu­tion de l’anglicanisme dans un sens très favo­rable à la réforme. On com­prend mieux dès lors l’intransigeance de la papau­té sur le prin­cipe du droit de dépo­si­tion, même si dans la vie de l’Eglise l’application du prin­cipe ne fut pas mon­naie cou­rante, loin de là.
Face à la doc­trine jaco­béenne, le car­di­nal Robert Bel­lar­min, déjà rom­pu aux joutes épis­to­laires avec les théo­lo­giens pro­tes­tants, emploie toute la rigueur et la conci­sion de son esprit pour répondre aux argu­ments du roi d’Angleterre. Ce car­di­nal, que l’Eglise a depuis cano­ni­sé, main­tient fer­me­ment le cap de la doc­trine modé­rée de l’Eglise. Il condamne abso­lu­ment toute idée d’intervention du prince sur les ques­tions spi­ri­tuelles. Dans le même temps, il écarte tout aus­si clai­re­ment l’hypothèse d’une théo­cra­tie pon­ti­fi­cale sur le tem­po­rel. En effet, le chef de l’Eglise ne peut s’adjuger un droit que le Christ lui-même ne pos­sé­dait pas. « Le Christ, dit-il, n’a pas enle­vé et n’enlève pas les royaumes à ceux à qui ils étaient, car le Christ n’est pas venu pour détruire ce qui était, mais bien pour le par­faire ». Par consé­quent, aucun pou­voir tem­po­rel ne relève ordi­nai­re­ment de l’autorité pon­ti­fi­cale. En revanche, l’Eglise peut inter­ve­nir, lorsque l’autorité tem­po­relle est absente, ou lorsqu’elle com­met un acte qui met gra­ve­ment les âmes en péril. Jus­ti­fiant ain­si le pou­voir indi­rect du pape, « direc­tif et contrai­gnant » selon Suá­rez, le car­di­nal Bel­lar­min applique la règle édic­tée au cas concret de la dépo­si­tion. « Le pape, en tant que pape, ne peut pas ordi­nai­re­ment dépo­ser les princes tem­po­rels, même pour une juste cause, de la manière qu’il dépose les évêques, c’est-à-dire en tant qu’il est leur juge ordi­naire ; néan­moins, il peut dépla­cer le pou­voir royal, l’enlever à l’un et le confé­rer à l’autre parce qu’il est le prince spi­ri­tuel suprême, si cela est néces­saire pour le salut des âmes ». Les deux pou­voirs, tem­po­rel et spi­ri­tuel, ne se confondent pas mais se super­posent. Cette dif­fé­rence de digni­té trouve sa jus­ti­fi­ca­tion, pre­miè­re­ment par la fina­li­té supé­rieure et uni­ver­selle de l’autorité du pape, et deuxiè­me­ment par l’origine du pou­voir. En effet, s’il est juste de dire que les deux pou­voirs viennent de Dieu, le pou­voir sécu­lier est de droit divin par l’intermédiaire du droit natu­rel (par la com­mu­nau­té poli­tique) confor­mé­ment à ce qu’ont ensei­gné saint Tho­mas d’Aquin ou Suá­rez, alors que « le pou­voir ecclé­sias­tique, de quelque côté qu’on l’envisage, est de droit divin et immé­dia­te­ment de Dieu » ((. Les deux pas­sages que nous venons de repro­duire sont cités aux pages 118 et 124. L’auteur donne en annexe quelques textes signi­fi­ca­tifs de la contro­verse.)) .
On aurait tort d’envisager cette contro­verse sous le seul angle de la paix civile dans un régime où plu­sieurs confes­sions chré­tiennes coha­bitent. Notons au pas­sage que la rigueur doc­tri­nale du car­di­nal Bel­lar­min n’exclut pas un sens aigu de la réa­li­té poli­tique, puisqu’il n’évoque jamais la pos­si­bi­li­té du tyran­ni­cide, comme l’a fait avant lui Suá­rez dans son Defen­sor fidei. Or, le ser­ment de fidé­li­té a été exi­gé par le roi à la suite d’une ten­ta­tive ratée de sou­lè­ve­ment. De même, le jésuite anglais Par­sons cherche une voie poli­tique sans aban­don­ner la doc­trine de l’Eglise. Il n’est pas favo­rable à l’emploi par l’Etat de moyens de coer­ci­tion phy­sique pour des rai­sons reli­gieuses. Par­sons remet intel­li­gem­ment en cause le prin­cipe de la supré­ma­tie royale, au motif que, s’il appar­tient au prince de défi­nir la reli­gion de ses sujets, il y aura autant de reli­gions que d’Etats. Ain­si, tout en reje­tant par prin­cipe l’idée de tolé­rance reli­gieuse telle qu’on l’entend aujourd’hui, la situa­tion déses­pé­rée des catho­liques anglais le conduit à envi­sa­ger cette voie d’un strict point de vue poli­tique et pru­den­tiel, sans conces­sion doc­tri­nale. Mais ce rai­son­ne­ment ne s’applique qu’aux seuls catho­liques quand ils sont mino­ri­taires. Selon ce jésuite, il faut bien dis­tin­guer le loya­lisme poli­tique de la véri­té reli­gieuse.
Cette pré­ci­sion étant faite, la lec­ture des argu­ments des deux camps fait clai­re­ment appa­raître que la contro­verse touche aux défi­ni­tions mêmes de reli­gion et d’Etat. La moder­ni­té poli­tique prend bien nais­sance au tour­nant du XVIe et du XVIIe siècle. Et c’est pour­quoi la notion, elle-même contro­ver­sée, de théo­lo­gie poli­tique prend tout son sens. En effet, la doc­trine de Jacques Ier s’enracine dans l’Ecriture sainte et la vie de l’Eglise pri­mi­tive, y com­pris sous le règne de Constan­tin, pour tirer des consé­quences poli­tiques au pro­fit de la puis­sance éta­tique.
La « mise en oeuvre juri­di­co-éthique » du « lan­gage biblique », pour reprendre les expres­sions de l’auteur (p. 149), a lieu au seul pro­fit du pou­voir tem­po­rel. La royau­té acquiert un sta­tut théo­lo­gique, puisqu’elle domine la vie reli­gieuse du royaume, tan­dis que la néga­tion de la média­tion uni­ver­selle de l’Eglise et du pape ravale l’autorité de ce der­nier à un simple sta­tut poli­tique, et par consé­quent de puis­sance étran­gère. Nous assis­tons bien à un trans­fert de la visi­bi­li­té ins­ti­tu­tion­nelle de l’Eglise vers la visi­bi­li­té de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique, englo­bant le tem­po­rel et le spi­ri­tuel, à l’instar du Lévia­than de Tho­mas Hobbes.
C’est pour­quoi, nous pre­nons quelque peu nos dis­tances avec les pro­pos intro­duc­tifs de l’auteur, en affir­mant qu’il s’agit bel et bien, à notre avis, de l’aurore de ce trans­fert de sacra­li­té qui carac­té­rise la moder­ni­té. A l’image du droit divin, les fon­de­ments théo­lo­giques chré­tiens des Etats modernes, cou­pés de la source romaine ori­gi­nelle, vont peu à peu lais­ser la place à des concepts pure­ment poli­tiques revê­tus des carac­tères de la divi­ni­té. La reli­gion de la seconde majes­té va prendre le pas sur la reli­gion de la majes­té divine elle-même, condui­sant du même coup à l’abandon de toute réfé­rence divine exté­rieure au pou­voir lui-même.
Carl Schmitt affirme sans doute avec rai­son que « tous les concepts pré­gnants de la théo­rie moderne de l’Etat sont des concepts théo­lo­giques sécu­la­ri­sés » ((. Carl Schmitt, Théo­lo­gie poli­tique, NRF, Gal­li­mard, 1988, p. 46.)) . Dans la pen­sée de Jean-Jacques Rous­seau, la sou­ve­rai­ne­té doré­na­vant laï­ci­sée s’octroie les attri­buts de la divi­ni­té. Elle est tou­jours bonne et ne se trompe jamais. Le sou­ve­rain n’est plus lieu­te­nant de Dieu sur terre, il est Dieu.

-->