Revue de réflexion politique et religieuse.

Rober­to Ron­ca et la Civil­tà ita­li­ca. L’échec d’une ten­ta­tive dans l’Italie d’après-guerre

Article publié le 29 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le rap­port avec le monde catho­lique a été dif­fé­rent et mieux arti­cu­lé. Si, avec Lui­gi Ged­da, les rela­tions ont tou­jours été impré­gnées d’un esprit d’entente étroite (Ron­ca col­la­bo­ra acti­ve­ment avec les Comi­tés civiques dès leur créa­tion), les rap­ports avec l’Action catho­lique furent plus pro­blé­ma­tiques. Quelques-uns de ses repré­sen­tants sup­por­taient mal l’anticommunisme de Ron­ca et pré­fé­raient à l’inverse favo­ri­ser les ten­dances mani­fes­tant plus d’ouverture à l’égard du monde com­mu­niste et socia­liste, sui­vant la ligne de Mon­ti­ni au sein de la Curie, et, dans le laï­cat catho­lique, celle de la Fédé­ra­tion des uni­ver­si­taires catho­liques ita­liens (FUCI). Ron­ca réus­sit à impli­quer dans ses ini­tia­tives des per­son­na­li­tés de la culture catho­lique ita­lienne comme le comte Dal­la Torre, un homme de pre­mier plan, direc­teur de L’Osservatore roma­no, le père Ric­car­do Lom­bar­di, jésuite, sur­nom­mé le « micro­phone de Dieu » du fait de ses inter­ven­tions radio­pho­niques ; des hommes de la finance, comme Oscar Sina­ga­glia et Mot­ta, des poli­ti­ciens ancien­ne­ment fas­cistes comme Ansel­mo Ansel­mi, ancien direc­teur géné­ral des cor­po­ra­tions ; de nom­breux uni­ver­si­taires, tels Ita­lo Mario Sac­co, spé­cia­liste du syn­di­ca­lisme et du droit consti­tu­tion­nel, le juriste Pie­tro Vac­ca­ri et les his­to­riens Rodol­fo de Mat­tei et Pier Sil­ve­rio Leicht ; des jour­na­listes comme Aldo Valo­ri et Mario Mis­si­ro­li.

Com­ment se com­por­tait-il avec les hommes qui venaient du fas­cisme et de ses éma­na­tions ?
Il s’agissait, dans une large mesure, d’une récu­pé­ra­tion, en des termes intel­li­gem­ment poli­tiques, de nom­breuses per­son­na­li­tés du régime pas­sé, les­quelles appor­taient à Ron­ca une impor­tante tra­di­tion d’expérience poli­tique et pro­fes­sion­nelle, sur­tout dans le champ de la repré­sen­ta­ti­vi­té poli­tique. Les nom­breuses inter­ven­tions sur le cor­po­ra­tisme – doc­trine qui était cen­trale dans la tra­di­tion catho­lique et qui ris­quait alors de dis­pa­raître du fait de l’expérience fas­ciste récente – ten­daient à démon­trer que Ron­ca cher­chait à poser le pro­blème des par­tis en élar­gis­sant le dis­cours aux caté­go­ries éco­no­miques. En d’autres termes, il s’agissait de dépas­ser le cli­mat de lutte des classes par la théo­rie de la col­la­bo­ra­tion entre les groupes et de rete­nir le fait que la doc­trine sociale catho­lique conte­nait des élé­ments fon­da­men­taux per­met­tant d’éviter que la conflic­tua­li­té sociale se déverse dans la poli­tique, avec des consé­quences néfastes du point de vue social et pré­ju­di­ciables pour une démo­cra­tie orga­nique.
Dans le même temps, il cher­chait à contraindre la Démo­cra­tie chré­tienne à adop­ter une ligne dif­fé­rente à l’égard de la repré­sen­ta­tion poli­tique : non plus la pure et simple option poli­tique, mais une repré­sen­ta­tion qui se fon­de­rait sur les « corps inter­mé­diaires », ces struc­tures situées entre l’Etat et les citoyens et qui ont tou­jours consti­tué un point majeur de la doc­trine sociale chré­tienne. Dans la vision de Civil­tà ita­li­ca, le modèle cor­po­ra­tif non seule­ment s’exprimait dans la dis­ci­pline des rap­ports de tra­vail ou dans la vision de la fonc­tion sociale de la pro­prié­té pri­vée, mais il impli­quait le sys­tème poli­tique lui-même, avec un nou­veau modèle de repré­sen­ta­tion qui se récla­mait d’une cer­taine manière de cette « démo­cra­tie orga­nique » qui avait été la base du sys­tème poli­tique de l’Estado novo de Sala­zar et, dans une moindre mesure, de l’Espagne fran­quiste et de l’Autriche de Doll­fuss.
Alber­to Cana­let­ti Gau­den­ti, pro­fes­seur de sta­tis­tiques et de socio­lo­gie dans dif­fé­rentes uni­ver­si­tés pon­ti­fi­cales, et Giu­seppe Bot­tai ((. G. Bot­tai (1895–1959) : ancien ministre de l’Education du régime fas­ciste, condam­né à mort au pro­cès de Vérone (jan­vier 1944), sous-offi­cier dans la Légion étran­gère jusqu’en 1948, il revient en Ita­lie en 1953 où il s’efforce de pro­mou­voir une droite indé­pen­dante du MSI.))  col­la­bo­rèrent à Civil­tà ita­li­ca et consti­tuèrent d’importantes réfé­rences pour la pen­sée soli­da­riste chré­tienne anti-com­mu­niste. Autres sujets appro­fon­dis dans la revue et par le mou­ve­ment de Ron­ca : le cen­tra­lisme de la poli­tique agri­cole, l’intangibilité du sys­tème concor­da­taire, la poli­tique en faveur de la famille, le pro­blème du droit de grève et la néces­si­té de sa régu­la­tion par la loi, la ques­tion uni­ver­si­taire, pour laquelle Ron­ca pro­fi­ta de la col­la­bo­ra­tion de Camil­lo Pel­liz­zi, ancien pré­sident de l’Institut natio­nal de culture fas­ciste et, après la guerre, pre­mier titu­laire d’une chaire de socio­lo­gie à l’université ita­lienne.

Com­ment sa ten­ta­tive d’influencer le monde catho­lique ita­lien et sur­tout la poli­tique des catho­liques ita­liens a‑t-elle été per­çue par l’Eglise ?
L’action de Civil­tà ita­li­ca a duré jusqu’au milieu des années cin­quante et impli­qué toutes les forces anti­com­mu­nistes. Scep­tique comme Ged­da à l’égard de De Gas­pe­ri, Ron­ca a cher­ché, jusqu’en 1946, à contre­car­rer la créa­tion d’un par­ti unique des catho­liques. Ce que Ron­ca – comme Ged­da – crai­gnait, c’était la pos­si­bi­li­té que la Démo­cra­tie chré­tienne réus­sisse (comme cela s’est pro­duit ensuite) à gérer par le centre de l’échiquier poli­tique les rap­ports avec la droite et la gauche de manière simul­ta­née, en fai­sant voler en éclats l’opposition de prin­cipe au com­mu­nisme.
L’idée de De Gas­pe­ri d’une Démo­cra­tie chré­tienne enten­due comme un par­ti du centre qui regarde à gauche, selon l’expression bien connue, finis­sait bien loin du pro­jet de Ron­ca et Ged­da, qui, à l’inverse, pré­voyaient un robuste ancrage au centre en tant qu’alternative à la poli­tique de Togliat­ti. En outre, la pré­sence, au sein de la Démo­cra­tie chré­tienne, d’un impor­tant cou­rant pro­gres­siste avec lequel De Gas­pe­ri dut régler ses comptes, empê­chait le déve­lop­pe­ment d’une poli­tique atlan­tiste sérieuse et modé­rée. C’est aus­si pour atté­nuer le poids de la gauche de la Démo­cra­tie chré­tienne que Ron­ca misa davan­tage sur des milieux dif­fé­rents, afin de créer une ossa­ture modé­rée en mesure de mettre hors d’état de nuire le PCI et ses alliés, plus ou moins visibles.
Dans cette stra­té­gie, Ron­ca était d’accord avec d’éminents repré­sen­tants de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, à com­men­cer par le car­di­nal Otta­via­ni. On peut éga­le­ment consi­dé­rer comme sûr le fait que le sou­tien du pape lui était acquis sur ces sujets. Ron­ca prit tou­te­fois quelques contacts avec la droite démo­crate-chré­tienne, par le biais de per­son­nages mineurs. L’un des motifs de son échec a été l’impossibilité d’impliquer une per­son­na­li­té signi­fi­ca­tive dans cette ten­ta­tive : d’un côté du fait du poids cha­ris­ma­tique de De Gas­pe­ri et de sa répu­ta­tion inter­na­tio­nale – qui avait indu­bi­ta­ble­ment fait la dif­fé­rence avec de nom­breux diri­geants de son par­ti – mais, de l’autre, à cause du risque redou­té éga­le­ment par la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, que la fin du col­la­té­ra­lisme ((. Col­la­té­ra­lisme : asso­cia­tion « comme allant de soi » entre les inté­rêts catho­liques défen­dus par le cler­gé et le par­ti démo­crate-chré­tien, se tra­dui­sant en pra­tique par l’obligation faite aux catho­liques de voter pour les can­di­dats de celui-ci.))  puisse avoir pour consé­quence l’affaiblissement irré­mé­diable de la Démo­cra­tie chré­tienne, ce qui aurait consti­tué un grand avan­tage pour le PCI. Une telle indé­ci­sion de la part des milieux poli­tiques et ecclé­sias­tiques empê­cha qu’une quel­conque ini­tia­tive poli­tique puisse abou­tir, à com­men­cer par celle qui fut impro­pre­ment nom­mée « opé­ra­tion Stur­zo ».

Com­ment cette « opé­ra­tion Stur­zo » a‑t-elle pris sa place dans ce contexte ? Eut-elle un quel­conque effet concret ?
Lorsqu’au prin­temps 1952, le suc­cès de la Démo­cra­tie chré­tienne appa­rut comme peu pro­bable aux proches élec­tions régio­nales romaines, du fait de l’hémorragie de votes vers la droite qui s’était déjà mani­fes­tée lors des élec­tions de l’année pré­cé­dente au Sud de l’Italie, Pie XII fit l’hypothèse d’une union des forces anti­com­mu­nistes en mesure de bar­rer la route à la plus que pro­bable vic­toire des gauches. Le met­teur en scène de l’opération fut Lui­gi Ged­da, mais Ron­ca joua éga­le­ment un rôle qui ne fut pas indif­fé­rent, sur­tout quant aux contacts pris avec les milieux du Mou­ve­ment social ita­lien, dans lequel, après la défaite interne de Gior­gio Almi­rante, les modé­rés avaient pris l’avantage. N’étant plus aus­si étroi­te­ment lié aux mythes de la Répu­blique sociale ita­lienne, le MSI de De Mar­sa­nich et Miche­li­ni s’efforçait de construire la « grande droite », dont le monde catho­lique consti­tuait une part impor­tante. Les dis­cus­sions de Ron­ca avec Edmon­do Cione condui­sirent à la rédac­tion d’un docu­ment, dans lequel ce phi­lo­sophe napo­li­tain affir­mait que le MSI était un par­ti catho­lique et qu’il pou­vait donc être impli­qué dans la stra­té­gie catho­lique contre le com­mu­nisme. Ce docu­ment, qui sera publié dans le pro­chain numé­ro des Anna­li del­la Fon­da­zione Ugo Spi­ri­to, sous la direc­tion de Giu­seppe Brien­za, confir­mait la stra­té­gie de Ron­ca, qui avait aus­si sol­li­ci­té la col­la­bo­ra­tion de Van­ni Teo­do­ra­ni, neveu de Mus­so­li­ni et repré­sen­tant par­mi les plus actifs, avec Cara­don­na, de la com­po­sante phi­lo-catho­lique du MSI. Ged­da essayait de réunir les dif­fé­rentes âmes modé­rées de l’anticommunisme romain, mais le veto de De Gas­pe­ri et la menace des par­tis laïcs d’ouvrir une crise de gou­ver­ne­ment ont blo­qué l’opération qui, dans ses der­niers jours, a été confiée à Don Stur­zo – avec lequel Ron­ca entre­te­nait d’excellents rap­ports –, lequel ne put rien faire d’autre que de renon­cer au pro­jet. Mar­gi­na­li­sé dans la seconde moi­tié des années soixante, Ron­ca a été rapi­de­ment oublié, témoin encom­brant d’un anti­com­mu­nisme qui n’abandonnait pas la tra­di­tion catho­lique et qui cher­chait à don­ner une âme spi­ri­tuelle et cultu­relle à un monde catho­lique qui, à par­tir de ce moment-là, ne cher­che­ra plus à pré­ci­ser son iden­ti­té poli­tique propre ni à la défendre.

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