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Rober­to Ron­ca et la Civil­tà ita­li­ca. L’échec d’une ten­ta­tive dans l’Italie d’après-guerre

Dani­lo Cas­tel­la­no, dans son livre De chris­tia­na Repu­bli­ca (ESI, Naples, 2004), avait décrit l’action de Car­lo Fran­ces­co D’Agostino, fon­da­teur du Centre poli­tique ita­lien, en 1943, qui avait ten­té d’éviter, après l’effondrement iné­luc­table du régime fas­ciste, un bas­cu­le­ment dans le pire retour au régime libé­ral pré­fas­ciste. Cette ten­ta­tive, très exi­geante du point de vue de la fidé­li­té théo­rique aux ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux en matière poli­tique depuis Léon XIII, fut dis­qua­li­fiée suite aux efforts des milieux clé­ri­ca­lo-poli­tiques du Vati­can, spé­cia­le­ment autour du Sub­sti­tut aux Affaires ordi­naires, G. B. Mon­ti­ni (futur Paul VI), d’avance acquis à la solu­tion De Gas­pe­ri, que dési­rait impo­ser le gou­ver­ne­ment d’occupation amé­ri­cain.
La ten­ta­tive qui est pré­sen­tée ici, grâce à la bien­veillance de l’historien Giu­seppe Par­la­to, actuel direc­teur de la Fon­da­tion Ugo Spi­ri­to à Rome, a emprun­té une voie plus prag­ma­tique que la pré­cé­dente, des­ti­née à évi­ter, par un jeu d’alliances, le dan­ger com­mu­niste sans tou­te­fois jouer la carte De Gas­pe­ri, envers qui Pie XII nour­ris­sait les plus grandes réserves.

Catho­li­ca – Durant l’après-guerre, en Ita­lie, des per­son­na­li­tés impor­tantes ont lut­té et agi, mais comme ils étaient les témoins ou les repré­sen­tants d’idées et de mou­ve­ments que l’on a vou­lu oublier, on en parle peu, en dépit des ensei­gne­ments que l’on peut tirer de leurs actions ou de leurs échecs. Par­mi celles-ci se trouve un ecclé­sias­tique, Mgr Rober­to Ron­ca (1901–1977). Pou­vez-vous nous expli­quer quel fut son rôle à cette époque ?
Giu­seppe Par­la­to – La situa­tion au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale en Ita­lie était par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. La guerre de libé­ra­tion s’était trans­for­mée en dif­fé­rentes par­ties du Nord de l’Italie en une guerre pri­vée du par­ti com­mu­niste ita­lien (PCI), menée non seule­ment contre les fas­cistes et les Alle­mands, mais aus­si contre les « enne­mis du peuple » poten­tiels, ceux qui auraient pu consti­tuer un obs­tacle à l’accès du PCI au pou­voir. De ce fait, à par­tir du 25 avril 1945, en Emi­lie, dans le Pié­mont, en Véné­tie, en Ligu­rie et en Lom­bar­die, se déchaî­na une véri­table chasse au fas­ciste, ce der­nier étant iden­ti­fié alter­na­ti­ve­ment au prêtre, au pro­prié­taire ter­rien, au par­ti­san non com­mu­niste, au diri­geant d’usine ou au jour­na­liste non confor­miste.
On estime qu’entre avril et juillet 1945 pas moins de vingt mille per­sonnes ont été tuées dans des embus­cades ou suite à des « juge­ments » ren­dus par des « tri­bu­naux du peuple » impro­vi­sés. Il faut y ajou­ter dix mille autres qui ont été tués à Trieste, en Istrie, à Fiume et en Dal­ma­tie (dans des ter­ri­toires ita­liens occu­pés par les troupes com­mu­nistes de Tito), par le sys­tème des foibe ((. Pro­fonds gouffres des zones kars­tiques de l’Istrie dans les­quels furent pré­ci­pi­tés un grand nombre de pré­ten­dus enne­mis du peuple.)) , par noyade dans la mer, ou encore du fait de la faim et de la vio­lence qui régnaient dans les épou­van­tables camps de la You­go­sla­vie com­mu­niste. Au total, ce ne sont pas moins de 30.000 Ita­liens qui ont été éli­mi­nés après la Libé­ra­tion.

Com­ment a réagi le monde catho­lique, qui ne consti­tuait pas un bloc et était tra­ver­sé de cou­rants divers ?
Cette situa­tion n’a pas man­qué de pré­oc­cu­per le monde catho­lique, sur­tout à Rome, où l’on avait cher­ché à défendre, dans les sémi­naires et les cou­vents, tout d’abord les anti­fas­cistes face à la per­sé­cu­tion fas­ciste et alle­mande, puis les fas­cistes face aux per­sé­cu­tions anti­fas­cistes. Nom­breux avaient été les prêtres assas­si­nés, les par­ti­sans démo­crates-chré­tiens qui avaient payé de leur vie la cohé­rence avec leurs propres idées et leur auto­no­mie orga­ni­sa­tion­nelle et poli­tique, vic­times des Bri­gades Gari­bal­di, la struc­ture d’action par­ti­sane com­mu­niste.
Ce n’est qu’avec beau­coup de retard qu’on a com­men­cé à faire plei­ne­ment la lumière, sur le plan his­to­rique, sur la guerre du PCI contre les par­ti­sans anti­com­mu­nistes, rom­pant ain­si l’omerta qui por­tait à consi­dé­rer comme uni­taire et una­nime la lutte par­ti­sane, comme vou­lait la pré­sen­ter la tra­di­tion­nelle vul­gate anti­fas­ciste.
De nom­breux intel­lec­tuels comme, par exemple, Augus­to Del Noce, Indro Mon­ta­nel­li ou Gio­van­ni­no Gua­res­chi, expri­mèrent dès les len­de­mains de la fin du conflit leur forte pré­oc­cu­pa­tion face à l’influence du PCI sur l’esprit de la Résis­tance et sou­li­gnèrent le risque de faire d’une lutte uni­fiée contre le nazisme une épo­pée du PCI. On com­men­ça à remar­quer qu’antifascisme n’était pas néces­sai­re­ment syno­nyme de démo­cra­tie : si tous les démo­crates étaient anti­fas­cistes, tous les anti­fas­cistes n’étaient pas for­cé­ment démo­crates.
En outre, pour les catho­liques se posait un pro­blème poli­tique de liber­té : le pro­jet com­mu­niste pré­voyait expli­ci­te­ment l’adhésion au modèle poli­tique, éco­no­mique et social de l’Union sovié­tique. Toute col­la­bo­ra­tion avec le PCI signi­fiait contri­buer à ren­for­cer et à déve­lop­per, même indi­rec­te­ment, la stra­té­gie du secré­taire du PCI, Togliat­ti. Il s’agissait d’une res­pon­sa­bi­li­té morale forte qui a conduit Rome à sou­li­gner l’erreur de ceux qui avaient don­né vie au mou­ve­ment des « catho­liques com­mu­nistes » au len­de­main de la fin de la guerre.
A ces consi­dé­ra­tions de carac­tère idéo­lo­gique s’ajoutaient celles de dimen­sion géo­po­li­tique. Le PCI sou­te­nait un posi­tion­ne­ment neutre de l’Italie par rap­port aux deux blocs. Cette posi­tion, assez ambi­guë, était tenue au nom de la défense de la paix, en accord avec le Krem­lin ; elle cachait en réa­li­té une stra­té­gie de rap­pro­che­ment pro­gres­sif et sour­nois en direc­tion des posi­tions de l’URSS, visant à court terme à faire sor­tir l’Italie de l’alliance avec les Etats-Unis.
Tous ces élé­ments mirent en évi­dence la néces­si­té, dans le monde catho­lique, de défendre une auto­no­mie doc­tri­nale et poli­tique propre sous dif­fé­rentes formes, sur­tout à par­tir du moment où la guerre froide deve­nait évi­dente et où gran­dis­sait le cli­mat d’affrontement. Cette défense s’est tra­duite sur deux plans, l’un direc­te­ment poli­tique et l’autre essen­tiel­le­ment ecclé­sias­tique. Le pre­mier est plus direct et élec­to­ral, le second est plus stra­té­gique et cultu­rel.
A pro­pos du pre­mier niveau (poli­tique), il faut signa­ler le dur cli­mat d’opposition qui régnait dans le pays lorsque Alcide De Gas­pe­ri, chef du gou­ver­ne­ment ita­lien à par­tir de décembre 1945, a éloi­gné du gou­ver­ne­ment, en mai 1947, les com­mu­nistes et les socia­listes, alors unis par un pacte d’unité d’action, enta­mant ain­si l’importante expé­rience poli­tique que fut le cen­trisme, carac­té­ri­sé par un gou­ver­ne­ment for­mé par la Démo­cra­tie chré­tienne, le par­ti répu­bli­cain, le par­ti libé­ral et le par­ti social-démo­crate. C’est cet ensemble qui a gou­ver­né l’Italie et en a réa­li­sé en bonne par­tie la recons­truc­tion jusqu’à la fin des années cin­quante. En mai 1947 a débu­té une longue cam­pagne élec­to­rale qui a culmi­né avec les élec­tions d’avril 1948, au cours des­quelles la Démo­cra­tie chré­tienne a bat­tu à plate cou­ture le PCI et les socia­listes en obte­nant à elle seule la majo­ri­té abso­lue.
Ce résul­tat épous­tou­flant, obte­nu face à un par­ti com­mu­niste sûr de vaincre, n’aurait pas pu l’être si n’étaient pas inter­ve­nus deux fac­teurs déter­mi­nants : l’organisation des Comi­tés civiques par Lui­gi Ged­da, sou­te­nus direc­te­ment par Pie XII ; la pré­sence dans la cam­pagne élec­to­rale de Gio­van­ni­no Gua­res­chi ((. L’auteur même du fameux Petit monde de don Camil­lo.))  et de son heb­do­ma­daire Can­di­do, qui invi­ta l’électorat modé­ré à par­ti­ci­per au vote et à croire en la défaite du PCI.

Y eut-il une action directe ou indi­recte du cler­gé ?
La pre­mière de ces deux inter­ven­tions a été, comme on l’a dit, sou­te­nue direc­te­ment par le Vati­can, lequel par­ti­ci­pa ain­si à l’affrontement de civi­li­sa­tion que repré­sen­tait la Guerre froide et à la confron­ta­tion de deux pôles idéo­lo­giques inter­na­tio­na­li­sés.
Dans la pers­pec­tive des élec­tions que nous venons de men­tion­ner, les catho­liques mila­nais, à l’incitation expli­cite du car­di­nal Schus­ter, et les catho­liques turi­nois, à celle du car­di­nal Fos­sa­ti, ont éla­bo­ré une stra­té­gie de résis­tance. Des dépôts d’armes ont été pré­pa­rés dans les paroisses et dans plu­sieurs ins­ti­tuts reli­gieux, afin de résis­ter à d’éventuelles attaques com­mu­nistes. Un cli­mat par­ti­cu­liè­re­ment ten­du régnait dans toute l’Italie, dans les grandes villes comme dans les cam­pagnes. Dans beau­coup de cas, les cara­bi­niers reçurent l’ordre de mobi­li­ser les ex-fas­cistes – sou­vent encore en fuite car recher­chés – dans le but de lut­ter contre les com­mu­nistes, dans le cas où le PCI aurait déci­dé de réagir par la force à un mau­vais résul­tat électoral.Ces moyens ne furent pas uti­li­sés mais la stra­té­gie consis­tant à employer d’anciens fas­cistes à des fins anti­com­mu­nistes reste dans l’histoire des pre­mières années de la Répu­blique un élé­ment constant. Les Amé­ri­cains l’avaient déjà expé­ri­men­té : l’un des chefs de la future CIA en Ita­lie, James Angle­ton, avait ain­si déjà uti­li­sé des hommes appar­te­nant à des for­ma­tions fas­cistes (en par­ti­cu­lier la Deci­ma Mas ((. Uni­té d’élite spé­cia­li­sée dans les assauts sous-marins, diri­gée par le prince Bor­ghese.)) ) pour consti­tuer des noeuds de résis­tance dans le cas où le PCI aurait déci­dé de déclen­cher la guerre civile.
Cette der­nière stra­té­gie n’a concer­né exclu­si­ve­ment que le monde catho­lique ecclé­sias­tique parce que, à l’inverse, le monde poli­tique a tou­jours cher­ché à évi­ter le contact offi­ciel avec le par­ti des ex-fas­cistes, le Mou­ve­ment social ita­lien (MSI), même si, entre 1953 et 1960, en plus d’une occa­sion, des conver­gences momen­ta­nées ont pu se mani­fes­ter. D’autre part, pour les catho­liques, et en par­ti­cu­lier pour le monde ecclé­sias­tique, le sou­ve­nir de la col­la­bo­ra­tion avec le régime fas­ciste pas­sé était res­té bien vif. Aux yeux de nom­breux catho­liques, le régime avait ouvert la voie à une paci­fi­ca­tion des rela­tions entre l’Etat et l’Eglise, avait per­mis de défendre l’autonomie du Saint Siège au tra­vers du petit Etat du Vati­can et avait sou­te­nu des valeurs tra­di­tion­nelles avec les­quelles ils étaient sub­stan­tiel­le­ment en accord. Les catho­liques consi­dé­raient éga­le­ment que le mou­ve­ment de Mus­so­li­ni avait évi­té en Ita­lie une pos­sible révo­lu­tion bol­che­vique dans les années 1919–1921.

Après ces pré­ci­sions sur la situa­tion géné­rale de l’Italie à cette époque-là, pou­vez-vous nous expli­quer quel fut le rôle de Rober­to Ron­ca ?
La figure de Rober­to Ron­ca (1901–1977) s’insère dans le cadre com­plexe que je viens de décrire. Ordon­né prêtre après un diplôme d’ingénierie obte­nu à la Sapien­za à l’âge de 23 ans, il entra en 1928 au Sémi­naire romain dont il devint rapi­de­ment, du fait de ses dons par­ti­cu­liers d’organisateur, le vice-rec­teur. Assis­tant du cercle romain de la Fédé­ra­tion des uni­ver­si­taires catho­liques ita­liens (FUCI), il fut, de 1931 à 1948, rec­teur du Capra­ni­ca (le Sémi­naire romain) et, durant deux ans (1931–1933), assis­tant natio­nal de la FUCI. A cette place il rem­pla­ça Gio­van­ni Bat­tis­ta Mon­ti­ni, le futur pape Paul VI, ce qui fut un motif de dis­pute avec l’aile pro­gres­siste du mou­ve­ment catho­lique, sur­tout parce que le futur pon­tife repré­sen­tait déjà la culture catho­li­co-pro­gres­siste, contre laquelle Ron­ca en appe­lait au magis­tère tra­di­tion­nel de l’Eglise. Au sujet de Mgr Ron­ca, il est inté­res­sant de lire l’ouvrage de Giu­seppe Brien­za, Iden­ti­tà cat­to­li­ca e anti­co­mu­nis­mo nell’Italia del dopo­guer­ra. La figu­ra e l’opera di mons. Rober­to Ron­ca ((. Edi­tions D’Ettoris, Cro­tone, 2008, 243 p.)) , qui est la seule étude qui lui ait été spé­ci­fi­que­ment consa­crée.
Au cours des mois durant les­quels la capi­tale ita­lienne a été occu­pée par les Alle­mands, Mgr Ron­ca a ouvert les portes du sémi­naire à tous types de per­sé­cu­tés : nobles romains, repré­sen­tants du Royaume du Sud, poli­ti­ciens anti­fas­cistes, juifs. Ces actions de sou­tien aux per­sé­cu­tés poli­tiques et aux vic­times de la guerre furent mises en place par Rober­to Ron­ca à tra­vers l’association Aiu­to cris­tia­no (aide chré­tienne), l’une des nom­breuses struc­tures créées par lui, qui fut ain­si l’un des orga­ni­sa­teurs catho­liques les plus actifs de l’après-guerre. Il s’agissait d’aides éco­no­miques, maté­rielles et sur­tout spi­ri­tuelles envers des familles indi­gentes et qui se trou­vaient dans le besoin. A tra­vers de telles aides, Mgr Ron­ca menait éga­le­ment une intense action de sen­si­bi­li­sa­tion spi­ri­tuelle et poli­tique. De nom­breux contacts furent pris avec les milieux démo­crates-chré­tiens modé­rés et conser­va­teurs, et sur­tout avec le mou­ve­ment L’Uomo qua­lunque ((. Le par­ti de l’homme quel­conque, don­nant son nom à l’attitude de rejet du sys­tème poli­ti­cien appe­lée qua­lun­quis­mo.))  de Gugliel­mo Gian­ni­ni, qui eut à ce moment-là, entre 1944 et 1946, une impor­tante fonc­tion d’intégration des ex-fas­cistes et de ceux qui n’étaient pas repré­sen­tés dans le comi­té de libé­ra­tion natio­nale (CLN), qui regrou­pait presque toutes les forces poli­tiques qui exis­taient alors. Gian­ni­ni n’avait pas, dans les faits, une posi­tion pro­fas­ciste, au contraire il avait long­temps cri­ti­qué le régime. Il sou­te­nait plu­tôt une posi­tion iden­tique à celle de plu­sieurs intel­lec­tuels de cette époque et que l’on peut résu­mer en disant qu’ils étaient anti-anti­fas­cistes.
Mgr Ron­ca eut un rôle déter­mi­nant dans l’accueil du grand rab­bin de Rome, Israël Zol­li, au moment de sa conver­sion en 1944 – à l’occasion de laquelle il tro­qua son pré­nom Israël contre celui d’Eugène, en l’honneur du pape Pie XII. Ce fut Ron­ca qui per­sua­da De Gas­pe­ri de concé­der à Zol­li la chaire d’hébreu moderne à la Sapien­za, charge qui réso­lut les graves pro­blèmes éco­no­miques de la famille Zol­li, mise au ban de la com­mu­nau­té juive après sa conver­sion au catho­li­cisme.

Mgr Ron­ca agit donc avec ardeur au ser­vice des per­sé­cu­tés de toutes ori­gines, en offrant éga­le­ment un sou­tien spi­ri­tuel à ceux qui en avait besoin, acti­vi­té qui n’est pas poli­tique même si elle a des consé­quences poli­tiques, sur­tout liées à la for­ma­tion des per­sonnes. A‑t-il éga­le­ment agi direc­te­ment en poli­tique ?
Fin 1946, Ron­ca fut pous­sé par Pie XII à mettre en place une orga­ni­sa­tion poli­ti­co-cultu­relle spé­ci­fique afin de faire front à la pro­gres­sion mas­sive – qu’aucun obs­tacle ne sem­blait pou­voir arrê­ter – du PCI. Si Ged­da orga­nise les Comi­tés civiques à par­tir de février 1948, c’est-à-dire très peu de temps avant les élec­tions, Ron­ca consti­tue à l’automne 1946 l’Unione nazio­nale civil­tà ita­li­ca (lit­té­ra­le­ment : Union natio­nale civi­li­sa­tion ita­lique). Il s’agit d’une struc­ture sur laquelle, à part le tra­vail dense et appro­fon­di, déjà cité, de Brien­za, il n’existe pra­ti­que­ment aucune étude. En contact étroit avec des milieux diplo­ma­tiques et poli­tiques amé­ri­cains et avec de larges sec­teurs ecclé­sias­tiques – sur­tout jésuites –, Ron­ca réus­sit à créer un ins­tru­ment impor­tant d’orientation poli­tique et cultu­relle pour les catho­liques. A sa revue Civil­tà ita­li­ca col­la­bo­rèrent diverses per­son­na­li­tés du monde poli­tique ita­lien, toutes favo­rables à une reprise du catho­li­cisme poli­tique à des fins anti-com­mu­nistes. L’objectif était la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment au-delà des par­tis qui serait en mesure de réunir des sym­pa­thi­sants des dif­fé­rents par­tis ou des per­sonnes non ins­crites à un par­ti quel­conque, mais d’accord sur les valeurs tra­di­tion­nelles à défendre et sur la néces­si­té de vaincre le péril com­mu­niste.
Au fur et à mesure des contacts ont été pris avec les dif­fé­rentes for­ma­tions poli­tiques de centre-droit (la Démo­cra­tie chré­tienne, les libé­raux, les monar­chistes) ; d’autres contacts ont été éga­le­ment pris avec le MSI consti­tué depuis peu.
Le rap­port avec le monde catho­lique a été dif­fé­rent et mieux arti­cu­lé. Si, avec Lui­gi Ged­da, les rela­tions ont tou­jours été impré­gnées d’un esprit d’entente étroite (Ron­ca col­la­bo­ra acti­ve­ment avec les Comi­tés civiques dès leur créa­tion), les rap­ports avec l’Action catho­lique furent plus pro­blé­ma­tiques. Quelques-uns de ses repré­sen­tants sup­por­taient mal l’anticommunisme de Ron­ca et pré­fé­raient à l’inverse favo­ri­ser les ten­dances mani­fes­tant plus d’ouverture à l’égard du monde com­mu­niste et socia­liste, sui­vant la ligne de Mon­ti­ni au sein de la Curie, et, dans le laï­cat catho­lique, celle de la Fédé­ra­tion des uni­ver­si­taires catho­liques ita­liens (FUCI). Ron­ca réus­sit à impli­quer dans ses ini­tia­tives des per­son­na­li­tés de la culture catho­lique ita­lienne comme le comte Dal­la Torre, un homme de pre­mier plan, direc­teur de L’Osservatore roma­no, le père Ric­car­do Lom­bar­di, jésuite, sur­nom­mé le « micro­phone de Dieu » du fait de ses inter­ven­tions radio­pho­niques ; des hommes de la finance, comme Oscar Sina­ga­glia et Mot­ta, des poli­ti­ciens ancien­ne­ment fas­cistes comme Ansel­mo Ansel­mi, ancien direc­teur géné­ral des cor­po­ra­tions ; de nom­breux uni­ver­si­taires, tels Ita­lo Mario Sac­co, spé­cia­liste du syn­di­ca­lisme et du droit consti­tu­tion­nel, le juriste Pie­tro Vac­ca­ri et les his­to­riens Rodol­fo de Mat­tei et Pier Sil­ve­rio Leicht ; des jour­na­listes comme Aldo Valo­ri et Mario Mis­si­ro­li.

Com­ment se com­por­tait-il avec les hommes qui venaient du fas­cisme et de ses éma­na­tions ?
Il s’agissait, dans une large mesure, d’une récu­pé­ra­tion, en des termes intel­li­gem­ment poli­tiques, de nom­breuses per­son­na­li­tés du régime pas­sé, les­quelles appor­taient à Ron­ca une impor­tante tra­di­tion d’expérience poli­tique et pro­fes­sion­nelle, sur­tout dans le champ de la repré­sen­ta­ti­vi­té poli­tique. Les nom­breuses inter­ven­tions sur le cor­po­ra­tisme – doc­trine qui était cen­trale dans la tra­di­tion catho­lique et qui ris­quait alors de dis­pa­raître du fait de l’expérience fas­ciste récente – ten­daient à démon­trer que Ron­ca cher­chait à poser le pro­blème des par­tis en élar­gis­sant le dis­cours aux caté­go­ries éco­no­miques. En d’autres termes, il s’agissait de dépas­ser le cli­mat de lutte des classes par la théo­rie de la col­la­bo­ra­tion entre les groupes et de rete­nir le fait que la doc­trine sociale catho­lique conte­nait des élé­ments fon­da­men­taux per­met­tant d’éviter que la conflic­tua­li­té sociale se déverse dans la poli­tique, avec des consé­quences néfastes du point de vue social et pré­ju­di­ciables pour une démo­cra­tie orga­nique.
Dans le même temps, il cher­chait à contraindre la Démo­cra­tie chré­tienne à adop­ter une ligne dif­fé­rente à l’égard de la repré­sen­ta­tion poli­tique : non plus la pure et simple option poli­tique, mais une repré­sen­ta­tion qui se fon­de­rait sur les « corps inter­mé­diaires », ces struc­tures situées entre l’Etat et les citoyens et qui ont tou­jours consti­tué un point majeur de la doc­trine sociale chré­tienne. Dans la vision de Civil­tà ita­li­ca, le modèle cor­po­ra­tif non seule­ment s’exprimait dans la dis­ci­pline des rap­ports de tra­vail ou dans la vision de la fonc­tion sociale de la pro­prié­té pri­vée, mais il impli­quait le sys­tème poli­tique lui-même, avec un nou­veau modèle de repré­sen­ta­tion qui se récla­mait d’une cer­taine manière de cette « démo­cra­tie orga­nique » qui avait été la base du sys­tème poli­tique de l’Estado novo de Sala­zar et, dans une moindre mesure, de l’Espagne fran­quiste et de l’Autriche de Doll­fuss.
Alber­to Cana­let­ti Gau­den­ti, pro­fes­seur de sta­tis­tiques et de socio­lo­gie dans dif­fé­rentes uni­ver­si­tés pon­ti­fi­cales, et Giu­seppe Bot­tai ((. G. Bot­tai (1895–1959) : ancien ministre de l’Education du régime fas­ciste, condam­né à mort au pro­cès de Vérone (jan­vier 1944), sous-offi­cier dans la Légion étran­gère jusqu’en 1948, il revient en Ita­lie en 1953 où il s’efforce de pro­mou­voir une droite indé­pen­dante du MSI.))  col­la­bo­rèrent à Civil­tà ita­li­ca et consti­tuèrent d’importantes réfé­rences pour la pen­sée soli­da­riste chré­tienne anti-com­mu­niste. Autres sujets appro­fon­dis dans la revue et par le mou­ve­ment de Ron­ca : le cen­tra­lisme de la poli­tique agri­cole, l’intangibilité du sys­tème concor­da­taire, la poli­tique en faveur de la famille, le pro­blème du droit de grève et la néces­si­té de sa régu­la­tion par la loi, la ques­tion uni­ver­si­taire, pour laquelle Ron­ca pro­fi­ta de la col­la­bo­ra­tion de Camil­lo Pel­liz­zi, ancien pré­sident de l’Institut natio­nal de culture fas­ciste et, après la guerre, pre­mier titu­laire d’une chaire de socio­lo­gie à l’université ita­lienne.

Com­ment sa ten­ta­tive d’influencer le monde catho­lique ita­lien et sur­tout la poli­tique des catho­liques ita­liens a‑t-elle été per­çue par l’Eglise ?
L’action de Civil­tà ita­li­ca a duré jusqu’au milieu des années cin­quante et impli­qué toutes les forces anti­com­mu­nistes. Scep­tique comme Ged­da à l’égard de De Gas­pe­ri, Ron­ca a cher­ché, jusqu’en 1946, à contre­car­rer la créa­tion d’un par­ti unique des catho­liques. Ce que Ron­ca – comme Ged­da – crai­gnait, c’était la pos­si­bi­li­té que la Démo­cra­tie chré­tienne réus­sisse (comme cela s’est pro­duit ensuite) à gérer par le centre de l’échiquier poli­tique les rap­ports avec la droite et la gauche de manière simul­ta­née, en fai­sant voler en éclats l’opposition de prin­cipe au com­mu­nisme.
L’idée de De Gas­pe­ri d’une Démo­cra­tie chré­tienne enten­due comme un par­ti du centre qui regarde à gauche, selon l’expression bien connue, finis­sait bien loin du pro­jet de Ron­ca et Ged­da, qui, à l’inverse, pré­voyaient un robuste ancrage au centre en tant qu’alternative à la poli­tique de Togliat­ti. En outre, la pré­sence, au sein de la Démo­cra­tie chré­tienne, d’un impor­tant cou­rant pro­gres­siste avec lequel De Gas­pe­ri dut régler ses comptes, empê­chait le déve­lop­pe­ment d’une poli­tique atlan­tiste sérieuse et modé­rée. C’est aus­si pour atté­nuer le poids de la gauche de la Démo­cra­tie chré­tienne que Ron­ca misa davan­tage sur des milieux dif­fé­rents, afin de créer une ossa­ture modé­rée en mesure de mettre hors d’état de nuire le PCI et ses alliés, plus ou moins visibles.
Dans cette stra­té­gie, Ron­ca était d’accord avec d’éminents repré­sen­tants de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, à com­men­cer par le car­di­nal Otta­via­ni. On peut éga­le­ment consi­dé­rer comme sûr le fait que le sou­tien du pape lui était acquis sur ces sujets. Ron­ca prit tou­te­fois quelques contacts avec la droite démo­crate-chré­tienne, par le biais de per­son­nages mineurs. L’un des motifs de son échec a été l’impossibilité d’impliquer une per­son­na­li­té signi­fi­ca­tive dans cette ten­ta­tive : d’un côté du fait du poids cha­ris­ma­tique de De Gas­pe­ri et de sa répu­ta­tion inter­na­tio­nale – qui avait indu­bi­ta­ble­ment fait la dif­fé­rence avec de nom­breux diri­geants de son par­ti – mais, de l’autre, à cause du risque redou­té éga­le­ment par la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, que la fin du col­la­té­ra­lisme ((. Col­la­té­ra­lisme : asso­cia­tion « comme allant de soi » entre les inté­rêts catho­liques défen­dus par le cler­gé et le par­ti démo­crate-chré­tien, se tra­dui­sant en pra­tique par l’obligation faite aux catho­liques de voter pour les can­di­dats de celui-ci.))  puisse avoir pour consé­quence l’affaiblissement irré­mé­diable de la Démo­cra­tie chré­tienne, ce qui aurait consti­tué un grand avan­tage pour le PCI. Une telle indé­ci­sion de la part des milieux poli­tiques et ecclé­sias­tiques empê­cha qu’une quel­conque ini­tia­tive poli­tique puisse abou­tir, à com­men­cer par celle qui fut impro­pre­ment nom­mée « opé­ra­tion Stur­zo ».

Com­ment cette « opé­ra­tion Stur­zo » a‑t-elle pris sa place dans ce contexte ? Eut-elle un quel­conque effet concret ?
Lorsqu’au prin­temps 1952, le suc­cès de la Démo­cra­tie chré­tienne appa­rut comme peu pro­bable aux proches élec­tions régio­nales romaines, du fait de l’hémorragie de votes vers la droite qui s’était déjà mani­fes­tée lors des élec­tions de l’année pré­cé­dente au Sud de l’Italie, Pie XII fit l’hypothèse d’une union des forces anti­com­mu­nistes en mesure de bar­rer la route à la plus que pro­bable vic­toire des gauches. Le met­teur en scène de l’opération fut Lui­gi Ged­da, mais Ron­ca joua éga­le­ment un rôle qui ne fut pas indif­fé­rent, sur­tout quant aux contacts pris avec les milieux du Mou­ve­ment social ita­lien, dans lequel, après la défaite interne de Gior­gio Almi­rante, les modé­rés avaient pris l’avantage. N’étant plus aus­si étroi­te­ment lié aux mythes de la Répu­blique sociale ita­lienne, le MSI de De Mar­sa­nich et Miche­li­ni s’efforçait de construire la « grande droite », dont le monde catho­lique consti­tuait une part impor­tante. Les dis­cus­sions de Ron­ca avec Edmon­do Cione condui­sirent à la rédac­tion d’un docu­ment, dans lequel ce phi­lo­sophe napo­li­tain affir­mait que le MSI était un par­ti catho­lique et qu’il pou­vait donc être impli­qué dans la stra­té­gie catho­lique contre le com­mu­nisme. Ce docu­ment, qui sera publié dans le pro­chain numé­ro des Anna­li del­la Fon­da­zione Ugo Spi­ri­to, sous la direc­tion de Giu­seppe Brien­za, confir­mait la stra­té­gie de Ron­ca, qui avait aus­si sol­li­ci­té la col­la­bo­ra­tion de Van­ni Teo­do­ra­ni, neveu de Mus­so­li­ni et repré­sen­tant par­mi les plus actifs, avec Cara­don­na, de la com­po­sante phi­lo-catho­lique du MSI. Ged­da essayait de réunir les dif­fé­rentes âmes modé­rées de l’anticommunisme romain, mais le veto de De Gas­pe­ri et la menace des par­tis laïcs d’ouvrir une crise de gou­ver­ne­ment ont blo­qué l’opération qui, dans ses der­niers jours, a été confiée à Don Stur­zo – avec lequel Ron­ca entre­te­nait d’excellents rap­ports –, lequel ne put rien faire d’autre que de renon­cer au pro­jet. Mar­gi­na­li­sé dans la seconde moi­tié des années soixante, Ron­ca a été rapi­de­ment oublié, témoin encom­brant d’un anti­com­mu­nisme qui n’abandonnait pas la tra­di­tion catho­lique et qui cher­chait à don­ner une âme spi­ri­tuelle et cultu­relle à un monde catho­lique qui, à par­tir de ce moment-là, ne cher­che­ra plus à pré­ci­ser son iden­ti­té poli­tique propre ni à la défendre.