Danilo Castellano, dans son livre De christiana Republica (ESI, Naples, 2004), avait décrit l’action de Carlo Francesco D’Agostino, fondateur du Centre politique italien, en 1943, qui avait tenté d’éviter, après l’effondrement inéluctable du régime fasciste, un basculement dans le pire retour au régime libéral préfasciste. Cette tentative, très exigeante du point de vue de la fidélité théorique aux enseignements pontificaux en matière politique depuis Léon XIII, fut disqualifiée suite aux efforts des milieux cléricalo-politiques du Vatican, spécialement autour du Substitut aux Affaires ordinaires, G. B. Montini (futur Paul VI), d’avance acquis à la solution De Gasperi, que désirait imposer le gouvernement d’occupation américain.
La tentative qui est présentée ici, grâce à la bienveillance de l’historien Giuseppe Parlato, actuel directeur de la Fondation Ugo Spirito à Rome, a emprunté une voie plus pragmatique que la précédente, destinée à éviter, par un jeu d’alliances, le danger communiste sans toutefois jouer la carte De Gasperi, envers qui Pie XII nourrissait les plus grandes réserves.
Catholica – Durant l’après-guerre, en Italie, des personnalités importantes ont lutté et agi, mais comme ils étaient les témoins ou les représentants d’idées et de mouvements que l’on a voulu oublier, on en parle peu, en dépit des enseignements que l’on peut tirer de leurs actions ou de leurs échecs. Parmi celles-ci se trouve un ecclésiastique, Mgr Roberto Ronca (1901–1977). Pouvez-vous nous expliquer quel fut son rôle à cette époque ?
Giuseppe Parlato – La situation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Italie était particulièrement complexe. La guerre de libération s’était transformée en différentes parties du Nord de l’Italie en une guerre privée du parti communiste italien (PCI), menée non seulement contre les fascistes et les Allemands, mais aussi contre les « ennemis du peuple » potentiels, ceux qui auraient pu constituer un obstacle à l’accès du PCI au pouvoir. De ce fait, à partir du 25 avril 1945, en Emilie, dans le Piémont, en Vénétie, en Ligurie et en Lombardie, se déchaîna une véritable chasse au fasciste, ce dernier étant identifié alternativement au prêtre, au propriétaire terrien, au partisan non communiste, au dirigeant d’usine ou au journaliste non conformiste.
On estime qu’entre avril et juillet 1945 pas moins de vingt mille personnes ont été tuées dans des embuscades ou suite à des « jugements » rendus par des « tribunaux du peuple » improvisés. Il faut y ajouter dix mille autres qui ont été tués à Trieste, en Istrie, à Fiume et en Dalmatie (dans des territoires italiens occupés par les troupes communistes de Tito), par le système des foibe ((. Profonds gouffres des zones karstiques de l’Istrie dans lesquels furent précipités un grand nombre de prétendus ennemis du peuple.)) , par noyade dans la mer, ou encore du fait de la faim et de la violence qui régnaient dans les épouvantables camps de la Yougoslavie communiste. Au total, ce ne sont pas moins de 30.000 Italiens qui ont été éliminés après la Libération.
Comment a réagi le monde catholique, qui ne constituait pas un bloc et était traversé de courants divers ?
Cette situation n’a pas manqué de préoccuper le monde catholique, surtout à Rome, où l’on avait cherché à défendre, dans les séminaires et les couvents, tout d’abord les antifascistes face à la persécution fasciste et allemande, puis les fascistes face aux persécutions antifascistes. Nombreux avaient été les prêtres assassinés, les partisans démocrates-chrétiens qui avaient payé de leur vie la cohérence avec leurs propres idées et leur autonomie organisationnelle et politique, victimes des Brigades Garibaldi, la structure d’action partisane communiste.
Ce n’est qu’avec beaucoup de retard qu’on a commencé à faire pleinement la lumière, sur le plan historique, sur la guerre du PCI contre les partisans anticommunistes, rompant ainsi l’omerta qui portait à considérer comme unitaire et unanime la lutte partisane, comme voulait la présenter la traditionnelle vulgate antifasciste.
De nombreux intellectuels comme, par exemple, Augusto Del Noce, Indro Montanelli ou Giovannino Guareschi, exprimèrent dès les lendemains de la fin du conflit leur forte préoccupation face à l’influence du PCI sur l’esprit de la Résistance et soulignèrent le risque de faire d’une lutte unifiée contre le nazisme une épopée du PCI. On commença à remarquer qu’antifascisme n’était pas nécessairement synonyme de démocratie : si tous les démocrates étaient antifascistes, tous les antifascistes n’étaient pas forcément démocrates.
En outre, pour les catholiques se posait un problème politique de liberté : le projet communiste prévoyait explicitement l’adhésion au modèle politique, économique et social de l’Union soviétique. Toute collaboration avec le PCI signifiait contribuer à renforcer et à développer, même indirectement, la stratégie du secrétaire du PCI, Togliatti. Il s’agissait d’une responsabilité morale forte qui a conduit Rome à souligner l’erreur de ceux qui avaient donné vie au mouvement des « catholiques communistes » au lendemain de la fin de la guerre.
A ces considérations de caractère idéologique s’ajoutaient celles de dimension géopolitique. Le PCI soutenait un positionnement neutre de l’Italie par rapport aux deux blocs. Cette position, assez ambiguë, était tenue au nom de la défense de la paix, en accord avec le Kremlin ; elle cachait en réalité une stratégie de rapprochement progressif et sournois en direction des positions de l’URSS, visant à court terme à faire sortir l’Italie de l’alliance avec les Etats-Unis.
Tous ces éléments mirent en évidence la nécessité, dans le monde catholique, de défendre une autonomie doctrinale et politique propre sous différentes formes, surtout à partir du moment où la guerre froide devenait évidente et où grandissait le climat d’affrontement. Cette défense s’est traduite sur deux plans, l’un directement politique et l’autre essentiellement ecclésiastique. Le premier est plus direct et électoral, le second est plus stratégique et culturel.
A propos du premier niveau (politique), il faut signaler le dur climat d’opposition qui régnait dans le pays lorsque Alcide De Gasperi, chef du gouvernement italien à partir de décembre 1945, a éloigné du gouvernement, en mai 1947, les communistes et les socialistes, alors unis par un pacte d’unité d’action, entamant ainsi l’importante expérience politique que fut le centrisme, caractérisé par un gouvernement formé par la Démocratie chrétienne, le parti républicain, le parti libéral et le parti social-démocrate. C’est cet ensemble qui a gouverné l’Italie et en a réalisé en bonne partie la reconstruction jusqu’à la fin des années cinquante. En mai 1947 a débuté une longue campagne électorale qui a culminé avec les élections d’avril 1948, au cours desquelles la Démocratie chrétienne a battu à plate couture le PCI et les socialistes en obtenant à elle seule la majorité absolue.
Ce résultat époustouflant, obtenu face à un parti communiste sûr de vaincre, n’aurait pas pu l’être si n’étaient pas intervenus deux facteurs déterminants : l’organisation des Comités civiques par Luigi Gedda, soutenus directement par Pie XII ; la présence dans la campagne électorale de Giovannino Guareschi ((. L’auteur même du fameux Petit monde de don Camillo.)) et de son hebdomadaire Candido, qui invita l’électorat modéré à participer au vote et à croire en la défaite du PCI.
Y eut-il une action directe ou indirecte du clergé ?
La première de ces deux interventions a été, comme on l’a dit, soutenue directement par le Vatican, lequel participa ainsi à l’affrontement de civilisation que représentait la Guerre froide et à la confrontation de deux pôles idéologiques internationalisés.
Dans la perspective des élections que nous venons de mentionner, les catholiques milanais, à l’incitation explicite du cardinal Schuster, et les catholiques turinois, à celle du cardinal Fossati, ont élaboré une stratégie de résistance. Des dépôts d’armes ont été préparés dans les paroisses et dans plusieurs instituts religieux, afin de résister à d’éventuelles attaques communistes. Un climat particulièrement tendu régnait dans toute l’Italie, dans les grandes villes comme dans les campagnes. Dans beaucoup de cas, les carabiniers reçurent l’ordre de mobiliser les ex-fascistes – souvent encore en fuite car recherchés – dans le but de lutter contre les communistes, dans le cas où le PCI aurait décidé de réagir par la force à un mauvais résultat électoral.Ces moyens ne furent pas utilisés mais la stratégie consistant à employer d’anciens fascistes à des fins anticommunistes reste dans l’histoire des premières années de la République un élément constant. Les Américains l’avaient déjà expérimenté : l’un des chefs de la future CIA en Italie, James Angleton, avait ainsi déjà utilisé des hommes appartenant à des formations fascistes (en particulier la Decima Mas ((. Unité d’élite spécialisée dans les assauts sous-marins, dirigée par le prince Borghese.)) ) pour constituer des noeuds de résistance dans le cas où le PCI aurait décidé de déclencher la guerre civile.
Cette dernière stratégie n’a concerné exclusivement que le monde catholique ecclésiastique parce que, à l’inverse, le monde politique a toujours cherché à éviter le contact officiel avec le parti des ex-fascistes, le Mouvement social italien (MSI), même si, entre 1953 et 1960, en plus d’une occasion, des convergences momentanées ont pu se manifester. D’autre part, pour les catholiques, et en particulier pour le monde ecclésiastique, le souvenir de la collaboration avec le régime fasciste passé était resté bien vif. Aux yeux de nombreux catholiques, le régime avait ouvert la voie à une pacification des relations entre l’Etat et l’Eglise, avait permis de défendre l’autonomie du Saint Siège au travers du petit Etat du Vatican et avait soutenu des valeurs traditionnelles avec lesquelles ils étaient substantiellement en accord. Les catholiques considéraient également que le mouvement de Mussolini avait évité en Italie une possible révolution bolchevique dans les années 1919–1921.
Après ces précisions sur la situation générale de l’Italie à cette époque-là, pouvez-vous nous expliquer quel fut le rôle de Roberto Ronca ?
La figure de Roberto Ronca (1901–1977) s’insère dans le cadre complexe que je viens de décrire. Ordonné prêtre après un diplôme d’ingénierie obtenu à la Sapienza à l’âge de 23 ans, il entra en 1928 au Séminaire romain dont il devint rapidement, du fait de ses dons particuliers d’organisateur, le vice-recteur. Assistant du cercle romain de la Fédération des universitaires catholiques italiens (FUCI), il fut, de 1931 à 1948, recteur du Capranica (le Séminaire romain) et, durant deux ans (1931–1933), assistant national de la FUCI. A cette place il remplaça Giovanni Battista Montini, le futur pape Paul VI, ce qui fut un motif de dispute avec l’aile progressiste du mouvement catholique, surtout parce que le futur pontife représentait déjà la culture catholico-progressiste, contre laquelle Ronca en appelait au magistère traditionnel de l’Eglise. Au sujet de Mgr Ronca, il est intéressant de lire l’ouvrage de Giuseppe Brienza, Identità cattolica e anticomunismo nell’Italia del dopoguerra. La figura e l’opera di mons. Roberto Ronca ((. Editions D’Ettoris, Crotone, 2008, 243 p.)) , qui est la seule étude qui lui ait été spécifiquement consacrée.
Au cours des mois durant lesquels la capitale italienne a été occupée par les Allemands, Mgr Ronca a ouvert les portes du séminaire à tous types de persécutés : nobles romains, représentants du Royaume du Sud, politiciens antifascistes, juifs. Ces actions de soutien aux persécutés politiques et aux victimes de la guerre furent mises en place par Roberto Ronca à travers l’association Aiuto cristiano (aide chrétienne), l’une des nombreuses structures créées par lui, qui fut ainsi l’un des organisateurs catholiques les plus actifs de l’après-guerre. Il s’agissait d’aides économiques, matérielles et surtout spirituelles envers des familles indigentes et qui se trouvaient dans le besoin. A travers de telles aides, Mgr Ronca menait également une intense action de sensibilisation spirituelle et politique. De nombreux contacts furent pris avec les milieux démocrates-chrétiens modérés et conservateurs, et surtout avec le mouvement L’Uomo qualunque ((. Le parti de l’homme quelconque, donnant son nom à l’attitude de rejet du système politicien appelée qualunquismo.)) de Guglielmo Giannini, qui eut à ce moment-là, entre 1944 et 1946, une importante fonction d’intégration des ex-fascistes et de ceux qui n’étaient pas représentés dans le comité de libération nationale (CLN), qui regroupait presque toutes les forces politiques qui existaient alors. Giannini n’avait pas, dans les faits, une position profasciste, au contraire il avait longtemps critiqué le régime. Il soutenait plutôt une position identique à celle de plusieurs intellectuels de cette époque et que l’on peut résumer en disant qu’ils étaient anti-antifascistes.
Mgr Ronca eut un rôle déterminant dans l’accueil du grand rabbin de Rome, Israël Zolli, au moment de sa conversion en 1944 – à l’occasion de laquelle il troqua son prénom Israël contre celui d’Eugène, en l’honneur du pape Pie XII. Ce fut Ronca qui persuada De Gasperi de concéder à Zolli la chaire d’hébreu moderne à la Sapienza, charge qui résolut les graves problèmes économiques de la famille Zolli, mise au ban de la communauté juive après sa conversion au catholicisme.
Mgr Ronca agit donc avec ardeur au service des persécutés de toutes origines, en offrant également un soutien spirituel à ceux qui en avait besoin, activité qui n’est pas politique même si elle a des conséquences politiques, surtout liées à la formation des personnes. A‑t-il également agi directement en politique ?
Fin 1946, Ronca fut poussé par Pie XII à mettre en place une organisation politico-culturelle spécifique afin de faire front à la progression massive – qu’aucun obstacle ne semblait pouvoir arrêter – du PCI. Si Gedda organise les Comités civiques à partir de février 1948, c’est-à-dire très peu de temps avant les élections, Ronca constitue à l’automne 1946 l’Unione nazionale civiltà italica (littéralement : Union nationale civilisation italique). Il s’agit d’une structure sur laquelle, à part le travail dense et approfondi, déjà cité, de Brienza, il n’existe pratiquement aucune étude. En contact étroit avec des milieux diplomatiques et politiques américains et avec de larges secteurs ecclésiastiques – surtout jésuites –, Ronca réussit à créer un instrument important d’orientation politique et culturelle pour les catholiques. A sa revue Civiltà italica collaborèrent diverses personnalités du monde politique italien, toutes favorables à une reprise du catholicisme politique à des fins anti-communistes. L’objectif était la constitution d’un mouvement au-delà des partis qui serait en mesure de réunir des sympathisants des différents partis ou des personnes non inscrites à un parti quelconque, mais d’accord sur les valeurs traditionnelles à défendre et sur la nécessité de vaincre le péril communiste.
Au fur et à mesure des contacts ont été pris avec les différentes formations politiques de centre-droit (la Démocratie chrétienne, les libéraux, les monarchistes) ; d’autres contacts ont été également pris avec le MSI constitué depuis peu.
Le rapport avec le monde catholique a été différent et mieux articulé. Si, avec Luigi Gedda, les relations ont toujours été imprégnées d’un esprit d’entente étroite (Ronca collabora activement avec les Comités civiques dès leur création), les rapports avec l’Action catholique furent plus problématiques. Quelques-uns de ses représentants supportaient mal l’anticommunisme de Ronca et préféraient à l’inverse favoriser les tendances manifestant plus d’ouverture à l’égard du monde communiste et socialiste, suivant la ligne de Montini au sein de la Curie, et, dans le laïcat catholique, celle de la Fédération des universitaires catholiques italiens (FUCI). Ronca réussit à impliquer dans ses initiatives des personnalités de la culture catholique italienne comme le comte Dalla Torre, un homme de premier plan, directeur de L’Osservatore romano, le père Riccardo Lombardi, jésuite, surnommé le « microphone de Dieu » du fait de ses interventions radiophoniques ; des hommes de la finance, comme Oscar Sinagaglia et Motta, des politiciens anciennement fascistes comme Anselmo Anselmi, ancien directeur général des corporations ; de nombreux universitaires, tels Italo Mario Sacco, spécialiste du syndicalisme et du droit constitutionnel, le juriste Pietro Vaccari et les historiens Rodolfo de Mattei et Pier Silverio Leicht ; des journalistes comme Aldo Valori et Mario Missiroli.
Comment se comportait-il avec les hommes qui venaient du fascisme et de ses émanations ?
Il s’agissait, dans une large mesure, d’une récupération, en des termes intelligemment politiques, de nombreuses personnalités du régime passé, lesquelles apportaient à Ronca une importante tradition d’expérience politique et professionnelle, surtout dans le champ de la représentativité politique. Les nombreuses interventions sur le corporatisme – doctrine qui était centrale dans la tradition catholique et qui risquait alors de disparaître du fait de l’expérience fasciste récente – tendaient à démontrer que Ronca cherchait à poser le problème des partis en élargissant le discours aux catégories économiques. En d’autres termes, il s’agissait de dépasser le climat de lutte des classes par la théorie de la collaboration entre les groupes et de retenir le fait que la doctrine sociale catholique contenait des éléments fondamentaux permettant d’éviter que la conflictualité sociale se déverse dans la politique, avec des conséquences néfastes du point de vue social et préjudiciables pour une démocratie organique.
Dans le même temps, il cherchait à contraindre la Démocratie chrétienne à adopter une ligne différente à l’égard de la représentation politique : non plus la pure et simple option politique, mais une représentation qui se fonderait sur les « corps intermédiaires », ces structures situées entre l’Etat et les citoyens et qui ont toujours constitué un point majeur de la doctrine sociale chrétienne. Dans la vision de Civiltà italica, le modèle corporatif non seulement s’exprimait dans la discipline des rapports de travail ou dans la vision de la fonction sociale de la propriété privée, mais il impliquait le système politique lui-même, avec un nouveau modèle de représentation qui se réclamait d’une certaine manière de cette « démocratie organique » qui avait été la base du système politique de l’Estado novo de Salazar et, dans une moindre mesure, de l’Espagne franquiste et de l’Autriche de Dollfuss.
Alberto Canaletti Gaudenti, professeur de statistiques et de sociologie dans différentes universités pontificales, et Giuseppe Bottai ((. G. Bottai (1895–1959) : ancien ministre de l’Education du régime fasciste, condamné à mort au procès de Vérone (janvier 1944), sous-officier dans la Légion étrangère jusqu’en 1948, il revient en Italie en 1953 où il s’efforce de promouvoir une droite indépendante du MSI.)) collaborèrent à Civiltà italica et constituèrent d’importantes références pour la pensée solidariste chrétienne anti-communiste. Autres sujets approfondis dans la revue et par le mouvement de Ronca : le centralisme de la politique agricole, l’intangibilité du système concordataire, la politique en faveur de la famille, le problème du droit de grève et la nécessité de sa régulation par la loi, la question universitaire, pour laquelle Ronca profita de la collaboration de Camillo Pellizzi, ancien président de l’Institut national de culture fasciste et, après la guerre, premier titulaire d’une chaire de sociologie à l’université italienne.
Comment sa tentative d’influencer le monde catholique italien et surtout la politique des catholiques italiens a‑t-elle été perçue par l’Eglise ?
L’action de Civiltà italica a duré jusqu’au milieu des années cinquante et impliqué toutes les forces anticommunistes. Sceptique comme Gedda à l’égard de De Gasperi, Ronca a cherché, jusqu’en 1946, à contrecarrer la création d’un parti unique des catholiques. Ce que Ronca – comme Gedda – craignait, c’était la possibilité que la Démocratie chrétienne réussisse (comme cela s’est produit ensuite) à gérer par le centre de l’échiquier politique les rapports avec la droite et la gauche de manière simultanée, en faisant voler en éclats l’opposition de principe au communisme.
L’idée de De Gasperi d’une Démocratie chrétienne entendue comme un parti du centre qui regarde à gauche, selon l’expression bien connue, finissait bien loin du projet de Ronca et Gedda, qui, à l’inverse, prévoyaient un robuste ancrage au centre en tant qu’alternative à la politique de Togliatti. En outre, la présence, au sein de la Démocratie chrétienne, d’un important courant progressiste avec lequel De Gasperi dut régler ses comptes, empêchait le développement d’une politique atlantiste sérieuse et modérée. C’est aussi pour atténuer le poids de la gauche de la Démocratie chrétienne que Ronca misa davantage sur des milieux différents, afin de créer une ossature modérée en mesure de mettre hors d’état de nuire le PCI et ses alliés, plus ou moins visibles.
Dans cette stratégie, Ronca était d’accord avec d’éminents représentants de la hiérarchie ecclésiastique, à commencer par le cardinal Ottaviani. On peut également considérer comme sûr le fait que le soutien du pape lui était acquis sur ces sujets. Ronca prit toutefois quelques contacts avec la droite démocrate-chrétienne, par le biais de personnages mineurs. L’un des motifs de son échec a été l’impossibilité d’impliquer une personnalité significative dans cette tentative : d’un côté du fait du poids charismatique de De Gasperi et de sa réputation internationale – qui avait indubitablement fait la différence avec de nombreux dirigeants de son parti – mais, de l’autre, à cause du risque redouté également par la hiérarchie ecclésiastique, que la fin du collatéralisme ((. Collatéralisme : association « comme allant de soi » entre les intérêts catholiques défendus par le clergé et le parti démocrate-chrétien, se traduisant en pratique par l’obligation faite aux catholiques de voter pour les candidats de celui-ci.)) puisse avoir pour conséquence l’affaiblissement irrémédiable de la Démocratie chrétienne, ce qui aurait constitué un grand avantage pour le PCI. Une telle indécision de la part des milieux politiques et ecclésiastiques empêcha qu’une quelconque initiative politique puisse aboutir, à commencer par celle qui fut improprement nommée « opération Sturzo ».
Comment cette « opération Sturzo » a‑t-elle pris sa place dans ce contexte ? Eut-elle un quelconque effet concret ?
Lorsqu’au printemps 1952, le succès de la Démocratie chrétienne apparut comme peu probable aux proches élections régionales romaines, du fait de l’hémorragie de votes vers la droite qui s’était déjà manifestée lors des élections de l’année précédente au Sud de l’Italie, Pie XII fit l’hypothèse d’une union des forces anticommunistes en mesure de barrer la route à la plus que probable victoire des gauches. Le metteur en scène de l’opération fut Luigi Gedda, mais Ronca joua également un rôle qui ne fut pas indifférent, surtout quant aux contacts pris avec les milieux du Mouvement social italien, dans lequel, après la défaite interne de Giorgio Almirante, les modérés avaient pris l’avantage. N’étant plus aussi étroitement lié aux mythes de la République sociale italienne, le MSI de De Marsanich et Michelini s’efforçait de construire la « grande droite », dont le monde catholique constituait une part importante. Les discussions de Ronca avec Edmondo Cione conduisirent à la rédaction d’un document, dans lequel ce philosophe napolitain affirmait que le MSI était un parti catholique et qu’il pouvait donc être impliqué dans la stratégie catholique contre le communisme. Ce document, qui sera publié dans le prochain numéro des Annali della Fondazione Ugo Spirito, sous la direction de Giuseppe Brienza, confirmait la stratégie de Ronca, qui avait aussi sollicité la collaboration de Vanni Teodorani, neveu de Mussolini et représentant parmi les plus actifs, avec Caradonna, de la composante philo-catholique du MSI. Gedda essayait de réunir les différentes âmes modérées de l’anticommunisme romain, mais le veto de De Gasperi et la menace des partis laïcs d’ouvrir une crise de gouvernement ont bloqué l’opération qui, dans ses derniers jours, a été confiée à Don Sturzo – avec lequel Ronca entretenait d’excellents rapports –, lequel ne put rien faire d’autre que de renoncer au projet. Marginalisé dans la seconde moitié des années soixante, Ronca a été rapidement oublié, témoin encombrant d’un anticommunisme qui n’abandonnait pas la tradition catholique et qui cherchait à donner une âme spirituelle et culturelle à un monde catholique qui, à partir de ce moment-là, ne cherchera plus à préciser son identité politique propre ni à la défendre.