La sécularisation de la Catalogne
Il ne faut pas non plus oublier que nous assistons à cette époque à la naissance en Espagne de l’Etat moderne, phénomène nouveau qui s’avérera décisif pour la transformation de la société. Faible encore au début du XIXe siècle, la spoliation des biens ecclésiastiques suppose un saut qualitatif dans son développement. Tandis qu’on réussissait à financer la création de la nouvelle machine bureaucratique et des campagnes militaires, et que se nouaient des complicités avec quelques élites qui, bénéficiant de la spoliation, lièrent leur chance à celle du régime libéral, l’Eglise catholique était affaiblie et repoussée de son rôle social principal. L’expulsion des ordres religieux et le développement progressif mené par l’Etat de l’éducation populaire constituent d’autres jalons de cette transformation fondamentale. A partir de ces fondements, le XXe siècle sera tout entier une démonstration du pouvoir implacable de l’Etat libéral à même de transformer les consciences, en ayant recours à des moyens croissants et toujours plus sophistiqués et efficaces.
La genèse du nationalisme
Pour comprendre la genèse du nationalisme catalan, il nous faut nous placer dans ce cadre historique de l’apparition et du développement de l’Etat moderne, qui compte parmi ses traits caractéristiques un centralisme particulièrement accentué. C’est dans ce contexte, l’alternative du carlisme traditionnel ayant été défaite par les armes, que va prendre corps en Catalogne une nouvelle voie de substitution, celle du nationalisme, qui maintiendra une apparence plus traditionnelle dans des débuts hésitants, mais qui très rapidement montrera son caractère romantique et libéral. Commence ainsi une époque dans laquelle nous continuons de nous trouver, qui est le théâtre de rivalités entre égaux : un libéralisme centralisé contre un libéralisme séparatiste, un nationalisme qui affronte l’autre, avec les dynamiques de polarisation que cela implique. D’une manière inédite dans l’histoire de l’Espagne, organisée selon une convergence naturelle des peuples qui la composent, s’ouvre alors au sein même du libéralisme la dialectique entre séparatistes et séparateurs (lesquels excitent les tendances séparatistes par leur centralisme absolu). Si les différences historiques, de langues, d’institutions, de lois et de coutumes politiques étaient auparavant considérées comme les différentes expressions d’une même appartenance espagnole dirigées vers une fin qui était le plus souvent apostolique, l’hégémonie libérale détruit cette conception et la remplace par une attitude de mépris et de défiance devant ce qui est authentiquement catalan, attitude qui naît de l’absolutisme rationaliste ou de l’idéologie jacobine de l’uniformité, tous deux étrangers à la tradition culturelle espagnole. L’attitude symétrique anti-espagnole dans laquelle le nationalisme catalan a fait son nid a la même origine idéologique et, par conséquent, provoque une situation sans issue qui perdurera tout au long du XXe siècle.
Comme nous l’avons indiqué, il n’y a qu’un pas de ce nationalisme initial aux terres de l’esprit romantique, coloré en cette occasion de ce qu’on pourrait appeler le ressentiment du vaincu. L’impact du romantisme en Catalogne est complexe ; on indiquera ici simplement, à la suite de Francisco Canals ((. Francisco Canals Vidal, Política española : pasado y futuro, Acervo, Barcelone, 1977.)) , la contradiction apparente d’une Renaixença (renaissance) culturelle catalane, moyen de diffusion du romantisme, qui provient d’une école dans laquelle l’intégration littéraire castillane de la Catalogne est parfaite. Un regard plus attentif fera découvrir que ces romantiques libéraux, méprisant un passé catalan très clairement catholique, adoptent l’intégration castillane comme moyen pour être « modernes » ; une fois cette phase dépassée, ils persisteront dans leur modernité, mais cette fois en affirmant une nouvelle catalanité, artificielle et idéologique, qui, progressivement, supplantera l’ancienne identité traditionnelle et catholique de la Catalogne. Parfois, cette nouvelle identité récupérera à son compte des symboles de l’ancienne ; en d’autres occasions, lorsque ceux-ci résisteront à ce changement de leur signification, ils seront directement oubliés et remplacés par d’autres d’un nouveau style. En Catalogne on constate que le romantisme n’apprécie pas vraiment les images du passé qu’il dit exalter, mais en use plutôt de manière sentimentale à des fins profondément révolutionnaires.
Mais le nationalisme, abstraction idéale d’une expérience sociale, celle de l’homme ordinaire qui aime sa patrie, tend à réaliser la synthèse de toutes les idéologies naturalistes en un projet pratique. C’est là que réside sa force : c’est un projet qui se nourrit du désir naturel qu’ont l’être humain et les peuples d’une vie sociale plus juste et complète. Cette vie en commun idéale est alors enfermée dans le terme idéal de « Nation », et se convertit en absolu ; elle devient la référence du sens et de l’identité, la nouvelle conscience, la nouvelle liberté et la nouvelle vérité de l’homme nouveau. Dans cette conception nouvelle de la nation, l’omniprésence des dimensions matérielle, sociale et psychologique devient une possibilité pratique. Ce paganisme de la nation se trouve à la racine de la déchristianisation paganisante de la Catalogne contemporaine. Le nationalisme a servi pour mener à bien l’aspiration qui est celle de toute élite idéologique : transformer ses idées en opinion partagée par tous et en critère de jugement de la réalité, en transformant ainsi de manière révolutionnaire tous les secteurs de la culture. L’extension du culte religieux à la langue et à l’ethnie que favorise le nationalisme — bien que dans certains courts moments de sa phase initiale il ait pu sembler être entre les mains de l’Eglise (ou au moins de certains clercs, souvent bien intentionnés) — a montré son incompatibilité avec la survie de la foi chrétienne d’un peuple. Une fois de plus, on voit que l’on ne peut pas servir deux maîtres (Mt 6, 24). La confusion de l’amour naturel de la patrie et du panthéisme nationaliste a fait de la nouvelle expérience de l’identité catalane un produit idéologique coloré de paganisme et différent dans son essence de l’expérience naturelle antérieure. Le second montra détermination et zèle à éradiquer le premier pour s’y substituer, avec une agressivité variable mais une fin semblable et tenace.
La faiblesse du régime franquiste
Le processus de déchristianisation de la société catalane n’est pas étranger aux causes générales qui expliquent ce même phénomène dans le reste de l’Espagne et dans tout l’Occident. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’action politique constamment menée contre l’Eglise, d’une part, et de l’autre les attitudes de ralliement fondées sur une stratégie de moindre mal conduite par étapes (le moindre mal d’aujourd’hui ouvre la porte à son dépassement par un mal encore plus grand demain, mais susceptible d’être dépassé par celui d’après-demain), ont affaibli progressivement l’influence sociale de l’Eglise. On pourrait penser que la victoire au terme de la guerre civile et l’instauration du régime franquiste auraient pu inverser cette tendance. Cependant, les espoirs annoncés se révélèrent rapidement infondés. Même si l’Eglise joua un rôle important sous le régime franquiste, la réalité est que celui-ci, après d’importants affrontements en son sein, dériva toujours plus vers la technocratie et un libéralisme conservateur, d’ordre, sous l’influence du grand allié de la guerre froide, les Etats-Unis. Etranger aux disputes doctrinales, convaincu de la solidité d’un régime stable et prospère, Franco abandonna le monde de la culture au marxisme, hégémonique dans les universités, éditions et autres lieux culturels. En Catalogne, ce phénomène a été vécu avec une virulence particulière, lorsque le marxisme s’est fondu avec le nationalisme dans ce qui se qualifiait à l’époque de « mouvement de libération nationale ». Comme le soutient Emili Boronat, « en Catalogne, porte d’accès de la culture européenne en Espagne, le mariage apparemment contre-nature du gauchisme et du nationalisme, réunis sous la bannière de la lutte démocratique et antifranquiste, conquit les esprits et les cœurs généreux de beaucoup de jeunes, les écartant en très peu d’années de l’Eglise ».
La décennie des années soixante voit une accélération de ce processus au sein même de l’Eglise. Immergés dans le climat des excès post-conciliaires et profondément complexés face à quelques puissantes forces de gauche, de nombreux catholiques décident de s’unir avec enthousiasme aux idées nouvelles, souvent, avec la foi du converti, et une mauvaise conscience à peine cachée, qui leur font occuper des postes d’avant-garde dans les rangs de celui qui peu avant était leur ennemi déclaré (et sur ce point nous ne parlons pas seulement d’une manière métaphorique). Les institutions éducatives de l’Eglise, fondées et dirigées pour la majorité d’entre elles par des ordres religieux, sont l’un des domaines dans lesquels cette perte d’orientation fut particulièrement rapide. On assista dans ces années à une situation qui perdure jusqu’à aujourd’hui : le monde catholique de l’éducation a abandonné les présupposés qui constituaient le fondement de son action, restant ainsi désarmé face à la pseudo-science moderne et prisonnier d’un complexe d’infériorité. Cette espèce de suicide intellectuel a eu son équivalent spirituel dans l’arrêt brutal des vocations dans la majorité des ordres religieux éducatifs qui, entrés en agonie, et devant une mort certaine, remirent leurs institutions entre les mains de groupes de professeurs et parents dont les références n’étaient déjà plus chrétiennes.